Varela Braga, Ariane : Une théorie universelle au milieu du XIXe siècle. La Grammar of Ornament d’Owen Jones. Collection Hautes Etudes / Histoire de l’art. 344 p., avec plus de 150 illustrations en couleur et noir/blanc, format : 21,5 × 24 cm, ISBN: 978-88-98229-78-9, 34,00 €
(Campisano Editore, Roma 2017)
 
Compte rendu par Thomas Golsenne, Université de Lille
 
Nombre de mots : 1992 mots
Publié en ligne le 2019-01-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3265
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          Les études sur l’ornement connaissent depuis une quinzaine d’années en France un renouvellement profond. Depuis les travaux pionniers de Jean-Claude Bonne (L’art roman de face et de profil, 1984) ou Jacques Soulillou (Le décoratif, 1990), sans parler de livres majeurs à l’étranger (comme The Sense of Order d’Ernst Gombrich, 1979, toujours pas traduit en français), les publications se sont multipliées en valorisant notamment l’histoire des théories de l’ornement, ouvrant ainsi une voie profondément différente de l’étude des arts décoratifs qui prédominait jusque-là. Le livre d’Ariane Varela Braga, Une théorie universelle au milieu du XIXe siècle. La Grammar of Ornament d’Owen Jones, issu de sa thèse soutenue en 2013, en apporte une belle confirmation.  L’ouvrage est en effet centré autour d’un livre qui, après sa publication en 1856, a suscité un engouement extraordinaire (il a non seulement été traduit rapidement en plusieurs langues, connu plusieurs rééditions et inspiré de nombreux autres auteurs) mais a traversé le XXe siècle quasiment dans l’indifférence générale. C’est qu’il fallait une approche historique et théorique de la Grammaire de l’ornement qui intéressait peu les historiens, artistes et designers du siècle dernier, engagés dans la construction d’une histoire de l’art et du design anti-ornementale. Depuis la fameuse conférence d’Adolf Loos en 1908, « Ornement et crime », artistes, designers et architectes qui comprenaient la modernité comme une table rase du passé voyaient dans les productions artistiques et théoriques du XIXe siècle un repoussoir et les associaient à un goût pour l’ornementation éclectique, historiciste et luxueuse, dont, d’un côté, les intérieurs bourgeois surchargés (dont Mario Praz avait raconté l’histoire dans sa Filosofia dell’arredamento, 1981) et de l’autre la Grammaire de l’ornement de Jones apparaissaient comme les manifestations les plus claires.

 

         Le plus grand intérêt de l’étude d’Ariane Varela Braga est de montrer l’injustice d’un tel rapprochement. Le livre d’Owen Jones est, il est vrai, d’abord connu pour ses planches chromolithographiées qui illustrent les styles ornementaux de différentes cultures à travers le monde, depuis les ornements des « sauvages » jusqu’à ceux de la période élisabéthaine, en passant par les ornements égyptiens, grecs, romains, byzantins, gothiques, mauresques, indiens, italiens, etc. Mais Jones n’était pas seulement l’héritier de l’historicisme de son temps et ses planches n’étaient pas seulement conçues pour servir de motifs à recopier pour les ornemanistes. Bien au contraire, Jones faisait partie d’un groupe de réformateurs britanniques dans les domaines de l’art, de l’architecture et des arts décoratifs (qu’on commence alors à qualifier de « design »), parmi lesquels le peintre, designer et théoricien Richard Redgrave, Henry Cole, l’un des principaux organisateurs de la Great Exhibition au Crystal Palace à Londres en 1851, et co- directeur du Department of Practical Art avec Redgrave, ou encore Matthew Digby Wyatt, l’auteur du catalogue de la Great Exhibition. Tous ces auteurs et bien d’autres, mentionnés par Varela Braga, exprimaient depuis les années 1830 un désarroi face à la révolution industrielle, qui bouleversait la société en général et plus particulièrement la production des objets, et mettaient en crise l’artisanat, le rapport entre création et fabrication. D’une part, la production industrielle, permettant de multiplier des objets identiques à l’aide de machines, retirait à l’étape de la fabrication toute forme de création. Par conséquent, la forme des objets, les motifs ornementaux sur les textiles, n’étaient plus intégrés au processus mais le précédaient ; ils relevaient dorénavant du projet, du design des objets. Tout occupés à perfectionner les machines et à améliorer leur rendement, les industriels auraient négligé la création de formes nouvelles, se contentant de piocher dans des répertoires ornementaux des formes et des motifs du passé. Au contraire, l’artisanat se définissait selon ces auteurs par une adéquation de la forme, de l’ornementation et de la fabrication. D’autre part, le XIXe siècle se caractérisait, selon Jones, Cole et les autres, par une confusion esthétique totale, un « chaos » ornemental, ou pour le dire autrement, une absence de style propre à l’époque. L’éclectisme était aux arts plastiques ce que l’historicisme était aux sciences, la tendance dominante. Ces deux phénomènes étaient liés dans leurs analyses : chaque culture où dominait une production artisanale pouvait se prévaloir de son style propre ; la création des formes était liée aux caractéristiques singulières des peuples et l’ornementation, le résultat nécessaire, « naturel » de ces orientations locales.

 

         L’Exposition universelle du Crystal Palace, dont Jones fut le décorateur général, constitue, dans le livre de Varela Braga, le moment où la prise de conscience de cette crise est la plus aiguë. Si elle visait à montrer la triomphe de la civilisation européenne et singulièrement britannique en terme d’innovations, mettant en scène la rivalité des nations à travers leurs objets phares, elle eut un contre-effet immédiatement négatif : face au raffinement des productions artisanales des peuples dits « moins avancés », comme les Indiens Moghols, particulièrement admirés, les objets produits en Europe paraissaient indigents. Les réformateurs britanniques des arts décoratifs y virent la nécessité de tirer les leçons de ce paradoxe et d’inventer un style qui serait à la hauteur des « avancées » de leur société, qui serait compatible avec la production industrielle. La Grammaire de l’ornement naquit dans ce contexte et se donna comme projet ambitieux de fournir les conditions de possibilité de ce nouveau style européen. Le livre se situe, dit Varela Braga, à l’intersection entre la naissance de la science de l’histoire de l’art, le développement du comparatisme comme méthode scientifique et les besoins d’une nouvelle ornementation appliquée à l’industrie. En 1856, de nombreux recueils historiques de motifs ornementaux avaient déjà paru en Grande-Bretagne comme l’Encyclopedia of Ornament de Henry Shaw (1842) ou les Specimens of Ornamental Art selected from the Best Models of the Classical Epochs (1850) issu de la Government School of Design. Mais la grande originalité de Jones était de vouloir établir une « grammaire » de l’ornement : l’ornement constituait un langage propre avec des règles spécifiques. Par-delà les époques et les différents styles, on pouvait remonter à des principes universels, inspirés directement des lois de la nature. Jones empruntait ainsi à la linguistique et à la méthode de la « grammaire comparée » popularisée par Franz Bopp sa conception structurale de l’ornement. De même que les linguistes cherchaient dans les langues connues une racine commune, de même Jones partait des styles historiques de l’ornement pour induire des constantes. Il établit ainsi trente-sept principes généraux, que Varela Braga regroupe en trois domaines : les principes généraux, les principes liés à la forme et ceux liés à la couleur. Partant de l’idée qui servait de base à la pédagogie de la Government School of Design, de la dépendance de l’ornement vis-à-vis de l’architecture, Jones développa une approche formaliste de l’ornement, conçu comme un jeu de surfaces, des variations sur des formes élémentaires et une définition de la beauté comme harmonie et repos directement inspirée de Leon Battista Alberti. Mais il accordait une importance bien de son temps à la couleur, dont les relations étaient conçues mathématiquement, dans la lignée des travaux de George Field (Chromatics, 1817) et d’Eugène Chevreul (De la loi du contraste simultané des couleurs, 1839). Ainsi, expliquait Jones, l’effet des couleurs sur l’œil étant différent (le jaune valant 3, le bleu 8, le vert valant donc la somme des deux, 11), les meilleurs ensembles ornementaux sont ceux où ces proportions sont parfaitement respectées.

 

         Cette théorie structurale se manifestait également dans les planches illustratives de la Grammaire de l’ornement. Varela Braga explique dans le détail comment ces planches ont été réalisées, d’après des dessins à la main de Jones ou de collaborateurs, recopiant des motifs extraits d’objets des collections des musées londoniens ou directement copiés sur site (comme les motifs de l’Alhambra, dont Jones était le grand spécialiste, ou ceux des mosquées du Caire, que l’architecte John William Wild lui envoyait). En effet, le travail de réélaboration des dessins produisit une simplification des formes et des couleurs, renforçant les régularités, soulignant les contrastes et surtout, gommant toute référence à la matérialité originelle des supports de ces motifs. On ne sait plus, en regardant une planche de la Grammaire, s’il s’agit de motifs issus de tapis, de murs ou de boiseries. La mise en page très élaborée des planches, où Jones valorisa les effets de symétrie, quitte à associer des motifs issus d’objets parfois chronologiquement très éloignés, confortait cette dématérialisation de l’ornementation. Pour Varela Braga, c’est l’un des aspects de la Grammaire de l’ornement les plus novateurs et elle y voit une préfiguration des théories gestaltistes appliquées à l’histoire de l’art, dont le livre d’Ernst Gombrich, The Sense of Order, sera une application tardive.

 

         Mais si l’intention principale de Jones était de repérer, à travers les styles historiques, les régularités qui confirmaient la présence de lois universelles et naturelles de l’ornement, son livre laissait apparaître une hiérarchie au sein des cultures artistiques. Rompant totalement avec le classicisme des beaux-arts et avec le revival gothique prôné par Pugin ou Ruskin, Jones n’hésitait pas à affirmer son admiration pour l’ornementation des « sauvages » (principalement les Maori) qui exprimaient, selon lui, avec le plus de fraicheur, la vigueur naturelle des formes et des couleurs. Plus un peuple est vivant, écrivait Jones, plus il aime utiliser les couleurs primaires ; plus il est décadent, plus il se complaît à l’usage des couleurs secondaires ou tertiaires, à l’instar des Italiens de la Renaissance. Mais c’est surtout l’art islamique et singulièrement sa variante « mauresque » (c'est-à-dire l’Alhambra) qui constituait pour lui le sommet de l’art ornemental. En effet, l’ornementation arabe combinait la rigueur géométrique des formes élémentaires à une invention toujours renouvelée et maniait la science des couleurs primaires avec une justesse parfaite. De plus, contrairement aux Européens qui ne firent que copier les Grecs, les Arabes surent inventer de nouvelles formes à partir du même modèle. Jones partageait l’islamophilie de bon nombre de ses contemporains, mais sans tomber dans les fantasmes orientalistes. Son Orient consacrait la rationalité de l’esprit humain et couronnait le panthéon des arts ornementaux.

 

         Varela Braga réussit donc très bien à montrer en quoi la Grammaire de l’ornement appartient à son temps et s’en distingue, ce qui explique son grand succès pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Loin d’être un simple recueil luxueux de belles planches de motifs, le livre de Jones apparaît dorénavant avec toute sa consistance historique et théorique. Si l’entreprise de Varela Braga a le mérite de redonner toute son importance à la Grammaire de l’ornement, néanmoins elle va parfois trop loin dans l’excès d’éloges – ce qui est souvent le cas dans les monographies consacrées à un auteur relativement oublié. Par exemple, dans le dernier chapitre où elle compare Jones à Semper et à Ruskin, deux figures beaucoup plus connues, à propos des remarques enthousiastes de Jones sur les ornements des « sauvages », Varela Braga ajoute : « Son raisonnement semble ainsi bien plus moderne que celui de Semper qui demeure ancré dans une vision historiciste, considérant chaque manifestation artistique comme le produit d’un idéal et d’une histoire différente. » (199) La « modernité » apparaît ici un peu comme un label de qualité, et même un critère de supériorité. Ce qui est sous-entendu ici, c’est que la position de Jones anticipe celle des primitivistes du début du XXe siècle, voire du Lévi-Strauss de « Race et culture ». Le problème est que les valeurs qu’on rattache à la modernité sont extrêmement diverses. La modernité, c’est aussi, selon d’autres auteurs, l’impérialisme colonial, le refus de l’ornement ou encore le matérialisme historique. Dans son dernier livre (Face au chaos. Pensées de l’ornement à l’âge de l’industrie, 2018), Rémi Labrusse montre bien que parmi les réactions chez les artistes et les intellectuels face à la révolution industrielle, l’attitude des réformateurs comme Jones n’est qu’une des possibilités qui ont nourri l’aube du XXe siècle. Il n’y a plus besoin, pour défendre un auteur tel qu’Owen Jones, d’affirmer qu’il est « moderne ». Au contraire, le grand intérêt de ce genre de figures et de l’étude de l’ornement est de faire éclater le glorieux récit de la modernité en fragments bariolés et en histoires non linéaires.