Madeleine, Sophie - Fleury, Philippe (dir.): Autour des machines de Vitruve. L’ingénierie romaine : textes, archéologie et restitution. Actes du colloque organisé par l’ERLIS à Caen (3-4 juin 2015), (Collection Symposia), 244 p., 16 x 24, br., ill., ISBN : 978-2-84133- 844-3, 22 €
(Presses Universitaires de Caen, Caen 2017)
 
Compte rendu par Yves Perrin, Université de Lyon-Saint-Etienne
 
Nombre de mots : 1910 mots
Publié en ligne le 2020-04-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3308
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          Actes d’un colloque organisé en 2015, publiés en 2017, ce joli livre de 243 pages est a priori connu des chercheurs en 2020 et a déjà fait l’objet de comptes rendus. Sa qualité scientifique et son intérêt historique justifient qu’on en propose un nouveau aujourd’hui. Il rassemble les textes de onze contributions et une annexe sur les maquettes du musée des technologies des Grecs de l’Antiquité (Katakolon, Olympie). Une introduction de Ph. Fleury le réinsère dans les travaux du laboratoire ERLIS de Caen sur les textes scientifiques et technologiques romains et la restitution graphique des machines et en précise les desseins. Comme l’indique son titre, il privilégie ce qu’écrit Vitruve sur les machines dans le livre X de son De architectura mais il ne s’y limite pas et exploite d’autres sources – théoriciens et ingénieurs, historiens et auteurs divers – pour faire le point des connaissances sur l’ingénierie romaine dans une perspective diachronique – l’élaboration séculaire du savoir technique dont Vitruve est redevable, l’influence de Vitruve jusqu’au Ve s. ap. J.-C. (et à la période moderne). Il ne comporte pas de conclusion. En fin de volume, des indices, une bibliographie générale et des résumés en rendent la consultation commode.

 

         Les deux premières contributions proposent une approche globale, philologique et historiographique, des questions que pose une étude des machines. Analysant la terminologie du corpus vitruvien, L. Callebat (p. 11-17) en montre la précision et la richesse mais aussi les difficultés (le recours aux métaphores, la polysémie relative et les évolutions du sens de certains termes en compliquent la compréhension et la traduction). Il s’efforce aussi de replacer le texte vitruvien dans son contexte historique pour connaître l’outillage conceptuel et les conceptions scientifiques des contemporains. T. Rihll (p. 19-30) défait un certain nombre d’idées reçues sur l’opposition entre créativité grecque et pragmatisme romain et affirme la nécessité d’une approche historique globale des machines qui permet de décrypter les évolutions de leurs techniques et de leurs usages, et le rôle généralement trop négligé que jouent dans cette histoire leurs utilisateurs et leurs « spectateurs ».

 

         Les deux exposés qui suivent traitent des machines de guerre. Exploitant Vitruve et Apollodore de Damas (et d’autres auteurs), K. Sammour (p. 31-49) s’applique à restituer quelques machines de siège tortues, béliers, tours de siège qui, pour être moins spectaculaires que d’autres, sont tout aussi importantes dans la poliorcétique. Il propose une minutieuse étude technique de leurs pièces de bois, de leur assemblage (souvent standardisé), de leur poids et aborde la question majeure de leur acheminement vers les lieux de combat et de leur traction sur le terrain de bataille.  J.-Y. Guillaumin (p. 51-63) montre que, chez Plaute, ballista et catapulta désignent ou la machine ou le projectile et que seule une analyse du contexte permet de restaurer des sens rares et dans le contexte de la comédie humoristiques.

 

         On passe ensuite aux machines installées dans les lieux de spectacle pour en servir le décor. S. Madeleine (p. 65‑82) traite du vélum des théâtres romains qu’on connaît par les textes, mais guère archéologiquement et dont les agencements possibles sont assez peu étudiés. Pour en esquisser une typologie, elle envisage la création d’un logiciel de réalité virtuelle qui permette de voir quels choix de vélum s’offraient aux architectes et/ou à leurs commanditaires en fonction de la latitude, du diamètre et de l’orientation des cavea. J.-Cl. Golvin (p. 83-96) nous fait spectateur du chantier de l’érection de l’obélisque de Karnak au Circus Maximus en 357 en s’appuyant sur Ammien Marcellin (Histoires, 17), sur les données archéologiques de Karnak et ce qu’écrit Fontana sur les moyens qu’il adopte pour élever l’obélisque du Vatican en 1586.

 

         Les exposés suivants concernent la vie économique et sociale. Ph. Fleury (p. 97-111) attire l’attention sur les erreurs de chronologie que peuvent induire les sources textuelles sur le moulin à eau. Leur mention chez Vitruve, Strabon, Antipater (Anthologie Palatine) ne veut pas dire que leur invention est contemporaine ; les sources arabes la datent du IIIe siècle av. J.-C. à Alexandrie. Ce qui n’ôte rien à l’intérêt des précisions techniques qu’apporte Vitruve notamment sur les dents des rouages et les conclusions qu’on peut en tirer sur les lieux de leur installation et leur efficacité. J.-P. Adam (p. 113-146) insiste sur la filiation et l’évolution historique des machines, notamment les grues et les treuils, depuis leur invention jusqu’à leurs perfectionnements de la Grèce classique à l’empire tardif, puis au Moyen Âge et jusqu’au XIXe s. Il avance une hypothèse spectaculaire sur la prouesse technique de la mise en place de la coupole monolithe du mausolée de Théodoric à Ravenne : réalisée in situ et installée au sol avant la construction des murs, elle est progressivement soulevée au rythme de l’élévation des murs par douze engins à roues élévatrices placés en périphérie. Exploitant les corpus épigraphique et iconographique, S. Mailleur (p. 147-159) étudie les instruments de levage et les balances employés dans les activités portuaires en s’efforçant d’imaginer à l’aide des données archéologiques leurs lieux, leurs acteurs (dossier des sacomarii) et le paysage qu’ils génèrent. P. Ducret (p. 161-172) décrypte les sens du terme machina chez Cicéron dans son évocation du chantier mené sous la responsabilité de Verrès (Verr. 2) pour le restucage des colonnes du temple des Castores sur le forum. Générique, le terme désigne plusieurs engins échafaudage, étai, machine de traction, de levage que l’on déplace au fur et à mesure de l’avancement des travaux (soutien des structures, retrait des tambours de colonne, dépôt, taille et remise en place). Les aléas de ces opérations augmentent le coût initialement prévu (et, problème récurrent jusqu’à aujourd’hui, génèrent des profits douteux !).

 

         V. Deluz (p. 173-194) rouvre le dossier des horloges et automates présents dans les espaces publics et domestiques de l’Antiquité (la clepsydre animée décrite par Ctésibios et Vitruve) au XIVe s. (horloge mécanique) en évoquant l’importance de Vitruve tout au long de cette vaste période et l’histoire de leur statut. Ce sont des gadgets distrayants dont on n’envisage pas une application pour améliorer la productivité dans l’Antiquité et il faut attendre les automates du XIVe s. pour que s’ouvre une nouvelle ère des techniques.  

 

         K. Kotsanas (p. 197‑210) donne à voir les reconstitutions des machines décrites par Vitruve et les autres théoriciens et ingénieurs grecs exposées au Musée des technologies des Grecs de l’Antiquité. Ces reconstitutions l’amènent à une réflexion sur notre méconnaissance de la technologie grecque et sur son niveau qu’il estime proche de celui des débuts de l’ère industrielle.

 

         Le volume ayant déjà fait l’objet de comptes rendus et nos compétences en matière de mécanique étant fort médiocres, on prendra ici en considération ce que sa lecture continue apporte à la connaissance historique. Ce choix est d’autant plus légitime qu’il est d’une belle homogénéité parce qu’il est interdisciplinaire – il constitue un bel exemple de la fécondité d’une confrontation entre données textuelles, iconographiques et archéologiques – et que les contributeurs ont tous respecté les consignes scientifiques et éditoriales définies par les organisateurs et éditeurs du colloque, notamment en proposant des descriptions techniques d’une grande précision et de nombreux croquis, dessins et reconstitutions numériques (dont l’équipe de Caen s’est fait une spécialité) – qui donnent à voir les mécanismes et d’imaginer leurs manœuvres, avec une judicieuse mise en page qui permet au lecteur de visualiser commodément ce que décrivent les analyses textuelles, ce que le non spécialiste de la mécanique apprécie hautement.

 

         Parmi les apports du volume, trois semblent particulièrement notables :

 

- Les questions terminologiques d’abord : toutes les études abordent le vocabulaire de Vitruve et des autres auteurs en soulignant les difficultés que pose la traduction obérée par les erreurs et approximations léguées par les multiples et séculaires traductions.  Dans des textes contemporains sont employés des noms multiples pour désigner la même réalité avec ses variantes et le sens des termes évolue dans le temps ; entre création et créativité, appellations spécifiques et génériques, le traducteur doit chercher les motivations de l’auteur. Illustration de ces difficultés : trois restitutions de la tortue des terrassiers sont proposées tortues de Diadès (K. Kotsanas), de Vitruve et d’Athénée (K. Sammour, Ph. Fleury et S. Madeleine).

 

- Les machines ensuite, évidemment. Si toutes ne sont pas étudiées dans le volume, celles qui le sont permettent d’aborder tous les domaines, militaires, civils, économiques, édilitaires et privés. Replacés dans leur contexte, leurs usages ouvrent des horizons sur leur place et leur statut dans la société contemporaine, son fonctionnement et son imaginaire. On perçoit les liens qu’elles tissent entre les commanditaires, les financeurs, les ingénieurs, les artisans et ouvriers qui les réalisent et le public et leur rôle dans la propagande de leurs commanditaires. Leur niveau technique remarquable permet de rendre compte du gigantisme des chantiers romains et de l’audace des ingénieurs, mais aussi de l’entretien régulier du patrimoine bâti, de leur efficacité stratégique et économique – machines de guerre, installations portuaires, moulins etc. – et, au-delà, de la science de la logistique militaire et civile. Articulant sciences exactes les « mathématiques » (ta matemata) et sciences appliquées mécanique, optique et hydrostatique –, les machines attestent le raffinement et l’efficacité de l’outillage conceptuel gréco-romain.

 

- L’approche diachronique enfin : explicitement ou implicitement, les contributions concourent à une esquisse d’une histoire des techniques de l’Antiquité au Moyen Âge, voire à toute la période préindustrielle. Tout en confirmant l’importance du legs de Vitruve dans cette histoire, elles invitent à remettre en cause ou nuancer la connaissance réputée établie de l’ingénierie grecque et romaine et certaines de ses conceptions actuelles. Elles invitent notamment à réviser le double locus qui oppose le génie grec et le pragmatisme romain, la haute maîtrise technologique gréco-romaine et la passivité de ceux qui la reçoivent ensuite – qui ont les compétences non seulement pour l’assimiler, mais la perfectionner – .

 

          En dépit de son apparente modestie, le volume apporte des informations précieuses sur les machines antiques et alimente la réflexion sur l’histoire des technologies et leur place dans la vie intellectuelle, politique, sociale et économique. Le lire en le rapportant à ce qu’écrit L. Russo (Notre culture scientifique. Le Monde antique en héritage, trad. frce, Paris, 2019) sur le caractère fondamental de l’apport des Grecs aux sciences contemporaines confirme l’actualité de ses desseins et invite à les poursuivre.

 

 

Table des matières

 

Philippe Fleury : Introduction,  7

Louis Callebat : La terminologie des machines vitruviennes, 11

Tracey Rihll : La créativité grecque et le pragmatisme romain : mythes et réalités, 19

Karim Sammour : Apport de la restitution et de la contextualisation des machines de siège de Vitruve et d’Apollodore de Damas, 31

Jean-Yves Guillaumin : À propos de la « baliste » et de la « catapulte » chez Plaute, 51

Sophie Madeleine : Essai de typologie du vélum sur les théâtres romains, 65

Jean-Claude Golvin : Érection de l’obélisque unique de Karnak au Circus Maximus. Essai de restitution du chantier, 83

Philippe Fleury : L’invention du moulin à eau,  97

Jean-Pierre Adam : Maius tympanum, de Vitruve à Clamart, 113

Stéphanie Mailleur : Les machines employées dans les activités portuaires : une approche épigraphique et iconographique, 147

Pauline Ducret : Une machine au service d’un chantier de restauration : le restucage des colonnes du temple des Castors à la fin de la République,  161

Vincent Deluz : De la clepsydre animée à l’horloge mécanique à automates, entre Antiquité et Moyen Age, 173

annexe

Konstantinos Kotsanas : Musée des technologies des Grecs de l’Antiquité, 197

Bibliographie, 211

Index des noms de personnes, 223

Index des noms de lieux, 225

Index des termes techniques, 228

Résumés français et anglais, 231

Notes sur les auteurs, 241