Bodiou, Lydie - Mehl, Véronique (dir.): L’Antiquité écarlate. Le sang des Anciens, 15,5 x 24 cm, 304 p., ISBN : 978-2-7535-5491-7, 22 €
(Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2017)
 
Compte rendu par Isabelle Warin, Université de Zürich
 
Nombre de mots : 2172 mots
Publié en ligne le 2018-07-24
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3238
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          Le présent ouvrage réunit les contributions d’un colloque organisé à Lorient en septembre 2014 sur le thème du sang. La démarche s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche sur l’histoire du corps dans l’Antiquité lancé à l’origine par le laboratoire CRESCAM, qui a été associé depuis lors au laboratoire LAHM (Laboratoire d’Archéologie et Histoire Merlat). Au cours de ces dernières années, le corps a été le sujet d’un nombre important de publications, faisant ainsi l’objet d’une nouvelle réévaluation. Ces études envisageaient le corps soit dans sa totalité, soit à partir de ses parties constituantes. Les contributions réunies ici, aux approches méthodologiques, chronologiques et géographiques très différentes, privilégient un élément particulier du corps : le sang, dont elles abordent la question sous ses aspects les plus divers.

 

         Le sang est omniprésent dans les sources antiques, notamment dans les textes ou les images, mais il laisse assez peu de traces archéologiques. Il s’inscrit dans la pluralité comme l’atteste la diversité des termes antiques employés pour le désigner ou le qualifier dans les langues grecque et latine (haima, cruor, sanguis, sanies). La diversité du sang se manifeste également par le biais du genre : les auteurs distinguent en effet le sang du guerrier et celui des menstruations. Cette distinction joue un rôle important dans la manière de concevoir le monde et de répartir les rôles dans la société antique. Le sang joue ainsi ici non seulement un rôle important dans la dialectique du naturel et du culturel, mais il occupe aussi une place symbolique dans la société que les auteurs s’attachent ici à déterminer. Ces contributions montrent, par ailleurs, la nécessité de définir le corps à partir des sources antiques et non de nos présupposés modernes. Envisager le corps dans sa propre culture, ce qui permet une lecture à la fois historique et anthropologique des différents corps, est une véritable conquête de l’historiographie moderne comme le précise Pierre Brulé (p.9).

 

         L’ouvrage est articulé en quatre parties intitulées : « les pouvoirs du sang » (p.27-94), « faire parler le sang » (p.95-166), « les liens du sang » (p.167-208) et « faire couler le sang » (p.209-278). Dans la préface (p.9-14), Pierre Brulé revient sur la manière dont les médecins antiques envisageaient la question des liquides biologiques et de leur origine, qu’ils attribuaient à la tête. Ils cherchaient ainsi à comprendre la fabrication et la circulation du sang par une compréhension intellectuelle du corps. Le sang est en outre considéré comme le « lien invisible des généalogies » (p.14) : les Grecs parlaient non seulement la même langue, fréquentaient les mêmes sanctuaires, mais partageaient aussi le même sang. La transmission, dont est investi le sang, n’est ainsi pas seulement biologique, mais aussi culturelle.

 

         Dans une première partie, les auteurs abordent les imaginaires liés au sang, qui est doté de nombreux pouvoirs dès l’époque archaïque. Lydie Bodiou se penche sur la manière d’expliquer le corps humain dans les écrits hippocratiques (p.27-42). Par l’élaboration d’un schéma simplifié de la production des fluides corporels, les médecins hippocratiques tentent d’expliquer l’embryogénèse, mais aussi de prouver la supériorité des corps masculins sur les corps féminins. Les liquides biologiques – le sperme pour les hommes, le sang menstruel et le lait pour les femmes – sont issus d’une transformation du sang. Ils participent à la construction d’une opposition entre le masculin et le féminin et construisent ainsi une frontière entre les sexes (p.41). L’interprétation des fluides corporels va au-delà des corps masculins et féminins : elle définit le rôle social de chacun et offre ainsi une manière de penser le monde. En s’appuyant sur la poésie des époques archaïque et classique, Adeline Grand-Clément aborde ensuite la question des tonalités de la couleur du sang (p.43-60). Associé à la couleur rouge, le sang se caractérise par une large palette chromatique qui va du noir au pourpre, incluant également le vert et parfois même le bleu. Toute la difficulté, mais aussi paradoxalement toute la richesse sémantique, réside ici dans la traduction des termes grecs antiques. L’auteur revient également sur deux teintures auxquelles le sang est apparenté, le kermès et la pourpre, ce qui l’amène à envisager la fonction prêtée au sang en contexte rituel. Les propriétés chromatiques que l’on associe au sang font également l’objet de la contribution suivante. Par le biais des sources littéraires, Jean-Christophe Couvenhes examine le vêtement militaire porté par les Spartiates, phoinikis (p.61-74), dont le nom désigne à la fois un vêtement, la « phénicienne », et une couleur. Le port de ce vêtement ne semble pas être réservé à l’élite des guerriers spartiates, mais à Sparte la teinte prend une valeur particulière, celle du sang. Cette tradition remonterait à Aristote comme semble l’établir l’auteur. Cette contribution, qui repose sur l’étude de quelques passages littéraires, touche également au travail des textiles et à l’usage des teintures dans l’Antiquité. Les corps des guerriers sont au cœur de la contribution de Nikolina Kei qui revient sur les images montrant les blessures des héros, dont les corps sont valorisés, choyés, désirés (p.75-94). Elle insiste sur la dimension érotique du corps blessé telle qu’elle semble apparaitre sur les vases destinés au banquet.

 

         La deuxième partie concerne le rôle du sang dans la religion. Le sang n’est pas simplement associé à la notion de pureté, katharos, mais il permet aussi de distinguer les humains et les divinités, les mortels et les immortels. À partir des inscriptions, Marie Augier soulève la question de l’accès des femmes aux sanctuaires (p.95-112). L’interdiction qui leur est faite d’accéder aux sanctuaires au moment de leurs menstruations apparait tardivement, vers le IIe siècle av. J.-C., peut-être sous une influence orientale. Laurent Hugot revient ensuite sur l’importance du sang animal dans les sacrifices des Étrusques (p.113-132). Le sang a ici deux finalités : la lecture des signes divins et le sang versé pour assurer la survie des défunts dans l’au-delà. L’auteur s’appuie surtout sur les images et les vestiges archéologiques qui offrent de nouvelles pistes de lecture. Le sang intervient fréquemment dans le sacrifice qui est le rite fondamental de la communauté politique dans l’Antiquité. Et pourtant, il ne laisse que peu de traces dans les sources. En Grèce, Véronique Mehl cherche la présence du sang dans la littérature grecque par le biais des verbes et des objets cités dans les textes littéraires ou bien dans les inscriptions (p.133-148). À Rome, les prodiges liés au sang apparaissent régulièrement dans les sources littéraires et sont alors annonciateurs de mauvais présages, comme le montre Sarah Rey dans son étude (p.149-166).

 

         La troisième partie touche au rôle du sang dans l’histoire sociale puisqu’il assure la transmission et la filiation entre les générations. À partir des différents textes de Platon et d’Aristote, Aurélie Damet éclaire le rôle du sang (haima) dans les liens de parenté (p.167-182). La famille y est définie comme une communauté d’individus liés par deux types de relation : le sang et les rites religieux, le premier relevant du faire et le dernier de l’être selon la terminologie de l’anthropologue David Schneider. Les deux philosophes grecs posent ainsi sur la famille des questions aux « résonances contemporaines » (p.168). Cyrielle Landréa tisse ensuite un lien entre le sang et la noblesse romaine aux époques républicaine et julio-claudienne (p.183-194). De la richesse terminologique latine, on retiendra le terme de sanguis qui convient le mieux pour désigner la parenté et la descendance. La famille, plus précisément la gens, est une famille de sang ; la nobilitas construit ainsi sa mémoire généalogique – réelle ou fictive – autour de la pureté du sang. La question de l’imaginaire généalogique est à Rome le résultat d’un processus historique, social et politique complexe comme le rappelle Candice Greggi (p.195-207). Souvent associé au sang, le stemma désigne le tableau généalogique traditionnel des familles de la noblesse romaine. Selon les auteurs, il s’agirait soit de l’assemblage des imagines, c’est-à-dire les masques de cire des magistrats défunts, soit une série de tableaux peints qui seraient aujourd’hui en grande partie disparus. Prudence établit un lien entre les relations de parenté et les fils, les bandeaux d’étoffe et les veines. Les ramifications du tableau généalogique, comme le réseau de sang, unifie les membres d’une même famille.

 

         Dans la quatrième partie, le sang est envisagé au travers d’un large prisme s’ouvrant sur des perspectives sociales, culturelles et anthropologiques. À partir des sources littéraires grecques, Yannick Müller pose la question de la mise en scène des mutilations corporelles, qu’elles soient réelles ou bien imaginaires (p.209-236). Les mutilations sont perçues d’une manière négative aussi bien en Grèce ancienne que de nos jours. Elles sont associées à « l’altérité barbare ». Il revient également sur la notion de souillure associée au sang versé qui n’atteste pas toujours la violence des coups portés. C’est l’altération des corps qui transparait dans les textes grecs, mais pas dans les images. Au contraire, à Rome, le sang témoigne de la violence des massacres au cours des deux derniers siècles de la République romaine comme l’évoque Nathalie Barrandon dans sa contribution (p.237-250). Après avoir insisté sur l’ambivalence des termes cruor, sanguis et haima, l’auteur présente deux exemples emblématiques : celui de l’assassinat de Jules César et la mort de Clodius qui a pu servir de modèle au récit des funérailles de César. Dans le premier récit, le sang joue un rôle secondaire – il marque les assassins -, tandis que dans la deuxième histoire, il joue un rôle central en recouvrant la Via Appia. Selon Quintilien, le discours doit être accompagné de preuves matérielles pour renforcer la portée des mots ; c’est à ce moment-là que le sang joue un rôle important. Michel Blonski revient sur un épisode historique bien connu, celui des évènements consécutifs à la bataille de Crémone en 69 ap. J.-C. (p.251-260). Après le combat, les soldats se nettoient aux bains. L’auteur qui évoque le sang qui s’écoule dans les bains mentionne en creux le sang du champ de bataille. Dans sa contribution, Mathieu Engerbeaud propose une lecture parallèle du récit des guerres romaines archaïques chez Tite-Live et chez Orose (p.261-270). Dans les textes de l’auteur chrétien, le sang, qui est un moyen de décrire l'horreur de la guerre, a largement contribué à forger une vision négative de l’histoire romaine.

 

         En guise de conclusion, Jérôme Wilgaux dresse un bilan des contributions réunies ici et ouvre de nouvelles pistes de réflexion (p.271-278). L’une d’elles porte sur la mise en valeur des évolutions au cours de la période antique. La rareté des sources explique l’approche anthropologique souvent choisie par les chercheurs aux dépens d’une approche plus historique, donnant dès lors une impression de permanence qui serait peut-être à réévaluer à la lumière d’un nouvel examen des sources.

 

         À la fin de l’ouvrage, le lecteur trouvera une bibliographie choisie parmi les ouvrages de référence publiés en français, italien, anglais et allemand (p.279-290). Un index général détaillé (p.291-298) et un index des auteurs anciens (p.299-300) complètent l’appareil didactique. Le lecteur tient dans ses mains un ouvrage agréable à lire. Les auteures et éditrices ont déjà publié une impressionnante série de publications scientifiques de grande qualité sur le thème du corps que vient enrichir ce nouvel opus. Elles y ont été aidées par les auteurs eux-mêmes qui ont livré ici de belles contributions scientifiques. L’ouvrage, dont l’édition est soignée, démontre de manière convaincante l’avancée de la recherche concernant l’histoire du corps. Les contributions livrent matière à réflexion et permettent aux lecteurs – étudiants, enseignants et chercheurs –, désireux d’en apprendre plus sur la question, d’élargir leurs connaissances. C’est un ouvrage très utile et déjà une référence. 

 

 

Sommaire

 

Préface de Pierre Brulé, p. 9-14.

Lydie Bodiou, Véronique Mehl, L’antiquité écarlate : le sang des Anciens, remarques introductives, p. 15-23.

Lydie Bodiou, Les conversions du sang. La petite mécanique des fluides corporels des médecins hippocratiques, p. 27-42.

Adeline Grand-Clément, Noir, écarlate et pourpre : les propriétés chromatiques du sang dans l’imaginaire grec, p. 43-59.

Jean-Christophe Couvenhes, Le rouge porté au combat à Sparte : une couleur sang, mais laquelle ? , p. 61-74.

Nikolina Kéi, La vulnérabilité mise en scène : blessures et soins sur les images antiques, p. 75-91.

Marie Augier, Le sang menstruel dans les prescriptions cathartiques, p. 95-111.

Laurent Hugot, Les sacrifices sanglants des Étrusques, p. 113-131.

Véronique Mehl, « Les autels de tous les dieux sont inondés de sang » (Euripide, Alceste, 133-134) : la perception du sang lors de la thusia, p. 133-147.

Sarah Rey, Le sang dans les prodiges romains, p. 149-163.

Aurélie Damet, Quand les philosophes voient rouge. Sang, sélection et hiérarchie chez Platon et Aristote, p. 167-182.

Cyrielle Landréa, Le sang des patriciens : la fabrique de l’excellence nobiliaire à Rome, p. 183-193.

Candice Greggi, L’imaginaire généalogique à Rome : un réseau de sang ? , p. 195-206.

Yannick Muller, Le sang dans les récits de mutilation corporelle en Grèce ancienne d’Homère à Diodore de Sicile, p. 209-236.

Nathalie Barrandon, Le sang qui tache et qui inonde comme preuve d’une extrême violence aux deux derniers siècles de la République romaine ? , p. 237-249.

Michel Blonski, Antonius Primus et le sang aux bains (Tacite, Histoires, 3, 32), p. 251-260.

Mathieu Engerbeaud, Orose et la métaphore du sang dans le récit des guerres romaines archaïques, p. 261-270.

Jérôme Wilgaux, D’un sang l’autre, quelques remarques en guise de conclusion, p. 271-278.