Lucbert, Françoise - Desbiolles, Yves Chevrefils (dir.): Par-delà le cubisme. Études sur Roger de la Fresnaye, suivies de correspondances de l’artiste, 408 p., ISBN : 978-2-7535-5262-3, 29 €
(Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2017)
 
Reviewed by Laurence Danguy, Université de Lausanne
 
Number of words : 1736 words
Published online 2018-08-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3240
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          « Par-delà le cubisme. Études sur Roger de la Fresnaye », suivies de correspondances de l’artiste. La première partie du titre de l’ouvrage dirigé par Françoise Lucbert et Yves Chevrefils Desbiolles livre en creux la raison principale du revers de fortune d’un artiste pourtant connu en son temps, à savoir sa place incertaine dans l’historiographie du cubisme. Si la raison de ce déclin n’est pas unique, l’histoire du cubisme qui s’est élaborée autour du rôle fondateur de Pablo Picasso et de Georges Braque en est bien la principale. L’historiographie et l’enseignement du cubisme repose en effet sur un postulat diversement assumé, selon lequel seule la phase fondatrice et sa version formelle la plus exacerbée – le cubisme héroïque -, puis leurs divers avatars seraient significatifs. Cette posture ignore de facto l’aspect protéiforme d’un mouvement qu’il est pourtant intellectuellement risqué de vouloir condenser, tant sur les plans formel, sociologique, géographique qu’idéologique. Si cette conception s’ajuste à une écriture linéaire de l’histoire de l’art, elle n’en occulte pas moins la diversité du cubisme, ses nuances et divergences, le dialogue et les points de convergence avec d’autres mouvements antérieurs, contemporains et postérieurs, la circulation et les inflexions doctrinales, enfin. Les autres motifs de la relégation de La Fresnaye sont périphériques : un œuvre mouvant et inachevé, notamment en raison de la césure de la Première Guerre mondiale, puis du décès en 1925 d’un artiste malade devenu improductif, un rapport fort à la tradition, en termes d’héritage artistique mais aussi de valeurs vieille France ou nationalistes, selon le point de vue, et par conséquent une inadéquation avec une notion d’avant-garde nécessairement progressiste – ou au minimum apolitique. Comme le dit Françoise Lucbert : « Il y a tout lieu de croire que celui que d’aucuns voient, à juste titre ou non, comme un « cubiste mineur », ne s’insère que partiellement et imparfaitement dans l’histoire du cubisme et des cubismes » (p. 33). L’ensemble de ces raisons a conduit au désamour progressif d’un artiste qui fut pourtant partie prenante à la Section d’or de 1912, événement majeur du cubisme s’il en est, et qui exposa régulièrement au Salon d’automne, au Salon des Indépendants, mais aussi dans toute l’Europe et aux États-Unis, de Munich à New-York, où il retint l’attention des collectionneurs et des musées. Cette éclipse progressive, patente à partir des années 1970, est actée par la localisation de La Conquête de l’air, à présent remisé dans les réserves du MoMA, un tableau que son premier directeur, Alfred Barr, avait pourtant tout fait pour acquérir en 1947. Plusieurs musées américains importants ont du reste cessé d’inclure La Fresnaye dans leur présentation générale de l’art moderne, et l’artiste est actuellement présenté au Musée national d’Art moderne à Paris, en possession d’une soixantaine d’œuvres, dans des expositions-dossiers destinées aux spécialistes, et donc exclu du grand récit de l’art moderne déroulé par les grandes salles. Seuls quelques musées de province, en premier lieu le musée d’Art moderne de Troyes, présentent aujourd’hui La Fresnaye dans leurs collections permanentes. Ce manque de visibilité se reflète dans une historiographie dont les derniers ouvrages à faire référence, ceux de Germain Seligman, ont été publiés en 1969, alors que la récente monographie de Michel Charzat, qui renseigne certains aspects inédits de la biographie de l’artiste et contient la correspondance avec Cocteau, s’adresse essentiellement au grand public. Il importe donc de réévaluer l’apport de La Fresnaye au cubisme, et tel est l’objectif affiché par Françoise Lucbert et Yves Chevrefils Desbioles.

 

          Codirigé par Françoise Lucbert, professeure d’histoire de l’art à l’Université Laval à Québec, et Yves Chevrefils Desbioles, responsable des fonds artistiques à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, cet ouvrage conclut quinze années d’activité scientifique autour de Roger de la Fresnaye, comprenant des conférences, des publications ainsi qu’une rétrospective présentée au musée de Tessé du Mans, ville natale de l’artiste, et au musée Picasso de Barcelone en 2005-2006. Aux contributions des deux éditeurs scientifiques s’ajoutent celle des historiennes de l’art Fabienne Stahl et Laura Morowitz, de la spécialiste du théâtre et de la littérature Sophie Lucet, de l’historien de l’art David Cottington, de l’historien de la littérature Peter Read ainsi que de l’historien Stéphane Tison.

 

          L’avant-propos de Françoise Lucbert retrace la genèse et les différentes phases d’élaboration d’un ouvrage conçu en deux parties : la première partie comprend sept essais traitant d’aspects essentiels de l’œuvre de La Fresnaye ; la seconde partie est formée par la correspondance de l’artiste, introduite et annotée par les directeurs de la publication. L’essai de Françoise Lucbert, « Splendeurs et misères de La Frensaye », s’attache à retracer les différentes phases de création puis de réception de La Fresnaye, s’attardant en particulier sur les raisons de son effacement progressif de l’histoire du cubisme, et plus largement des courants modernistes du début du XXe siècle. Dans un texte soigneusement documenté, Fabienne Stahl interroge la filiation de La Fresnaye vis-à-vis de Maurice Denis, son maître une année durant à l’Académie Ranson, concluant qu’en dépit d’une convergence manifeste de leur compréhension de la tradition, il faut se garder de lire l’œuvre entier d’un artiste à la seule lumière d’un maître de jeunesse. Laura Morowitz analyse finement l’œuvre la plus commentée de La Fresnaye, La Conquête de l’air, au-delà des clichés tenaces et simplistes sous-tendant généralement son appréciation. Elle met en lumière la dimension pacifiste d’une œuvre étiquetée comme nationaliste. David Cottington rappelle que lors de la prime réception publique de La Fresnaye, ce sont le charme et la fraîcheur de ses tableaux qui ont conquis le public. Un retour sur l’œuvre montre qu’il a été l’un des rares peintres cubistes, aux côtés d’Albert Gleizes et de Jean Metzinger, à élaborer un compromis entre avant-gardisme et valeurs traditionnelles. Peter Read retrace le jugement de Guillaume Apollinaire sur Roger de La Fresnaye dans un article se terminant par la reproduction des neuf lettres de leur correspondance, précédées d’une lettre de Guillaume Apollinaire à Marie Laurencin. Le jugement ambivalent, souvent sévère exprimé par le poète officiant comme critique d’art à L’Intransigeant à partir de mars 1910, est empreint de considérations personnelles.

 

          Sophie Lucet explore les liens de La Fresnaye avec la littérature au travers de son intérêt pour le livre d’art dans un contexte de renouveau du livre entamé depuis le dernier quart du XIXe siècle. La Fresnaye développe de véritables projets d’illustration, dont un seul fut réalisé du vivant de l’artiste, celui des Paludes d’André Gide. Stéphane Tison étudie l’activité créatrice de La Fresnaye durant la Première Guerre mondiale, nécessairement réduite et difficile du fait des conditions matérielles et psychiques. Il insiste sur le rôle de contenant psychique de celle-ci. La table des matières ne doit pas abuser quant à la correspondance, puisque l’essentiel en est formé par les échanges avec Georges de Miré et André Mare, respectivement petit-cousin et collègue de l’artiste. Un épilogue de Yves Chevrefils Desbiolles s’attardant sur l’exposition Le cubisme 1911-1918 organisée en 1945 par la Galerie France ainsi que sur la personnalité inquiète de l’artiste clôt la seconde partie. Chaque texte est suivi de notes, voire d’annexes dans le cas de la correspondance. Le livre est doté d’une bibliographie synthétique, d’une présentation des auteurs, d’un index, d’une table des illustrations et d’une table des matières. Il compte, enfin, 87 illustrations en noir et blanc et 33 planches en couleur, placées en cahier central.

 

          Aucun ouvrage n’étant parfait, quelques réserves, essentiellement formelles, peuvent être émises. On pourra ainsi regretter l’accessibilité un peu compliquée du cahier central des reproductions en couleur, auquel il faut pourtant fréquemment revenir, une résolution des images parfois limitée, comme celle de certains clichés photographiques, sans doute due à l’état des originaux, ou la reproduction en noir et blanc de nombreux tableaux qui ne permet pas d’apprécier le travail chromatique si important chez La Fresnaye. Le placement des notes en fin de chapitre, certes bénéfique à l’aspect de la maquette, n’en rend pas toujours la consultation facile, alors que maintes d’entre elles recèlent des informations ou des compléments d’analyse précieux. On aurait également aimé disposer d’une biographie de La Fresnaye. On se félicitera, en revanche, de trouver un index fort pratique, en particulier pour le lecteur pratiquant une lecture transversale. Il faut aussi se féliciter de la divulgation d’une partie importante du corpus d’un œuvre méconnu, et que soit rendu justice à des œuvres majeures particulièrement bien reproduites, tels Le cuirassier, Portrait de Guynemer et bien sûr La Conquête de l’air, ainsi que d’autres absolument méconnues, comme des sculptures que l’artiste ne souhaitait guère mettre en avant. Ainsi appâté, le lecteur regretterait presque que toutes ces œuvres ne soient pas analysées, ce qui n’est guère possible dans l’espace d’un livre qui entend avant tout livrer des éclairages sur un œuvre complexe et fournir des matériaux inédits. Ce ne sont cependant là que des détails. Car cet ouvrage ambitieux, érudit et curieux comble avec bonheur une lacune importante de l’historiographie de l’art. Il est de ces livres dont la lecture dynamique - car l’on ne cesse de passer d’une lettre à une analyse historique, d’une image à son décryptage - procure le plaisir de la découverte intellectuelle. Notons pour finir que son titre « Par delà le cubisme », pour éclairer la fortune de La Fresnaye, s’entend également comme un appel à de nouvelles recherches qui élargissent le champ des travaux sur le cubisme.

 

 

Table des matières

 

Prologue - Françoise Lucbert, 7

 

Première partie - Études

  • Splendeurs et misères de La Fresnaye – Françoise Lucbert, 13
  • Roger de La Fresnaye, élève de Maurice Denis ? – Fabienne Stahl, 43
  • Regarder vers le haut. La Conquête de l’air et le futur de l’homme – Laura Morowitz, 59
  • « Une audace tranquille ». La Fresnaye, le cubisme et l’avant-garde avant 1914 – David Cottington, 71
  • « Qui aime bien, châtie bien » ? Roger de La Fresnaye dans les écrits de Guillaume Apollinaire – Peter Read, 89
  • Roger de La Fresnaye, un artiste du livre. De la Tête d’or à Paludes, du Roman du lièvre aux Illuminations– Sophie Lucet, 105
  • Un artiste dans la Grande Guerre – Stéphane Tison, 129

 

Seconde partie - Correspondances

  • Correspondance de Roger de la Fresnaye à Georges de Miré - 1910-1923, 151
  • Correspondance de Roger de la Fresnaye à André Mare - Été - 1911-mai 1925, 223
  • Correspondance de Roger de la Fresnaye à Léonce Rosenberg - 1918, 323
  • Correspondance de Roger de la Fresnaye à Irène Lagut - 1921, 327
  • Correspondance de Roger de la Fresnaye à Valentine Gross - 1915-1924, 331
  • Correspondance de Roger de la Fresnaye à Jean-Jacques Moreau - 1923-1925, 339

 

Épilogue. Le 25 mai 1945 à la Galerie de France – Yves Chevrefils Desbiolles, 359

 

Bibliographie, 371

Les auteurs, 379

Index, 383

Table des illustrations, 399

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