Singh, Kavita : Real Birds in Imagined Gardens. Mughal Painting between Persia and Europe, 116 p., 6 x 8 1/4 inch., 36 col. ill., ISBN : 978-1-60606-518-1, 15 $
(Getty Publications, Los Angeles 2017)
 
Compte rendu par Mélisande Bizoirre, Université Aix Marseille
 
Nombre de mots : 1735 mots
Publié en ligne le 2018-11-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3274
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          Comment les artistes moghols ont-ils utilisé les styles européen et persan pour créer une peinture propre ? Telle est la question posée par Kavita Singh, professeur à l’université Jawaharal Nehru de New Delhi, dans ce court essai (80 pages de texte) publié par le Getty Research Institute. La problématique n’est pas neuve, tous les historiens de l’art islamique indien ayant pointé le phénomène d’accumulation de styles présent dans les peintures, qui, paradoxalement, confère à l’art moghol son originalité. Elle reste cependant d’actualité, comme en témoigne la toute nouvelle publication de Mika Natif, Mughal Occidentalism. Artistic Encounters between Europe and Asia at the Courts of India, 1580-1630 (Brill, 2018), qui fait écho aux récentes recherches sur le farangi sazi (style européanisant) dans la peinture persane par Amy Landau et Negar Habibi.

 

         Comme M. Natif, K. Singh s’attelle à la période la plus ancienne de la peinture moghole, les règnes d’Akbar (1556-1605) et de son fils Jahangir (1605-1627), moment de formation par la création de grands ateliers royaux et princiers. Son texte n’a pas cependant l’amplitude d’un ouvrage de recherche. En quelques étapes historiques (début des ateliers moghols sous Humayun et Akbar, fin du règne d’Akbar, atelier du prince Salim alors qu’il s’oppose à son père, puis lorsqu’il règne sous le nom de Jahangir), scandées par des descriptions et analyses d’une dizaine de chefs-d’œuvre bien connus, l’auteur se propose avant tout de démontrer que « le ‘style’ était une part de la boîte à outils des artistes indiens » (p. 9).

 

         Le livre débute par l’analyse d’une peinture tardive de l’Awadh, Amoureux et musiciennes dans un paysage, par Mir Kalan Khan. Deux styles sont utilisés conjointement dans la représentation des personnages : la musicienne, représentée de profil, avec de larges yeux en amande, un fort sourcil et un modelé affirmé, s’oppose au couple, qui emprunte davantage à la tradition persane, avec ses silhouettes sinueuses et ses faces rondes, représentées de trois quarts, dans la mouvance de Riza Abbasi. Pour l’auteur, la compréhension de cette différence de style est indispensable pour appréhender le sens profond de la peinture : les trois personnages ne sont pas situés dans le même degré de réalité, les amoureux étant en fait une illusion créée par le chant de la jeune femme qui pince les cordes de sa vitarka mudra.

 

         Le reste de l’ouvrage décline, avec d’autres œuvres, la même méthodologie. L’auteur s’arrête principalement sur dix peintures :

  • Humayun dans un jardin‌ par Dust Muhammad (Page de l’Album de Jahangir), v. 1546, Berlin, Staatsbibliothek ;
  • Akbar présentant une peinture à son père, par Abd al-Samad, v. 1550-50, Téhéran, Bibliothèque du Golestan ;
  • Akbar reconnaît sa mère à Kabul, attribué à Madhu, v. 1602-03 (page d’un Akbarnama), Londres, British Library ;
  • Un roi, ayant tué accidentellement un jeune homme, offre à sa mère sa pénitence, attribué à Miskin, v. 1597-98 (page d’un Matla al-Anvar), New York, Metropolitan Museum of Art ;
  • Le sage sufi réprimande le vain derviche, par Basawan, 1596 (page d’un Golestan de Saadi), Oxford, Bodleian Library ;
  • Jahangir visite l’ascète Jadrup, attribué à Govardhan, v. 1616-1620, Paris, musée Guimet ;
  • Shah Salim sur le trône, par Mansur et Manohar, v. 1600-1601 (Page de l’Album de Saint-Pétersbourg), Saint-Pétersbourg, Institut d’études orientales de l’académie des sciences ;
  • Jahangir embrasse Shah Abbas, par Abu’l Hasan, v. 1615 (page de l’Album de Saint-Pétersbourg), Washington, Freer Gallery of Art ;
  • Jahangir préfère un sufi aux rois, par Bichitr, 1615-1618, Washington, Freer Gallery of Art ;
  • Yusuf poursuivi par Zuleikha, par Bihzad, Iran, 1488-89, Londres, British Library.

 

         Ces peintures font toutes l’objet d’une description analytique, s’attardant parfois sur des détails signifiants rarement relevés, comme la forme des « pierres parlantes » ou le cheminement dans un paysage (p. 14-16). D’autres œuvres sont évoquées plus succinctement, en comparaison ou en appui d’un élément du texte[1].

 

         Les analyses picturales prennent place dans un développement historique, liant situation politique, personnalité des souverains et évolution de la production artistique. Ainsi K. Singh rappelle-t-elle que l’illettrisme d’Akbar (qui n’est pas entièrement prouvé cependant) a probablement joué un rôle dans l’illustration abondante des livres qui lui étaient dédiés (p. 20), et que l’évolution de son statut politique, son désir d’entrer dans l’histoire, explique probablement le recours à des modèles européens. Évoquant la cour du prince Salim, futur Jahangir, dans les années 1590, elle montre aussi que son retour à la tradition picturale iranienne, symbolisé par la compilation de l’album Golshān, est certes lié à l’arrivée de nouveaux peintres persans mais aussi probablement à des raisons politiques. Le jeune prince s’oppose alors à son père, et favoriserait la tradition iranienne pour « forger une identité culturelle distincte de celle du centre impérial de Akbar » (p. 54),  dans un « geste œdipien de rejet » (p. 48), et probablement pas par goût personnel. Cette argumentation, assez séduisante, a toutefois l’inconvénient de s’appuyer sur une peinture réalisée à deux mains par Mansur et Manohar, qui présente un mélange net des deux styles, avec un trône et un habit certes très persianisants, mais un visage, des mains et des pieds qui s’éloignent nettement du canon iranien pour se rapprocher des conventions plus européennes (modelé, usage du profil, etc.) – ce que l’auteur ne détaille pas. À cette vue, il semblerait nécessaire d’apporter davantage de nuances à une affirmation telle que « Et à peine Jahangir monta-t-il sur le trône que la peinture à sa cour, qui avait cultivé aussi assidûment un aspect persan, revint à une mode européanisante » (p. 55). Pourquoi, ainsi, analyser cette juxtaposition de styles de manière très différente de celle du tapis et des portraits dans Jahangir préférant un sufi aux rois, peinture réalisée quelques années par la suite pour le même commanditaire (p. 63-70) ?

 

         Si la démonstration est claire, bien menée et dans l’ensemble convaincante, on relève parfois des surinterprétations, ou tout au moins des défauts d’argumentation. La petite taille de l’essai justifie sans doute quelques raccourcis, mais ceux-ci peuvent devenir problématiques, par exemple lorsque les dizaines de pages d’analyse de M. Barry sur la représentation d’Alexandre par Bihzad, qui font appel à des sources nombreuses et diverses, sont résumées en une formule : « le cheval d’Alexandre (qui symbolise les sens), son groom (qui symbolise le contrôle sur les sens) et les trois assistants (qui symbolisent la fureur, la luxure et l’imagination) » (p. 41). Par ailleurs, dans l’analyse de la peinture de Basawan, Le sage sufi réprimande le derviche  vaniteux[2], l’auteur affirme : « La stérilité spirituelle du derviche est soulignée par la coupe et le pichet d’eau à son côté, qui sont tous les deux secs, et il est assis le dos tourné à un mur couvert d’hexagrammes, qui est un symbole mystique de l’interpénétration des royaumes terrestre et spirituel » (p. 38). Considérer l’aiguière en métal comme vide est déjà une interprétation discutable, mais surtout, le motif d’étoiles qui orne un soubassement n’a rien de très inhabituel dans la peinture moghole[3]. Lui conférer une signification aussi forte nécessite davantage qu’une simple affirmation… d’autant plus que ces mêmes étoiles sont présentes de part et d’autre de la pièce où sont représentés les personnages, et pas réellement dans le dos de l’un d’entre eux. Par contre, un élément évident, celui d’un pot renversé et d’un pot debout qui encadrent une porte, est passé sous silence, alors que le rapport aux deux personnages de la scène semble plus probable. Davantage de comparaisons avec d’autres peintures et un appel plus fréquent aux sources écrites, ou au moins un appareil de notes  plus complet, auraient sans doute permis de mieux éviter ces écueils.

 

         L’une des questions centrales de l’ouvrage tient à la raison pour laquelle les peintres choisissent, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, de copier et de s’inspirer d’œuvres européennes. À cela, K. Singh répond par des considérations qui mêlent questions politiques, intellectuelles et artistiques. La voie européenne découlerait notamment d’une tendance à l’historicisme et d’un besoin, de ce fait,  de représentations précises et reconnaissables (p. 30). Les emprunts doivent donc être considérés comme des choix des artistes pour répondre à un besoin spécifique. La théorie est fondée, mais la démonstration reste parfois lacunaire. Ainsi, les filiations entre œuvres européennes et œuvres mogholes sont rarement précises, K. Singh se contentant le plus souvent de rester vague, évoquant de manière générale « les œuvres de Dürer » (p. 26, 70) ou « un motif de frise baroque décorative (et peut-être aussi un motif d’un tapis de la Savonnerie ou d’une tapisserie baroque qui auraient pu atteindre la cour moghole) » (p. 65). Le fait est dommageable quand l’analyse fait justement appel au sens originel de la gravure utilisée comme modèle : en détaillant une peinture de Miskin représentant une mère qui vient de perdre son fils, l’auteur estime que le style européanisant a été choisi pour exprimer l’affliction, et qu’un lien est ainsi tissé entre la mère et la Vierge ; cependant, aucun parallèle précis n’est effectué avec une œuvre européenne et l’auteur se contente de supposer que « la mère et les bergers en deuil sont probablement adaptés d’une gravure européenne de Crucifixion ou de Déposition » (p. 34).

 

         Malgré certains défauts, essentiellement liés à son format et à la nécessaire synthèse qui en découle, Real Birds in Imagined Gardens reste une réflexion intéressante sur la peinture moghole et la notion de style, qui a le mérite de dépasser l’habituelle constatation des emprunts stylistiques pour en questionner le sens. Servi par une belle présentation, très pédagogique, où toutes les peintures analysées et la plus grande partie des œuvres de comparaison font l’objet d’une reproduction de bonne qualité, le livre invite à affiner le regard pour apprécier toute la complexité de la peinture moghole. Sa démarche, sa problématisation claire et l’importance des œuvres sélectionnées en font une intéressante introduction pour des étudiants ou des amateurs.

 


[1] On signalera au passage deux erreurs mineures dans les légendes : p. 59, la différenciation entre Inde et Pakistan est évidemment anachronique ; p. 65, la très célèbre peinture de Bichtr est datée, dans sa légende, 1660-70, au lieu de 1615-18.

[2] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/76098

[3] Voir, par exemple, les nombreux décors architecturaux de la page Krishna et la cité d’or de Dwarka, v. 1585, Washington, Freer Gallery of Art, F1954.6. http://archive.asia.edu/explore/worlds-within-worlds/zoom/krishna-and-the-golden-city-of-dwarka.asp


N.B. : Mélisande Bizoirre prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée "Les productions artistiques à la période afshāride", sous la direction d'Yves Porter (Aix-Marseille Université).