Knothe, F.: The Manufacture des meubles de la couronne aux Gobelins under Louis XIV: a Social, Political and Cultural History, (SWT 8), 290 p., 150 b/w ill. + 32 colour ill., 245 x 297 mm, ISBN: 978-2-503-55320-7, 150 €
(Brepols, Turnhout 2016)
 
Compte rendu par Antoine Capet, Université de Rouen
 
Nombre de mots : 2307 mots
Publié en ligne le 2018-11-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3248
Lien pour commander ce livre
 
 

          Florian Knothe, actuellement directeur du musée–galerie d’art de l’université de Hong Kong, où il enseigne l’histoire de l’art, nous propose ici la version publiée de sa thèse de doctorat soutenue à l’université Gutenberg de Mayence en 2011. Il nous explique dans ses Remerciements que ses recherches l’ont conduit dans les dépôts d’archives des grands musées et bibliothèques de Paris, Londres et New York – et de fait les copieuses références qui viennent étayer sa discussion montrent bien l’impressionnante palette de ses sources.

 

         Selon un schéma classique – et qui a fait ses preuves – il commence par établir les facteurs qui justifient l’existence de sa thèse et de son ouvrage. Il nous présente dans son Introduction (p. 9-14) un panorama des publications consacrées à la Manufacture depuis l’ancien régime, où figurent bien évidemment les grands ancêtres qui nous sont aujourd’hui familiers à tous, à commencer par le pionnier Antoine Louis Lacordaire, tout en insistant sur les grands auteurs de la fin du XIXe siècle comme Havard. Son argument, qu’il défend fort bien, c’est que tout cela restait à la surface des choses, et que les monographies récentes sont trop cloisonnées pour pouvoir offrir la synthèse en profondeur que les Gobelins méritent, et qu’il veut nous proposer :

 

         « Une thèse critique se doit de prendre en compte l’influence des facteurs économiques et sociaux, ainsi que reconnaître les différences culturelles et religieuses au sein de la main d’œuvre des ateliers des Gobelins », écrit-il (p. 14) pour à la fois justifier et expliciter sa démarche.

 

         Cela le conduit donc tout naturellement à intituler sa première partie « Le contexte politique et économique, et les conditions de la production royale dans la France du début et du milieu du XVIIe siècle ». Le lectorat anglophone international, qui ne connaît pas forcément grand-chose à l’histoire de France et encore moins aux détails du mécénat de la monarchie d’ancien régime se voit offrir un magnifique exposé remontant à François Ier pour se poursuivre avec les ateliers du Louvre sous Henri IV et aboutir à Louis XIV, tandis qu’est évoqué le rôle primordial de leurs ministres comme Sully ou Colbert. Knothe veut rappeler que les prouesses techniques et artistiques associées à la Manufacture des Gobelins sous le règne du roi-soleil sont redevables à ce qui les a précédées et il vient modérer la fierté patriotique des auteurs français de la fin du XIXe siècle en précisant que beaucoup de ses artisans, qu’il évalue à plus de trois cents, « étaient d’anciens émigrés venus des Flandres ou d’Italie et établis en France » (p.26). La magnifique série de reproductions de bonne taille en quadrichromie de la suite de tapisseries intitulée Histoire du roi (fig. 14-16 & 19-20, p. 75-80 ; fig. 32-35, p. 103-106 ; fig. 93-98, p. 168-173), due au maître haute-lissier Jean Jans fils, dont le nom de famille indique bien l’origine flamande, illustre parfaitement ce propos – d’autant plus que Knothe consacre de belles pages au rôle de formateur et de transmetteur de son père (p. 54-57).

 

         Il est inévitable que ce très détaillé rappel historique tourne quelque peu à la confusion quand l’auteur veut faire le point de la situation dans les premières décennies du règne de Louis XIV, car en dépit de toute la volonté centralisatrice qui caractérisait le pouvoir, une indiscutable dispersion persistait au sein des métiers liés aux arts appliqués, qu’il s’agisse du statut des entreprises (les ateliers de tapisserie restaient privés à Beauvais – ceux d’Aubusson et de Felletin avaient le statut royal mais dépendaient des commandes privées) ou des artisans, puisqu’à côté de ceux qui avaient reçu le privilège du roi et étaient soumis aux règles des corporations subsistaient les ouvriers libres, sans compter les immigrés de fraîche date installés dans les faubourgs comme Saint-Antoine. Knothe reprend d’ailleurs (en français) la distinction faite ensuite dans l’Encyclopédie entre « manufactures réunies » et « manufactures dispersées » (p. 44).

 

         La conclusion implicite qui ressort de sa deuxième partie, car l’auteur ne la formule pas explicitement, c’est que les Gobelins ne constituaient qu’un élément – certes le plus visible et le plus actif – du dispositif de production d’objets d’ameublement de haute qualité encouragé sous la houlette de Le Brun par la politique colbertiste à partir de leur fondation officielle en 1662. Les deux branches du dispositif sont, elles, parfaitement explicitées quelques pages plus loin : « Les maîtres artisans des Gobelins travaillaient sous deux autorités différentes, Le Brun pour la direction artistique et Colbert pour le soutien financier et politique d’ensemble » (p. 51).

 

         La troisième partie se concentre sur « Le rôle des Gobelins dans la production de propagande et leur contribution à la formulation d’un style ‘européen’ » et elle débute par une savante analyse du texte et du sous-texte de la suite de quatre tapisseries – les premières sorties des Gobelins après leur fondation officielle – intitulées Les quatre éléments, ainsi que de ce que l’on appellerait aujourd’hui les produits dérivés : les nombreuses gloses destinées au public à la gloire du « plus grand Prince du monde » (Félibien, cité en français p. 98). Knothe nous précise plus loin que si des séries inspirées de l’histoire sainte ou des événements contemporains comme l’Histoire du roi ne nécessitaient aucune légende particulière auprès de la population, en revanche « l’iconographie des Quatre éléments et des Quatre saisons était d’une complexité exceptionnelle pour laquelle, semble-t-il, on avait envisagé une explicitation dès la conception » (p. 111). L’ouvrage passe ensuite en revue les différentes productions des ateliers en dehors des tapisseries, notamment l’argenterie, très largement conçue par Le Brun et l’ébénisterie, où s’illustrent les « immigrés » italiens Caffiéri et Cucci (une remarquable série de reproductions de dessins de plateaux de table ornés de pierres fines vient magnifiquement illustrer le propos, fig. 60-69, p. 140-145). Les transferts artistiques à l’intérieur de l’Europe sont excellemment incarnés par Nicodemus Tessin, né en Allemagne, formé artistiquement à Rome, puis à Paris, avant de se mettre au service du roi de Suède, où il s’efforça d’attirer – avec un certain succès – des artisans français. Quand il succède à un Français comme intendant des bâtiments du roi de Suède, son influence s’étend au Danemark et au Brandebourg voisins, tandis que prospèrent à Stockholm des ateliers directement inspirés des Gobelins où, sans les plagier, on subit l’influence des scènes de l’Histoire du roi.

 

         « Aucune autre institution du XVIIe siècle n’a reçu [à l’époque] autant de publicité que la Manufacture des Gobelins » avance l’auteur (p. 70). En effet, pendant tout ce temps, la diplomatie française diffuse abondamment estampes et textes liés à la production des ateliers royaux. Mais, nous précise Knothe, leur valeur artistique n’était que secondaire : « la couronne française cherchait à communiquer un message politique » plutôt qu’à susciter l’intérêt des amateurs (p. 175). Pourtant dans l’Europe du Nord de l’époque, nous dit-il aussi, « le style français était devenu dominant, éliminant la suprématie antérieure des écoles flamande et italienne […] et faisant du style Louis XIV un style véritablement ‘européen’ à la fois pour ses producteurs et pour ses consommateurs » (p. 174).

 

         Le texte proprement dit se conclut sur un Épilogue qui revient sur ce que l’auteur voit comme la combinaison décisive des deux facteurs qui ont permis l’éclosion de cette institution unique, à savoir la volonté de Louis XIV d’apparaître sur tous les plans comme le centre du monde (sinon lui-même, du moins son royaume) et l’application concrète du colbertisme. Il y ajoute un troisième, complémentaire mais essentiel : « Une grande partie de la réussite de la manufacture était fondée sur ses directeurs artistiques, le plus célèbre étant Le Brun » (p. 178). Ces trois éléments, nous rappelle-t-il, ne se trouvaient réunis que dans la France de la fin du XVIIe siècle, et il voit dans la mort de Colbert (remplacé par Louvois) en 1683 et dans l’ascendant que prend alors Mignard sur Le Brun les prémisses du déclin des Gobelins, qu’il situe dans les années 1690, au profit des ateliers du Louvre. Mais, selon lui, ce glissement n’entama en rien la place des arts appliqués français à l’étranger : au contraire, conclut Knothe, « Ces évolutions liées entre elles permirent à Paris de devenir la capitale artistique de l’Europe » (p. 181).

 

         Sans faire ni misérabilisme ni populisme, sans prendre la pose du bourgeois hypocrite qui feint de s’intéresser aux conditions de vie du petit peuple, on regrettera cependant que ce dernier soit une fois de plus absent de l’analyse malgré les belles promesses de l’introduction. Peut-être est-ce inévitable puisque ce petit peuple n’a pas d’histoire, qu’il n’a laissé ni carnets ni mémoires ni correspondance. L’envie d’en savoir plus sur ceux qui ont sculpté avec un tour de main admirable les pieds de la table en bois doré de la fig. 58, sur ceux qui ont méticuleusement incrusté la paire de cabinets de pierres fines des fig. 63-65, est irrésistible – et ce n’est pas faire preuve d’un pseudo-marxisme de bas-étage que de vouloir connaître la façon dont ils étaient rémunérés, leurs horaires de travail, la protection dont ils bénéficiaient peut-être dans leurs vieux jours, quand la main n’avait plus l’indispensable sûreté d’antan. Qui donc étaient ces exécutants dont on s’arracherait aujourd’hui les talents au Mobilier national ou ailleurs ? D’où venaient-ils ? Comment vivaient-ils, sachant que tout les distinguait de la masse du peuple paysan ou ouvrier illettré sans la moindre aspiration esthétique (les « prolétaires » de Marx) ? Hélas, Knothe, comme ses prédécesseurs, reste muet sur toutes ces questions, son ouvrage s’attachant une fois de plus aux donneurs d’ordres et aux entrepreneurs – quelles que soient les variantes du nom qu’on leur donne.

 

         Le développement proprement dit est suivi d’importantes annexes, à commencer par une suite de vingt et un abondants appendices (p. 183-219) où sont reproduits le plus souvent sous forme photographique (et donc dans le français d’origine) de fort utiles documents : listes de membres des académies, d’artisans des manufactures, de bénéficiaires de pension ; édits et lettres patentes du roi ; pages de la Gazette de France et du Mercure Galant sur la visite du roi aux Gobelins (1667) avec un « reportage » avant la lettre sur ce qui s’y fait, et par qui ; extraits du journal du cavaliere Bernini (1665) – liste non limitative.

 

         Comme toujours, chacun pourra discuter du bien-fondé des sources secondaires retenues ou omises dans la Bibliographie (p. 221-243, sur deux colonnes), de même qu’on pourra trouver dommage que leur classement suive un ordre alphabétique et non pas thématique – mais rares sont ceux qui ne s’inclineront pas devant les neuf copieuses pages de sources primaires : atout considérable pour quiconque voudra désormais entamer des recherches sur la question. Comme il se doit de nos jours, cette Bibliographie se conclut par une liste de neuf sites Internet – dont l’intérêt semble toutefois douteux, sachant que le plus récent est daté de 2006 et que la plupart remontent à 2001 : les choses ont sûrement bougé depuis.

 

         Les quarante-deux pages de notes qui suivent (toujours sur deux colonnes) sont extrêmement indigestes, car d’une part elles ne distinguent pas entre courtes notes de pure référence aux sources et longues notes de commentaire, et de l’autre leur regroupement même dans un tel pavé, aux caractères de taille réduite, rend leur consultation très peu commode. L’éditeur vise-t-il le « grand public », qu’on dit réfractaire aux notes infrapaginales, dont la confection est pourtant d’une facilité enfantine aujourd’hui ? Il s’aliène en contrepartie le lectorat universitaire, qui apprécie de pouvoir lire les notes sans manipulation désagréable car difficile avec un volume de ce format. Ce sera là notre seule critique quant à la conception technique de l’ouvrage, au sein duquel on saluera en revanche la présence d’un index, malheureusement limité aux noms de personnes et de lieux, sans aucune référence aux institutions citées. Le papier glacé non acide, les photographies en quadrichromie nettes et de grande taille (souvent en pleine page), la typographie agréable (à l’exception des notes), le fait qu’on ait des cahiers cousus et non pas simplement des feuillets massicotés noyés dans la colle, le cartonnage pleine toile noire titré en dorure sur le dos légèrement arrondi avec tranchefile en tête et en queue, la jaquette à l’illustration bien parlante – tout cela indique une production soignée qui fera le bonheur des amateurs de beaux livres.

 

         Les Français qui ne possèdent que des connaissances fragmentaires du vocabulaire spécialisé en anglais n’ont rien à redouter : la plupart du temps, l’auteur laisse les abondants termes techniques en français, se contentant de les mettre en italiques dans son développement en anglais. Il est cependant dommage que l’éditeur n’ait pas éprouvé le besoin de faire relire le texte par un francophone – ils sont pourtant nombreux même en Belgique flamande, où il est installé : rien que dans les pages introductives, on note l’«Institute de France » (p. 7), « manufactures célèbrés » (p. 10) « repertoire » (p. 14), et nous nous en tiendrons là pour ne pas alourdir le propos. Ces quelques rares scories ne sauraient bien sûr éclipser la grande valeur du reste. Les collègues qui connaissent la difficulté de rassembler une documentation dispersée sur plusieurs pays ne pourront que saluer l’immense travail de collationnement et de dépouillement des sources tant écrites (manuscrites ou imprimées) qu’iconographiques qu’a exigé la magnifique monographie de Knothe. Les défenseurs de la francophonie pourront certes déplorer qu’il ait fallu un auteur germanophone, un éditeur flamand et un ouvrage en anglais pour rendre ce bel hommage à ce qui reste un élément primordial du patrimoine français – mais il est loisible également de se féliciter de cet hommage international quelque trois cent cinquante ans après la fondation des Gobelins. Il va bien sûr de soi que toutes les bibliothèques de musée, d’école des beaux-arts et des instituts universitaires d’histoire de l’art se doivent de l’acquérir au plus vite.