Bois, Yve-Alain: La peinture comme modèle, 448 p, 37 ill. coul. et 25 ill. n&b, 29 €
(Mamco/ Les presses du réel 2017)
 
Compte rendu par Guillaume Le Bot
 
Nombre de mots : 1455 mots
Publié en ligne le 2018-12-19
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3292
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          Yve-Alain Bois est une personnalité connue et influente, tant en France qu’aux Etats-Unis. Co-fondateur de la revue Macula, et commentateur nuancé de l’œuvre de Clement Greenberg, il définit sa position comme celle d’un “ formalisme auto-critique ”. La Peinture comme modèle se présente comme une anthologie de textes écrits entre 1981 à 1988 et dont un seul est inédit en français (Matisse et l’archi-dessin). L’ouvrage est une réédition et traduction de la version américaine, publiée en 1991 (MIT Press). L’introduction originale, de 1990 (“ Résister au chantage ”) a été republiée sans changement, dans un souci de conservation de l’historicité du texte, ainsi que Bois le précise dans l’utile postface. Cette introduction témoigne d’ailleurs des fortes tensions d’un climat intellectuel scindé entre les tenants d’une lecture purement formaliste de l’histoire de l’art, les partisans d’une lecture plus sociale et/ou iconographique de cette même histoire et enfin les adorateurs de la “ French Theory ”.  À sa parution, Arthur C. Danto qualifia lui-même l’ouvrage de “ livre de combat ” (“ Combative book ”, Art Journal, vol. 51, n° 3, 1992). Si aujourd’hui, plus de 25 ans après sa rédaction, l’ouvrage ne plus être qualifié ainsi, il demeure un modèle de méthode et de pertinence dans les analyses poussées des œuvres et des démarches.

 

         Le premier texte, Matisse et l’archi-dessin (p. 45-133) analyse le dessin de Matisse comme “ catégorie générative ” de l’expression et les étapes qui ont permis au peintre de donner naissance à ce que Bois appelle le “ système Matisse ” (p. 89).  Ce système est un ensemble d’éléments (all-over, cadre, échelle, valeur, couleur) qui vont permettre à Matisse de sortir des ornières dans lesquelles, à certains moments, il s’était fourvoyé : néo-divisionnisme par exemple (1903/1904, p. 87 et suiv.). Bois analyse en finesse les influences qu’il a pu recevoir de Gauguin (p. 89 et suiv.) et surtout de Cézanne (p. 110 et suiv.) sur l’inachèvement ou le travail de la ligne. Si les analyses se perdent parfois dans des détails de chronologie ou des problèmes de traductions, les analyses sont pertinentes et collent au plus près aux tâtonnements et hésitations du peintre.

 

         Le second texte concerne les analyses que le galeriste Daniel-Henry Kahnweiler a écrites sur le cubisme, avant et après la Première Guerre mondiale. Selon Yve-Alain Bois, Kahnweiler est “ le seul critique à pouvoir intelligemment rendre compte du cubisme ” à son époque (p. 139). Selon l’auteur, Kahnweiler a bien perçu que Picasso n’avait compris “ l’arbitraire sémiologique de la sculpture ‘nègre’ qu’à la fin du cubisme analytique ”, et qu’avant cela, il n’avait “ entretenu qu’une relation morphologique avec l’art africain ” (p. 157). Ces analyses du galeriste sont mises en lien avec les textes de Carl Einstein, Edward Fry et de William Rubin sur les peintures de Picasso de la même époque. Comme attendu, les analyses sont menées d’un point de vue strictement formel et les linguistes comme Saussure et Jakobson sont largement convoqués.

 

         Le texte sur De Stijl est de nature différente des autres textes : rédigé pour l’Encyclopedia Universalis, il se veut surtout didactique et pédagogique, i.e. le positionnement “ formaliste ” est donc moins sensible. Y.-A. Bois se concentre sur deux notions développées par Van Doesburg et Mondrian : l’élémentarisation et l’intégration : l’élémentarisation vise à décomposer chaque pratique artistique (peinture, architecture) et à en réduire les composantes à l’essentiel ; l’intégration vise quand à elle au réagencement de ces éléments essentiels en “ un tout syntaxique indivisible et non hiérarchique ” (p. 189). L’analyse déjà connue sur New York City de Piet Mondrian (1942, MNAM, Paris - publiée dans les Cahiers du MNAM en 1985 et reproduit p. 289-329) constitue presque une suite logique et chronologique au texte sur De Stijl, dans la mesure où c’est la période “ néo-plastique ” de Mondrian qui est abordée ici. Bois explique les évolutions subtiles mais essentielles apportées par Mondrian au cours de la réalisation de la peinture (on possède une photo de l’atelier de Mondrian où la toile figure, inachevée et différente) et qui amènent Mondrian à s’affranchir totalement de l’influence cubiste (p. 302). L’œuvre du MNAM est analysées en regard de deux autres toiles : Victory Boogie Woogie (1942-44, GemeenteMuseum, La Haye) et Broadway Boogie Woogie (1942, MoMA).

 

         Le magnifique texte sur Kobro et Strzeminski - exemple de rigueur méthodologique - situe et traite la question délicate des (re)découvertes en histoire de l’art. Y.-A. Bois pointe la nature ambiguë des textes de Kobro et Strzeminski, tout à la fois essentialiste (typique des années 1920/30) et historiciste (typique des années 1960). C’est parce que les écrits de Strzeminski et Kobro sont hautement considérés par Y.-A. Bois (“ Son attention structurale en fait un historien de la longue durée ”, p. 251 ou encore “ La théorie de la sculpture proposée par Strzeminski et Kobro est l’une des plus élaborées du XXe siècle ”, p. 272) qu’il produit une analyse précise de leur doctrine : l’unisme (1924 - 1932). L’opposition récurrente aux théories de Mondrian et de Malevitch par Strzeminski et Kobro rend leur démarche d’autant plus intéressante, notamment sur la question de l’utopie en art. La peinture de Strzeminski est, à plusieurs reprises et avec raison, mise en relation avec la peinture américaine des années 1960 : celle d’Ad Reinhardt par exemple (p. 264).

 

         Le texte intitulé Percevoir Newman était aussi connu (de 1988, il avait déjà publié en français en 2011). Il résume parfaitement la démarche de Barnett Newman : “ Ce qui importe, c’est que Newman a constamment affirmé que la signification de son art était bien sa préoccupation essentielle, mais que cette signification n’existait nulle part avant son incarnation dans un tableau ” (p. 336).  Point par point, il détaille l’évolution de la pensée de Newman, celle d’avant sa “ conversion ” (son passage au “ zip ” en 1948 - cf. p. 348) se distinguant de celle qui suivront ce moment fondateur. Au cours de cette analyse, Y.-A. Bois sort - un peu forcé - de l’analyse purement formelle de l’œuvre presque philosophique de Barnett Newman.

 

         Le texte sur Ryman se veut autant un plaidoyer pour la peinture sensuelle et abstraite qu’incarne Ryman qu’une déclaration claire contre le “ retour à l’ordre figuratif auquel nous assistons ”. Il tire alors volontiers sur les “ blagues potaches ” de la Trans-Avant-Garde italienne et sur les “ beugleries Sturm und Drang du soi-disant néo-romantisme allemand ” (p. 372) qui ne sont pour lui que des “ épiphénomènes ”, position qu’il assume toujours (cf. entretien dans Art Press, n° 448, oct. 2017). En ce sens, le texte suivant, “ Peinture : travail du deuil ”, constitue une poursuite de l’analyse du texte de Ryman : il y interroge ceux qui pensent que la peinture abstraite serait morte et résume ainsi sa question : “ La peinture abstraite est-elle encore possible ? ” (p. 382). Question qui témoigne selon lui d’une “ crise historique générale ” (p. 383) dont le point de départ serait, par exemple, la vente de la Peau de l’Ours en 1912 qui spéculait cyniquement déjà sur les idéologies modernes et leur date de péremption, ou bien le retour à l’ordre initié par Picasso dès 1915, et qui fut suivi par la peinture métaphysique ou bien encore par la Nouvelle Objectivité (cf. p. 394 et suiv.). Ce texte théorique, tout comme celui qui le suit (La peinture comme modèle - recension de l’ouvrage d’Hubert Damish Fenêtre jaune cadmium) témoignent surtout des enjeux historiographiques d’ordre formel et perceptif qui traversaient les années 1970 et 80.

 

         La traduction de Painting as model apporte donc au lecture francophone un modèle de rigueur et de méthode exemplaires en matière d’histoire de l’art : lecture serrée des textes, respect de la chronologie et de l’évolution de la pensée d’un peintre qui par définition évolue au fil des années : ce que Newman écrit en 1948 s’oppose parfois à ce qu’il écrira après. Yve-Alain Bois ne tombe jamais dans la généralisation d’un propos définitif ou essentialiste forcément réducteur. Enfin, la postface et l’actualisation utile de certaines notes de bas de page - ainsi que du corps de certains textes - rendent utile la lecture ou la relecture de La peinture comme modèle. On regrettera tout de même les nombreux renvois à des illustrations qui n’existent pas (mentionnées “ Ill. ” - p. 11, 61, 65, 67, 192, etc. - alors que les “ figures ” et “ planches ” renvoient bien, elles, aux illustrations correspondantes).

 

 

Sommaire

 

 

INTRODUCTION
Résister au chantage

1. TOTEMS DE LA MODERNITÉ
Matisse et l'archi-dessin
La leçon de Kahnweiler

2. ABSTRACTION I
« L'Idée » De Stijl
Strzemiński et Kobro : en quête de motivation
New York City, de Piet Mondrian

3. ABSTRACTION II
Percevoir Newman
Le tact de Ryman

4. ARCHÉOLOGIE
Peinture : travail du deuil
La peinture comme modèle

POSTFACE

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