Lagrange, Marion (dir.) : Université & histoire de l’art. Objets de mémoire (1870-1970). Format : 17 x 24,5 cm, nombre de pages : 280 p., illustrations : couleurs et N & B, ISBN : 978-2-7535-5377-4, prix : 28,00 €
(Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2017)
 
Compte rendu par Elise Lehoux
 
Nombre de mots : 2508 mots
Publié en ligne le 2019-08-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3263
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          L’ouvrage collectif dirigé par Marion Lagrange, Université et histoire de l’art. Objets de mémoire (1870-1970), aux Presses Universitaires de Rennes en 2017, conclut un programme de recherche mené à l’université de Bordeaux Montaigne, dédié au « Patrimoine artistique universitaire ». Les recherches présentées rendent compte de la richesse des patrimoines conservés par les universités, tant scientifiques (archives de la recherche, collections), pédagogiques (matériaux pour l’enseignement) qu’architecturaux. La récente rénovation du musée des moulages de Montpellier ou l’ouverture du musée Adolf Michaelis à Strasbourg illustrent bien cette dynamique récente. Fort de ces actualités, l’ouvrage, aux riches illustrations, vise à encourager la reconnaissance des universités et de leurs collections comme des objets d’histoire de l’art.

 

         Le livre s’inscrit dans la droite ligne d’une historiographie inaugurée il y a une trentaine d’années, qui a initié la réflexion sur les modalités de construction de l’histoire de l’art et de l’archéologie[1]. Aujourd’hui, les recherches portent davantage sur de « nouveaux » objets, comme les collections universitaires, et poursuivent les travaux sur la construction des disciplines, à travers les modalités d’enseignement[2] et leurs médiations. Le processus de patrimonialisation est également conforté, voire renforcé par la récente autonomie des universités (p. 8). Des groupes de recherche existent désormais à l’échelle internationale, centrés sur la conservation et la valorisation de ces objets, notamment sur les moulages. Certains aspects restent toutefois peu étudiés, comme l’architecture universitaire (p. 8). L’introduction revient rapidement sur cette historiographie afin de présenter les questionnements qui guident l’ouvrage : 1) l’intérêt des « supports pédagogiques obsolètes considérés comme des reproductions d’œuvres "originales" », 2) les liens entre ces collections et la conception de l’histoire de l’art dans le champ académique, 3) le rôle des représentations (imaginaires, fantasmes, valeurs idéologiques) véhiculées par les œuvres dans la transmission de la discipline (p. 8). Le choix des exemples est surtout national, ponctué par quelques parallèles européens, appelant un plus ample programme de recherche comparatiste.

 

         Quatre grandes parties organisent le livre, qui débute par une présentation du Kunstarchäologisches Institut de Strasbourg envisagé comme un modèle pour l’université française (Jean-Yves Marc). Cet article permet de préciser le contexte dans lequel naît cet Institut : pour des raisons de politique et de prestige du IIe Reich, des moyens considérables sont accordés à l’université de Strasbourg (p. 16). Parmi celle-ci et conformément au modèle allemand, les sciences de l’Antiquité y tiennent une place privilégiée. Adolf Michaelis, premier détenteur de la chaire d’archéologie classique, œuvre à la création d’un musée pédagogique de moulages en plâtre d’originaux grecs et romains et d’un fonds photographique, conçu comme un Lehrapparat, convaincu de l’intérêt de développer ces collections pour l’enseignement. Ces matériaux facilitent la comparaison et la confrontation à « la réalité », ainsi que le développement de projets d’archéologie expérimentale avec des expériences tentant de restituer la polychromie des œuvres antiques (p. 27). La première partie prend l’université de Bordeaux comme exemple pour penser le patrimoine d’une université. À Bordeaux, la volonté de rénovation universitaire se décline d’abord dans le projet architectural : l’article de Laurence Chevallier présente la succession des différents plans. Adriana Sotropa s’attarde sur les péripéties de la commande des sculptures allégoriques de la faculté de médecine et de pharmacie de Bordeaux, permettant d’évoquer le programme iconographique retenu. Ces deux perspectives s’articulent avec le texte de Gilles Ragot consacré aux défis auxquels les universités ont été confrontées afin de faire face à l’enseignement de masse dans la seconde moitié du XXe siècle : le campus bordelais se déplace en périphérie, disposant désormais « d’un outil de travail provisoirement adapté à ses missions » (p. 77) mais au sein duquel le corps enseignant peine à se reconnaître. Un parallèle avec l’université caennaise, exception parmi les politiques universitaires menées à cette époque, enrichit la perspective vers d’autres campus.

 

         La deuxième section est tournée vers la présentation de collections pédagogiques d’histoire de l’art et d’archéologie, dont les exemples variés valorisent la richesse. Pour débuter, Soline Morinière évoque la mise en place de collections de moulages universitaires, complémentaire du développement des premières chaires d’archéologie dans les universités (en 1876 à Paris, puis dans les différentes universités régionales), « considérés comme des supports pédagogiques adaptés à l’élaboration d’une méthodologie scientifique » (p. 82). La notion de laboratoire est au cœur de ces créations, qui s’accompagnent de cartes, de plan-reliefs (pour la géographie) et de photographies. Les points communs des différents musées, dont la mise en place reste conditionnée par des projets de reconstructions universitaires, sont la prédominance de la sculpture grecque (p. 87) et l’attention constante portée à l’actualité archéologique : les découvertes accompagnant les progrès de la science doivent être intégrées aux collections (p. 88). Ces lieux sont formés pour être « le lieu d’exercices critiques qui se fondent sur la comparaison entre les œuvres d’une même période stylistique ou d’un même sculpteur ». Résultant d’une politique de fondation nationale, les musées de moulage n’en conservent pas moins des particularismes régionaux, dépendant des enseignants, dont la « valeur historique et patrimoniale est aujourd’hui reconnue ou en voie de l’être » (p. 92). Un intérêt croissant émerge également pour les fonds de photographies archéologiques, comme en témoignent les travaux d’Hélène Boccard, de Florent Miane et de Judith Soria. H. Boccard procède à une recension méthodique de ces fonds longtemps délaissés à l’échelle européenne, afin de connaître l’état d’avancement du traitement des collections. Leur étude permet aussi de rendre compte de l’évolution de la prise de vue et des relations avec les éditeurs, comme l’auteur le montre à travers la relation entre l’archéologue Heinrich Brunn et l’éditeur Friedrich Bruckmann. Quelques ensembles d’exception retiennent son attention : les fonds Eugène Piot, Paul des Grandes, William James Stillman et les photographies de chantier des fouilles de Charles Thomas Newton (second XIXe siècle). La récente numérisation de certaines de ces collections facilite leur analyse, permettant la comparaison et l’attribution de photographes (p. 105). De son côté, F. Miane s’intéresse à la collection photographique d’histoire de l’art de la faculté des lettres de Bordeaux. Cette dernière témoigne d’une large transformation dans l’enseignement d’une histoire de l’art plus large : multiplication du nombre d’images, ouverture vers d’autres espaces et d’autres périodes (p. 111). Dans ce cadre, la photographie – tirages sur papier et plaques négatives sur verre – permet à l’enseignement de l’histoire de l’art de s’émanciper de l’archéologie antique, conformément à l’évolution de la carrière du professeur Pierre Paris (p. 111). Ainsi, dans le cadre de cet enseignement, la photographie participe à une forme d’ « épuisement du réel » et accompagne la spécialisation de la discipline vers une imagerie « moins diversifiée mais plus approfondie se recentrant autour d’œuvres emblématiques qui semble constituer une culture commune » (p. 120). Ensuite, la « collection chrétienne byzantine » étudiée par J. Soria permet de montrer la façon dont l’archéologie et l’histoire de l’art byzantines se sont développées en s’appuyant sur cet apparatus. Enfin, parmi ces différents objets, se trouve aussi évoquée une collection d’antiquités grecques. L’article d’Audrenn Asselineau et d’Alain Duplouy en retrace l’histoire depuis sa fondation en Sorbonne à la fin du XIXe siècle, jusqu’à sa « redécouverte » à l’Institut d’art et d’archéologie de Paris. Constituée de 300 pièces, le texte traite spécifiquement du recensement et de l’analyse des vases grecs, recensés et valorisés sur la base de données AGIAs. La collection s’est constituée au fur et à mesure de la succession des titulaires de la chaire d’archéologie à l’université de Paris.

 

         La troisième partie du livre met en lumière les modalités d’enseignement et d’écriture des disciplines archéologique et d’histoire de l’art, à partir de ces fonds. Marion Lagrange met en lumière le rôle des vues à projection acquises par Pierre Paris, « afin de diffuser des images lors des cours publics qui attiraient, à la fin du XIXe siècle, 300 à 400 personnes » (p. 151). Helléniste devenu hispanisant, P. Paris suit les préconisations pédagogiques en utilisant abondamment pour ses cours l’ancêtre de la diapositive. La collection photographique de l’Institut d’histoire de l’art de l’université de Strasbourg fait l’intérêt de Denise Borlée et d’Hervé Doucet. Centré sur la collection pédagogique de plaques de projection, ce travail met en valeur la richesse du fonds d’une université à la pointe, possédant 33 000 tirages photographiques et 50 000 plaques de projection. Un cours illustré de projections lumineuses, à l’aide du Skioptikon, y est attesté dès le début du XXe siècle (p. 168). Nombre d’entre elles témoignent des débuts de l’enseignement de l’histoire de l’art médiéval à Strasbourg et de la nouvelle architecture construite par le régime hitlérien au cours de la période 1920-1930. Dominique Jarassé, enfin, évoque la figure de l’archéologue bordelais Georges Radet et la place de la poésie dans son parcours, au sein duquel la réception de son œuvre littéraire fut longtemps mitigée.

 

         La dernière section de l’ouvrage est consacrée aux renouvellements et à la modification des usages dont ces fonds sont l’objet. Claude Laroche évoque le projet de réorganisation de la faculté bordelaise, comme une véritable « leçon d’architecture » (p. 204), désormais protégée au titre des monuments historiques. À Montpellier, la faculté des lettres et sciences humaines est mise à l’honneur par le label « Patrimoine du XXe siècle » (Jean-François Pinchon). Au sein de cette dernière, le musée des moulages a par ailleurs fait l’objet d’une rénovation puis d’une revalorisation (Rosa Plana Mallart). La rénovation (2009-2015) a permis de « sauvegarder les collections patrimoniales et de valoriser la tradition pédagogique de l’université auprès du public étudiant et spécialisé ainsi que du grand public » (p. 217). Cette renaissance fait écho à la gypsothèque du musée du Louvre évoquée par Élisabeth Le Breton. Après en avoir retracé l’historique, elle montre comment la gypsothèque, née officiellement en 2001, est devenue un nouvel outil au service de divers parcours, pédagogique, scientifique ou artistique. Dans le même ordre d’idée, Audrey Dubernet retrace la biographique d’une dactyliothèque, dispositif qui rassemble les empreintes de camées et intailles. Après avoir rappelé l’importance des dactyliothèques au cours de l’époque moderne, l’auteur évoque celle que la faculté de Bordeaux acquiert en 1896 (13 boîtes avec 592 pièces de plâtres). Elle fait aujourd’hui l’objet de support de cours pour les étudiants en master et fut également l’objet d’une exposition. L’étude actuelle des dactyliothèques contribue à une autre forme d’éducation au regard, étant donné que les objets qui y sont rassemblés ne dépassent pas 4 cm (p. 248). Ces collections posent enfin aux institutions qui reconnaissent progressivement leur valeur des problèmes de statuts juridiques – qu’impliquent les modalités de conservation et de valorisation des objets –, comme le montre Audrenn Asselineau à propos du cas des vases grecs de l’Institut d’art et d’archéologie de Paris. La conclusion de l’ouvrage (Marion Lagrange) met en regard l’université bordelaise comme une (des ?) réponse(s) apportée(s), face au modèle strasbourgeois dominant à la fin du XIXe siècle. En arrière-plan de ces évolutions plane le modèle allemand, à l’origine du développement des Lehrapparat, dont la formule est rendue à Eduard Gerhard, même s’il en existe d’autres formes avant le sien.

 

         Ce livre rassemble donc un certain nombre des études en cours sur le patrimoine « pédagogique » des universités dont la vitalité – richesse de la dernière partie de l’ouvrage – n’est plus à démontrer. L’apport pédagogique que représentent ces collections est certainement encore très largement sous-exploité. Il serait intéressant de croiser davantage ces matériaux avec d’autres types d’archives témoignant de la professionnalisation et de l’institutionnalisation de l’histoire de l’art et de l’archéologie (archives de chercheurs, archives institutionnelles, notes de cours, manuels...), et de regarder de quelles manières ces collections ont influé sur la production écrite. Elles permettraient également de tisser des liens avec l’histoire industrielle des techniques de reproduction, dont les productions d’Achille Collas sont un des plus brillants exemples. Par ailleurs, on regrette l’absence de témoignages autour de la réception de ces nouvelles techniques d’enseignement par les auditeurs, les étudiants suivant ces cours, si ces derniers existent. Cet ouvrage se présente donc comme une passionnante invitation à poursuivre et investir davantage l’histoire de l’enseignement matériel et institutionnel de l’archéologie et de l’histoire de l’art, pour mieux comprendre les logiques d’institutionnalisation des disciplines mais également pour le présent, dans une perspective d’éducation au regard et de reconnaissance des patrimoines universitaires dans toute leur variété.

 

 


[1] Outre les ouvrages de Lyne Therrien et d’Ève Gran-Aymerich, cités p. 7, on pense aussi à Alain Schnapp, La conquête du passé : aux origines de l'archéologie, Paris, Carré, 1993, aux conférences d’Édouard Pommier (ed.), Histoire de l’histoire de l’art. Cycles de conférences organisées au Musée du Louvre, Tome II : XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Louvre Klincksieck, 1997, à Roland Recht, Philippe Sénéchal, Claire Barbillon et François-René Martin (eds.), Histoire de l’histoire de l’art en France au XIXe siècle [colloque, Paris, Institut national d’histoire de l’art, INHA et Collège de France, 2-5 juin 2004], Paris, La Documentation française, 2008.

[2] On peut citer par exemple la récente journée d’étude organisée au Collège de France sur les chaires d’enseignement de l’histoire de l’art (cf. http://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/studyday-2019-04-04-15h45.htm ; consulté le 15/08/2019).

 

 

 

Table des matières

 

Remerciements p. 6

Marion Lagrange – Introduction : l’université, objet de l’histoire de l’art p. 7

Jean-Yves Marc – Le Kunstarchäologisches Institut de Strasbourg : un modèle pour l’université française ? p. 15

 

Première partie – Construire les lieux de l’enseignement supérieur : Bordeaux, ville exemplaire ?

Laurence Chevallier – Transposer en termes architecturaux la nouvelle conception pédagogique des universités : l’exemple bordelais p. 43

Adriana Sotropa – La faculté de médecine et de pharmacie de Bordeaux et ses sculptures allégoriques : les péripéties d’une commande p. 55

Gilles Ragot – Quelles références architecturales et urbanistiques pour un enseignement supérieur de masse ? p. 69

 

Deuxième partie – Concevoir les collections pédagogiques d’histoire de l’art et d’archéologie

Soline Morinière – Le processus de création des collections de moulages universitaires en France : un phénomène national p. 81

Hélène Bocard – La photographie dans les musées de moulages européens : une étude comparative p. 95

Florent Miane – Une collection spécifique ? Le fonds photographique d’histoire de l’art de la faculté des lettres de Bordeaux p. 109

Judith Soria – Enseigner l’histoire de l’art byzantin en France vers 1900 : le rôle de la « collection chrétienne et byzantine » p. 123

Audrenn Asselineau & Alain Duplouy – La collection d’antiquités grecques de l’institut d’art et d’archéologie de Paris : histoire d’un enseignement p. 133

 

Troisième partie – Enseigner, écrire l’archéologie et l’histoire de l’art

Marion Lagrange – De l’art ibérique à la peinture espagnole, les vues à projection au service du paradigme Pierre Paris

Denise Borlée & Hervé Doucet – Identité et idéologie : la collection photographique de l’institut d’histoire de l’art de l’université de Strasbourg p. 167

Dominique Jarassé – Georges Radet, archéologue bordelais préraphaélite ? p. 179

 

Quatrième partie – Renouveler les regards et modifier les usages

Claude Laroche – Reconnaissance d’une leçon d’architecture : la protection au titre des monuments historiques d’une faculté de province p. 199

Jean-François Pinchon – Une faculté des lettres et sciences humaines mise à l’honneur par le label « Patrimoine du XXe siècle » p. 207

Rosa Plana Mallart – Rénover et valoriser un musée universitaire, le cas du musée des moulages de Montpellier p. 217

Élisabeth Le Breton – La gypsothèque du musée du Louvre : perspectives actuelles d’une collection historique p. 229

Audrey Dubernet – Miniaturiser l’antique : récit de vie d’une dactyliothèque p. 241

Audrenn Asselineau – Statut juridique des collections universitaires : cas des vases grecs de l’institut d’art et d’archéologie de Paris p. 251

 

Marion Lagrange – Conclusion p. 263

 

Les auteurs p. 267