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Compte rendu par Eric Thil Nombre de mots : 2264 mots Publié en ligne le 2020-01-24 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3328 Lien pour commander ce livre M. Philippe Junod, professeur honoraire d‘histoire de l’art à l’Université de Lausanne en Suisse, nous fait le plaisir de continuer ses recherches sur les dialogues entre les arts dans un ouvrage répondant aux travaux qu’il avait déjà entrepris dans Contrepoints : dialogue entre musique et peinture (Genève, Contrechamps, 2006). Ce nouvel opus explore un panel plus large d’arts, ce qu’évoque d’ores et déjà le titre De la Fraternité des arts. Nouveaux contrepoints. Jouant sur les sens propre et figuré du substantif musical, Philippe Junod revient à travers ses « quelques essais » (p. 8) d’une part sur une histoire de la musique (chapitres 1 et 2) ainsi que de sa réception (chapitre 5) et d’autre part sur le développement parallèle de la musique avec les arts architectural (chapitre 3) et sculptural (chapitre 4).
L’introduction indique que sera étudié le rôle « fédérateur » de la musique (p. 8) dans une perspective diachronique qui s’étend de l’Antiquité au XIXe siècle, ère considérée comme son apogée, d’abord à cause des compositions de Richard Wagner et ensuite à cause d’une prise de conscience de la supériorité de la musique sur les autres arts par les poètes et philosophes (p. 8). Afin de justifier le rapprochement tant des différents arts que des divers essais, l’auteur met en avant le problème de la notion de Gesamtkunstwerk, jugée trop floue pour ainsi tenter de dresser un bilan (p. 9), ce qui deviendra le but du chapitre 1.
Si la forme du titre De l’œuvre d’art totale ou du Gesamtkunstwerk rappelle celle des ouvrages philosophiques antiques, loin de vouloir apporter une nouvelle pierre à cet édifice « [des] plus hétérogènes » (p. 11), M. Junod revient sur la complexité d’une notion jugée fourre-tout dont l’imprécision méthodologique et définitionnelle englobe tous les arts et toutes les périodes (p. 11), rappelant ainsi le caractère anachronique du terme qui ne fut inventé qu’en 1827 (p. 12) pour être oublié par les classiques puis remis à la mode par les avant-gard(ist)es vers 1983. On louera ainsi la volonté auctoriale de « mettre un peu d’ordre dans le chaos méthodologique » lié à ce substantif « portemanteau » (p. 13). S’en suit une liste de définitions réduites au nombre de 8, chacune détaillée de manière diachronique et excellemment documentée (p. 14-25). Philippe Junod tente alors de dégager une idée commune (celle de l’unité perdue) à cet ensemble pour contrebalancer les « malentendus » (p. 26), avant de montrer la vaste étendue d’arts englobés par cette notion (p. 31-41). Ce « fantasme unitaire qui traverse le XXe siècle semble se prolonger au XXIesiècle en obsession chimérique » (p. 41), telle est la conclusion de ce premier chapitre, laissant le soin au lecteur de s’interroger rhétoriquement sur le bien-fondé et l’utilisation d’une telle notion (p. 42). La transition vers le chapitre 2 est alors toute trouvée : l’étude des avatars de l’œuvre d’art totale.
C’est à Richard Wagner que revient l’honneur d’être le premier de ces représentants. Son esthétique et le lien qui l'unit au Gesamtkunstwerk feront l’objet d’une analyse dans une partie qui leur est exclusivement dédiée et qui s’intitule De la fortune critique du Wagnérisme et de quelques malentendus. Adulé comme conspué, le géant de Bayreuth ne laisse personne indifférent : l’auteur commence par rappeler le culte dont bénéficia, de son vivant, le compositeur préféré de Louis II (p. 45) et insiste sur le rôle important de la France dans la réception d’une œuvre qui prendra l’effet d’une véritable propagande (p. 46). Ce différend opposant les artistes en faveur de Wagner à l’antipathie des critiques musicaux prendra des proportions épiques, notamment après les guerres de 1870 et 1914 (p. 52) et se reflétera notamment à travers parodies et caricatures dont certaines illustrent l’ouvrage (p. 53 et 73). L’auteur rappelle ensuite les paradoxes inhérents au projet wagnérien de réformer l’opéra (p. 55), puis les malentendus découlant de la vague wagnérienne, avant de s’arrêter plus longuement sur les rapprochements inattendus entre les œuvres de Wagner et d’autres créations (p. 56). Pour expliquer ces nouvelles ambiguïtés, Philippe Junod met en avant la confusion des théories wagnériennes, qui pouvaient dès lors servir plusieurs causes, dont notamment le concept d’œuvre d’art totale (p. 58). Si cette dernière se réclame de Wagner, l’auteur signale une bien étrange curiosité en insistant sur le fait que le musicien tolérait une certaine convergence mais refusait un mélange des sens et donc des arts (p. 59). Enfin, L’historien s’arrête un moment sur la dette que la postérité doit au compositeur en dressant une liste très complète d’artistes qui s’en réclament ou qui lui ont rendu hommage (p. 61-73).
Le chapitre 3 souhaite faire le point sur les rapports entre musique et architecture. Philippe Junod indique que malgré une bibliographie somme toute abondante sur la question, le sujet ne semble pas avoir retenu l’intérêt des chercheurs (p. 75). Pour expliquer les rapports unissant ces deux disciplines, l’auteur revient à l’origine mythique en mentionnant le récit étiologique d’Amphion (p. 76) et sa postérité dans les arts (à nouveaux quelques tableaux viennent orner ses dires p. 77) et les lettres (p. 78). Le chercheur rappelle également la présence d’expressions thématiques communes aux deux arts, en particulier depuis les romantiques (p. 79-82). S’attachant ensuite à montrer les complicités entre musique et architecture, l’historien dresse un panorama de personnalités qui ont tenté de lier les deux domaines, soit de façon solitaire, soit par des collaborations telles que des installations acoustiques ou des décorations de salles accompagnées de croquis et autres plans, afin d’illustrer les divers points soulevés (p. 83-89). Afin d’expliquer cette filiation, l’auteur remonte au Paragone de la Renaissance italienne qui s’appuierait sur une citation de saint Augustin (apocryphe, comme il le démontre en annexe p. 115-120) ainsi que sur les philosophes antiques du Nombre (p. 90-104). Cette vision du monde explique en partie la volonté de proportionner la musique ou encore son rôle prépondérant dans la création et le fonctionnement de l’univers, phénomènes qui justifieraient ainsi le rapprochement avec l’architecture et qui se retrouve jusqu’au XXe siècle (p. 102). Ce sont donc les mathématiques qui sont à l’origine de cette correspondance surprenante, notamment via la notion de rythme, qui est « un dénominateur commun entre le visible et l’audible » (p. 106). Enfin, c’est à travers la figure du récepteur que la musique (en particulier instrumentale) prendra une dimension spatiale en plus de celle temporelle qu’elle connaissait jusqu’alors (p. 108-109). De fait, le lecteur se voit lentement ramener de nouveau à la notion de Gesamtkunstwerk, modernisée par le rapprochement entre musique et architecture (p. 113).
Le chapitre 4 naît du désir de l’auteur « de compléter un triptyque […car] si les relations entre la musique et la peinture ou l’architecture ont fait l’objet de nombreux travaux, celles qui concernent la sculpture […n’ont] jamais été envisagées » (p. 121). Philippe Junod explique ce paradoxe, voire cet « oxymore » par une forme de compétition entre ces deux arts. Davantage rapprochée de la peinture, la sculpture va néanmoins perdre ses lettres de noblesses à partir de l’époque romantique qui lui préfèrera le sens de l’audition (p. 122). Ce n’est que sous la modernité symboliste que les deux disciplines se réconcilieront (p. 124), notamment sous l’influence de Beethoven. C’est ainsi qu’une première tentative se retrouve à travers la représentation sculpturale des musiciens (en buste ou de façon monumentale), dont l’historien rappelle quelques avatars du Moyen Âge jusqu’au XXe siècle (p. 126-130). L’auteur s’attache alors aux instruments dont la taille peut, à maints égards, être considérée comme un travail de sculpture artistique. Néanmoins, en parallèle se développe une « veine ironique […] de Dada à Flexus » (p. 131-132). La recherche d’une « forme pure » chère aux avant-gardes allait également permettre la réconciliation des deux domaines, bien que l’auteur rappelle malicieusement que ce phénomène se retrouvait déjà chez les philosophes antiques, tel Pythagore, qui y avaient réfléchi à travers les mathématiques (p. 134). Philippe Junod démontre alors l’intérêt des artistes pour Bach, dont l’influence se perçoit sur de nombreux artistes contemporains, avant de rappeler que certains artistes pratiquaient eux-mêmes l’art musical ou s’attachaient à des collaborations pour créer leurs propres œuvres (p. 137-138). Enfin, la dernière partie de l’essai découle logiquement de cette dernière remarque en présentant aux lecteurs diverses « sculptures sonores » (p. 138-142).
Le dernier chapitre, quant à lui, s’attache au « protagoniste oublié » qu’est l’auditeur en peinture (p. 145). En effet, malgré les nombreuses études du son, des artistes et des instruments, l’auditeur semble délaissé par l’histoire de l’art (p. 148). De plus, il ne commença d’intéresser véritablement les peintres qu’à partir du XIXe siècle, à condition d’omettre les représentations mythologiques à l’instar d’Ulysse ou de Midas (p. 149), les allégories ou les autres personnages des tableaux, qui de toute façon ne sont jamais représentés en train d’écouter (p. 150). Selon l’auteur, il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que les arts soient considérés comme des moyens d’expression qui prennent en compte un récepteur (p. 151), réflexion qui se poursuivra jusque dans les philosophies du XIXe siècle. L’une des raisons est que la musique, art non figuratif par excellence (notamment lorsqu’elle est instrumentale et donc pure, p. 154), implique un auditeur dont les sensations et sentiments lui seront révélés par ce qu’il écoute. L’autre raison se trouve dans le pouvoir que peut exercer la musique sur le récepteur, comme le rappelle les mythes d’Orphée ou de David (p. 152-153). Qui plus est, « l’éducation du public au silence [qui] fut laborieuse et tardive » (p. 150) doit une fière chandelle à la littérature, qui de Mme de Staël à Proust, instaurera une poétique et de véritables règles d’écoute (p. 157), voire sera en partie responsable de la correspondance des arts de par les Salons baudelairien (p. 159). Cet auditeur se voit donc « mis en scène » à partir du romantisme (p. 164) dans des postures-clichés, phénomène probablement privilégié par les occurrences de plus en plus importantes de concerts intimistes (p. 162). Le « culte des vedettes » (p. 165) telles que Liszt, Beethoven ou encore Wagner, en plus de proposer des portraits, invente une nouvelle forme iconographique : celle des adeptes de leur musique, occupés à écouter leurs compositions. Personnages absents, les maîtres demeurent néanmoins présents à travers le titre ou les morceaux choisis (p. 165-172). Enfin l’auteur achève son chapitre par l’implication de la peinture non figurative, qui se donne pour tâche d’illustrer la musique dans une partie dont le titre, « l’œil écoute » (p. 173), rappelle la devise de Soupault. Enfin, l’annexe propose un extrait d’une fiction d’Étienne Barilier retraçant l’expérience de Solange (fille de George Sand) jouant un extrait de Chopin au piano, ultime forme de la réception de la musique par l’art littéraire (p. 179-181).
L’ouvrage de 192 pages, format poche, en facilite le transport ainsi que la lecture. Fin connaisseur d’art, l’auteur ajoute de nombreuses illustrations qui vont de simples croquis à des tableaux de maîtres, en passant par quelques caricatures cocasses. Au centre du livre, 8 pages d’images en couleur dont on regrettera le manque de renvois au sein même du texte, bien que cela n’empêche en rien la conquête du lecteur. Charmé, le récepteur l’est également par les nombreuses anecdotes comiques ainsi que le ton quelque peu « ironique » (p. 9) et malicieux de Philippe Junod. Si, par ailleurs, on saluera la connaissance encyclopédique et la volonté clarificatrice de ce dernier, on ne pourra s’empêcher toutefois de remarquer que cette érudition peut rendre l’accès au savoir difficile : en effet, les catalogues rabelaisiens de patronymes (p. 36 ou 76 entres autres) ou de citations (p. 44 à 49) ont tendance à donner une impression labyrinthique au texte, à l’instar du nombre élevé de notes de bas de page (97 pour le chapitre 2 et jusqu’à 146 pour le chapitre 3 !). La culture de l’historien est telle qu’il oscille facilement entre quatre langues (français, anglais, allemand et italien), mais son enthousiasme lui fait parfois oublier de traduire les textes sources. La diversité des sources (documents historiques, mémoires, romans, articles scientifiques, etc.) est à souligner et ajoute encore aux doctes connaissances de M. Junod, bien que cela puisse parfois donner l’impression d’une confusion méthodologique. De même, les transitions entre les diverses parties ne sont pas toujours claires, néanmoins, l’auteur s’en tire toujours avec un certain humour et un style plaisant malgré quelques erreurs de frappe (p. 7 le renvoi en note de bas de page ; p. 14 l’oubli d’un « t » au verbe, p ; 156 l’emploi d’un t en italique) pour lesquelles le relecteur de la maison d’édition serait davantage à mettre en cause.
En conclusion, ce petit livre s’adresse avant tout aux spécialistes (afin, entre autres, de résumer les recherches en cours) qui se doivent absolument de le lire, ainsi que son prédécesseur. En plus d’être un bel hommage à la musique, l’ouvrage présente ses respects aux autres arts et l’on ne peut qu’applaudir l’historien de ce travail titanesque qui pousse à la réflexion une fois le rideau de la dernière page tombé.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |