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Compte rendu par Guillaume Le Bot Nombre de mots : 1517 mots Publié en ligne le 2020-02-18 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3255 Lien pour commander ce livre
Le Journal du comte Harry Kessler est un document majeur pour l’histoire du XXe siècle : ses voyages, sa position privilégiée d’observateur et les rapports qu’il a entretenus avec différentes personnalités historiques, font de son journal un témoignage historique essentiel. Il y a une vingtaine d’années, on a redécouvert les premiers cahiers du journal du comte qui ont permis l’édition complète de l’ensemble du journal (9 volumes - édités par Klett Cotta, achevée en 2019 – et plus de 8.000 pages) ; édition qui vient donc corriger la dernière édition partielle et quelque peu biaisée de 1961.
Au sein de cet immense texte, le comte Kessler évoque à de nombreuses reprises ses rencontres avec les artistes qu’il fréquente, les expositions qu’il visite, ses projets et ses réalisations. La Maison des Sciences de l’Homme édite donc une habile sélection au sein de ce passionnant journal des passages qui concernent l’art et les artistes.
L’établissement de ce texte témoigne d’une très grande rigueur scientifique et d’un souci du détail rarement vu par ailleurs. La qualité scientifique se double d’une impression très soignée, sur beau papier, richement illustré, le tout dans un coffret. Ce double volume vient combler une importante lacune d’une part pour l’intérêt du parcours de Kessler lui-même, pour ses échanges avec des artistes majeurs comme Rodin ou Maillol, mais aussi parce que le comte n’a finalement pas rédigé beaucoup d’articles.
L’édition du texte présente deux grandes qualités : premièrement, l’appareil critique identifie presque toutes les personnes que Kessler rencontre, connues ou moins connues. Les auteurs ont aussi pris soin d’identifier, de dater et de donner les localisations actuelles de toutes les œuvres que Kessler décrit, soit dans les ateliers des artistes eux-mêmes, soit dans les salons et expositions. Les notices sont précises et toujours à propos (en dépit de petites erreurs). Si une œuvre n’a pas pu être identifiée, la note le signale aussi.
Deuxièmement, le comte Kessler écrit son journal en allemand, mais certains propos sont rapportés dans leur langue d’origine, i.e., le français. Ce changement de langue est identifiable par le lecteur par un utile changement de couleur dans l’impression du texte. L’on constate ainsi que les longues conversations rapportées avec Maillol, Rodin ou Vollard le sont en français, témoignant d’un souci de fidélité du propos rapporté.
Les éditeurs analysent l’évolution, voire les contradictions de Kessler dans son rapport à l’art, qui finalement interrogent et affinent notre définition de l’art moderne. En effet, son attitude à l’égard des arts est passionnante : s’il est proche d’un art classique (celui de Maurice Denis, ou d’Aristide Maillol), s’il ignore le fauvisme ou le cubisme, il est tout de même tenté par la modernité de Matisse, assiste aux conférences agitées de Marinetti (qu’il qualifie de “charlatan”, t. 2, p. 209) et se rend au Cabaret Voltaire à Zurich en 1914 (t. 2, p. 228).
À la fin du second volume, le lecteur trouvera un utile index ainsi qu’une chronologie. Le premier volume présente une série de planches en couleurs et le texte des deux volumes est agrémenté de photographies des cahiers de notes, illustrant les changements de langues, la mise en page du texte ou, parfois, l’intégration de photographies au sein du texte.
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Le texte lui-même est une suite de rencontres, d’entretiens et de propos rapportés qui offrent un panorama captivant de l’art européen entre 1889 et 1937. Kessler visite les ateliers de Klinger près de Leipzig (1894, t. 1, p. 69), de Munch à Berlin (février 1895), de Böcklin à Florence (1896, t. 1, p. 85), de William Morris à Londres (1895, t. 1, p. 77). En 1895, il rencontre le pauvre Verlaine, chichement logé à Paris (1895, t. 1, p. 78), mais aussi Maximilien Luce, Paul Signac ou George Minne, dont il décrit à chaque fois les ateliers et les œuvres en cours de réalisation. En 1897, il a de nombreux échanges avec Constantin Meunier auquel il accorde beaucoup de crédit (t. 1, p. 94 et suiv.).
À New York, il visite le Metropolitan Museum qu’il décrit comme un “incroyable bazar, accroché n’importe comment” (1896, t. 1, p. 88). À partir de 1899, il se rapproche de Rodin avec qui les relations sont assez inégales. Il rencontre brièvement Nietzsche avant sa mort. Il assiste ensuite à la réalisation de son masque mortuaire (t. 1, p. 112-113), puis, durant plusieurs années, poursuit le projet d’un monument au grand homme (avec Van de Velde et la sœur de Nietzsche qui suit des idées différentes). Projet trop ambitieux qui n’aboutira finalement pas. Kessler assistera et, dans une certaine mesure contribuera, avec Van de Velde, son grand ami, à la création de l‘école qui deviendra plus tard le Bauhaus.
Les discussions d’avant la Première Guerre mondiale portent beaucoup sur le génie des peuples de tel ou tel pays et les propos sont souvent pontifiants et arrêtés. Ce ne sera plus du tout le ton après 1918. Les longs et nombreux échanges avec Maillol (qui est l’artiste qu’il fréquente le plus assidûment) sont de lecture difficile et tournent souvent en rond – Kessler critiquant souvent Maillol pour son côté "paysan” et “rude”.
Le tome 2 présente certainement davantage d’intérêt, étant axé sur de la Première Guerre mondiale et l’évolution de Kessler vers un art plus social et plus engagé se fait plus pressante. À partir de 1906/1907, Kessler est aussi plus à l’aise dans l’écriture, les dialogues sont retranscrits avec plus d’aisance. Sa coterie est alors constituée, avant la guerre, de l’incontournable Hélène Nostitz, Van Rysselberghe, Gide, Rodin, Maillol, Denis, Vollard, etc. Il rencontre finalement Edgar Degas en juin 1907 (t. 2, p. 21) qui tient des propos assez emportés alors que les discussions avec Odilon Redon (portant sur Matisse, Braque ou Van Dongen) sont beaucoup plus subtiles (t. 2, p. 147). Renoir, à la gentillesse déconcertante, est rencontré à plusieurs reprises. Bonnard compte aussi parmi ses interlocuteurs privilégiés ; il lui achètera plusieurs tableaux. S’ils sont morts à cette époque, Cézanne et Courbet sont dans toutes les conversations, présentés comme des indépassables, alors que Manet est la plupart du temps raillé et moqué. À partir de 1909, grâce aux ballets russes, Kessler se rapproche de Diaghilev et de Nijinski (il manœuvre pour que Rodin et Maillol réalisent son buste). Quelques années plus tard, il assistera à la déchéance de Nijinski (1928, t. 2, p. 287). Il rencontre brièvement Elie Faure, et, à plusieurs reprises, le jeune Max Beckmann à Berlin, qu’il compare à juste titre au Gréco et estime, dans une formule curieuse, que son talent “n’est pas sans danger” (t. 2, p. 181).
Si Kessler parle finalement assez peu de ses propres vues sur l’art, ses affinités et les personnes qu’il rencontre indiquent ses opinions sur l’art et la création. Il cite rarement ses propres interventions quand il rapporte des propos (comme avec Bonnard par exemple, février 1908, t. 2, p. 102).
La seconde moitié du deuxième tome porte sur les années après 1918. La mélancolie est palpable : les morts de Rodin, de Cassirer puis d’Hofmannsthal l’affectent beaucoup. Le comte fréquente George Grosz, les frères Herzfeld et Otto Dix, la plupart du temps à Berlin. S’il ne partage pas la violence de leurs idées, il les écoute avec attention et rapporte leurs propos. L’arrivée des nazis au pouvoir en 1933 est décrite concrètement (scène surréaliste dans un restaurant à Berlin avec Salomon R. Guggenheim, Hélène Nostitz et des personnalités se déclarant ouvertement nazies, t. 2, p. 305). À partir de 1933, ses propos sur l’art se font plus rares. Son journal témoigne néanmoins la façon dont il doit se séparer de ses biens et de sa collection de tableaux – les Poseuses de Seurat par exemple – étant perçu comme un indésirable par le régime nazi.
Cet ouvrage constitue donc une contribution majeure à l’art de la première moitié du XXe siècle. La grande qualité de l’édition scientifique contribue pour beaucoup à rendre le texte intelligible et permet de comprendre les ambitions parfois contradictoires de cette époque.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |