Farhat, Georges (dir.): André Le Nôtre, Fragments d'un paysage culturel. Institutions, arts, sciences et techniques.
300 p., 215 ill. coul., in-4°
ISBN 2-901437-19-2 / 40 euros
(Musée de l'Île-de-France 2006)

 
Rezension von Kristina Deutsch, EPHE Paris
 
Anzahl Wörter : 1896 Wörter
Online publiziert am 2007-04-25
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=34
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Pour commémorer le tricentenaire de la mort d’un des plus célèbres jardiniers de l’Occident, un colloque au Musée de l’Île-de-France, au Château de Sceaux, réétudiait, en 2000, André Le Nôtre, d’un point de vue inédit. Au lieu de partir d’un grand personnage et de ses exploits, on le cerne en étudiant l’horizon culturel et intellectuel dans lequel sont survenues ses créations. Les interventions des chercheurs de différentes disciplines historiques sont maintenant parues sous la direction de Georges Farhat. Le titre André Le Nôtre. Fragments d’un paysage culturel, souligne le caractère du livre, une sorte de caléidoscope d’approches variées. Le sous-titre « Institutions, arts, sciences & techniques » montre l’organisation de ce recueil : les différents textes sont classés dans des catégories dont chacune permet d’éclairer une autre facette de la « Gartenkultur », la culture du jardinage, du Grand Siècle (p. 5). En effet, une telle image fragmentaire donne une idée beaucoup plus précise de l’art d’André Le Nôtre qu’aucune étude monographique ne pourrait jamais le faire. Elle reflète la mentalité d’une époque, qui était confrontée à des idées nouvelles et ne se démarquait pas encore des idées anciennes. On n’a pas toujours assez pris en compte ces contradictions en regardant les œuvres de Le Nôtre. Le regard s’est souvent borné à la contemplation de l’ordre géométrique, de la symétrie rigide et des axes infinis – des éléments du jardin à la française qu’on mettait en relation avec les cérémonies de la cour du Roi Soleil, ou encore avec l’avènement des nouvelles sciences et les bouleversements de la vision du monde. Le présent livre remet en cause ces connexions couramment acceptées et fait ressortir l’existence de désordre et d’instabilité dans les jardins du Grand Siècle.

C’est dans le théâtre de l’époque que Pierre Pasquier trouve la même coexistence d’éléments contradictoires : En étudiant les croquis scénographiques du Mémoire de Mahelot, il montre que la scénographie baroque, bien qu’elle soit fondée sur une décoration simultanée, qui consiste en un seul décor pour tout le spectacle, n’a rien de statique et de stable. Comparables à un jardin de Le Nôtre, ces images jouent avec la perspective, recourent à plusieurs points de vue et de fuite, et produisent ainsi « un espace fictionnel estimé multiple, discontinu et hétérogène » (p. 183). Patricia Falguières parle d’un phénomène comparable à « […] ces ajustements continuels du regard, ces surprises, ces corrections, ces rectifications optiques, ces réévaluations répétées des distances, des places et des intervalles à quoi nous invite toute promenade dans un jardin de Le Nôtre. » (p. 134) Cette variation des vues trouve son reflet dans les gravures d’Israël Silvestre, des Pérelle ou Jean Le Pautre, représentant les jardins du Grand Siècle : les unes montrent un ordre statique et un espace infini, les autres génèrent avec des bois sauvages et des ruines « du ‘pittoresque’, du ‘sublime’ et du ‘romantique’ », comme l’écrit Monique Mosser en insistant sur le statut autonome de ces gravures : il ne faut pas confondre ces « délices de l’imagination » avec la réalité des jardins, mais on en peut néanmoins identifier des reflets (p. 276, 277).

Sophie Roux souligne « la complexité des idées sur l’espace aux XVIe et XVIIe siècles » face à laquelle la mise en relation de « l’apparition d’une perspective longue et centrale dans les jardins à la française de l’âge classique » avec « l’émergence en philosophie naturelle d’un espace fini » doit être réétudiée (p. 116). Elle est secondée par Patricia Falguières qui, en confirmant encore une fois le principe d’Ernst Bloch (« Gleichzeitigkeit des Ungleichzeitigen »), fait ressortir la pérennité de la science aristotélicienne et critique « la cartésianisation » de Le Nôtre par « les tenants du ‘jardin-à-la-française-comme-expérience-de-maîtrise-de-la-nature’ » parmi les historiens (p. 130, 134). Au lieu de voir dans l’hydraulique sophistiquée la matérialisation du « forçage de la nature », l’auteur y voit l’accomplissement de la nature par l’ars, tout-à-fait conforme avec la mimesis aristotélicienne (p. 132). Mais elle se promène surtout dans « le champ expérimental » du « libertinage érudit » qui fut le jardin du XVIIe siècle et insiste sur l’importance de ce rapport pour comprendre « la généalogie intellectuelle de Le Nôtre » (p. 137, 138, 151). En étudiant la relation du jardinage et de la chimie au XVIIe siècle, Bernadette Bensaude-Vincent observe la relation entre art et nature. Elle renvoie à l’ouvrage de Jacques Boyceau de la Barauderie : ce que celui-ci retient de la chimie pour son Traité du jardinage selon les raisons de la nature et de l’art (Paris, 1638), c’est que le juste mélange est la loi fondamentale de la nature. Donc, c’est le métier du jardinier de produire le juste mélange, comme c’est aussi vrai pour l’alchimiste. C’est pourquoi ce dernier, à son tour, peut utiliser l’agriculture pour légitimer son art et pour le défendre contre le reproche d’agir contre la nature. Dans cette perspective, le topos de l’art qui maîtrise la nature, lié au le jardinage depuis le XVIIe siècle, est donc relativisé. C’est plutôt entre l’art et la nature que se positionne le jardin. Ici, on ne les distingue plus nettement l’un de l’autre et même les frontières entre les différentes disciplines artistiques sont dépassées, comme l’observe Catherine Cessac pour le rapport entre musique et jardinage. Domestiquant les bruits de la nature, le jardin fait de la musique, pendant que la musique se plaît à imiter l’acoustique d’un jardin, comme c’est le cas, par exemple, pour La Grotte de Versailles de Jean-Baptiste Lully, créée en 1668.

Françoise Bayard regarde le jardinage du Grand Siècle sur le fond de l’acquisition systématique des terres par les financiers français. Ce sont des fermes et des maisons de plaisance à la fois ; la formation successive de ces grands domaines est basée sur leur valeur économique, mais surtout symbolique. Les fonctionnaires tentent « de s’assimiler à la noblesse en pratiquant son genre de vie » et en étant seigneurs sur leurs terres (p. 29). Avec Meudon cette « stratégie de seigneurs rassembleurs » est exemplifiée, tout en démontant le mythe d’un André Le Nôtre, créateur de la Grande Perspective de Meudon : en étudiant les acquisitions et réalisations successives depuis le début du XVIe siècle jusqu’à la fin du XVIIe siècle, Marie Thérèse Herlédan montre au contraire que la Grande Perspective de Meudon « résulte d’une multiplicité d’interventions […] sur une très longue durée ». Cependant, en ce moment, les sources n’admettent pas de l’attribuer à André Le Nôtre, attribution due à d’anciennes « pistes […] sans fondement » (p. 36, 47).

Cependant, en ce qui concerne le parc de Sceaux, une nouvelle étude critique des sources donne un fondement plus solide à l’hypothèse que les maîtres d’ouvrage aient fait appel à André Le Nôtre pour aménager chaque espace nouvellement acquis. Ces acquisitions successives sont effectuées pendant une vingtaine d’années seulement, et par deux générations de la même famille : Jean-Baptiste Colbert et son fils, le marquis de Seignelay. Le Nôtre était présent à Sceaux pendant toutes les étapes de l’aménagement des jardins, néanmoins la définition de son rôle exact dans la création des jardins est une tâche aussi difficile que futile. Au lieu d’un seul personnage génial, il faut plus souvent voir l’imagination collective d’une équipe d’artistes, l’échange mutuel des idées, comme source des chefs-d’œuvre du Grand siècle. C’est dans cet esprit, encore trop peu accepté par les historiens, que Marianne de Meyenbourg et Jean-Michel Cuzin voient dans les jardins de Sceaux « un projet collectif » dont Le Nôtre et Charles Le Brun étaient « les principaux maîtres d’œuvres » (p. 60, 61). Il devient aussi futile, face à une telle preuve de « collaboration féconde », d’insister sur la différenciation nette des différents métiers artistiques : « Que Le Nôtre ait pu participer à l’architecture au moins des bâtiments secondaires et Le Brun au décor des jardins n’a rien de très surprenant chez des artistes qui savaient tout faire, et suivaient en cela la tradition des grands maîtres italiens de la Renaissance […] » (ibid.). Quant à la collaboration de Le Nôtre et de François Mansart, la préoccupation des historiens était surtout de cerner le rôle de l’un ou de l’autre dans la naissance du jardin à la française : « a-t-il davantage tenu à l’art de l’architecte, à celui du jardinier, ou au génie particulier de Le Nôtre ? » (p. 74). Laissant de côté des attributions problématiques à un génie, quel qu’il soit, Aurélia Rostaing essaie de mieux comprendre les termes de la collaboration entre architectes et jardiniers en étudiant le métier de jardinier au XVIIe siècle. Car, c’est « une bêche à la main » qu’avait commencé notre artiste (ibid.).

Georges Farhat attire l’attention sur L’Architecture Françoise de Louis Savot, jusqu’ici « peu étudiée par les historiens des jardins », bien que le traité comporte deux chapitres « qui touchent, de plus près, au jardin et au parc » (p. 88). Ce sont ces passages essentiels qui forment l’annexe du recueil. Au lieu d’une bibliographie générale, celui-ci se termine avec les références bibliographiques de la plupart des ouvrages cités par Louis Savot dans sa Declaration des principaux Autheurs..., une annexe transcrite et annotée par Georges Farhat. Néanmoins, bien qu’il soit ravi de trouver la « Declaration » de Savot à la fin du recueil, le lecteur ne serait pas fâché d’y trouver aussi une liste des principaux ouvrages publiés récemment sur le sujet en cause. En même temps, cette idée prouve encore une fois l’originalité de cette approche qui ose quitter les sentiers battus des idées établies. C’est ainsi que ce livre réussit de renouveler notre regard sur un artiste qu’on aurait dit bien connu. La perspective est élargie, le point de vue est multiplié, l’image est fragmentée, mais n’en devient que plus juste.

Sommaire

Cécile Dupont-Logié / Monique Mosser : Préface : p. 5

Georges Farhat : Introduction : La culture d’André Le Nôtre (1613-1700) : p. 7-19

Institutions :

Françoise Bayard : Les financiers français et la campagne (1600-1650) : p. 22-35

Marie-Thérèse Herlédan : Les perspectives de Meudon : constitutions foncière d’un axe : p. 36-47

Jean-Michel Cuzin / Marianne de Meyenbourg : Dominalités et maîtrise d’œuvre : Le Nôtre à Sceaux : p. 48-61

Jérôme Buridant : Chasse, sylvieculture et ornement. Le bois dans les parcs : p. 62-73

Aurélia Rostaing : La bêche ou le compas ? Le métier de jardinier dans la première moitié du XVIIe siècle : p. 74-87

Georges Farhat : Au-delà du « Terroir sterile ». Le parc dans l’organisation du domaine seigneurial (1550-1700) : p. 88-113

Sciences :

Sophie Roux : La philosophie naturelle à l’époque de le Nôtre. Remarques sur la philosophie mécanique et sur le cartésianisme : p. 116-129

Patricia Falguières : Philosophes au jardin : Une promenade sceptique : p. 130-151

Bernadette Bensaude-Vincent : L’alchimie du jardinage : p. 152-161

Techniques :

Didier Bessot : Des perversions de la géométrie. Pratiques et théorisation des anamorphoses : p. 164-179

Pierre Pasquier : « Ce sont des princes en figure, des palais en toiles colorées, des morts en apparence, et tout enfin comme en peinture ». Aperçus sur la scénographie baroque à la française : p. 180-187

Ada V. Serge : De la flore ornementale à l’ornement horticole. Transferts de techniques et structures géométriques : p. 188-203

Anne Allimant : De terre et d’eau. La maîtrise des ressources hydrogéologiques dans la construction des jardins : p. 204-213

Philippe Prost : Jardin et fortification, un art partagé du terrain : p. 214-219

Arts :

Catherine Cessac : Le jardin sonore, conjonction de l’art et de la nature : p. 222-231

Gérard Rousset-Charny : Un musée de sculptures en plein air. Sceaux à l’époque des Colbert : p. 232-245

Gilles Polizzi : « Au royaume du Nôtre ». Le mythe du jardinier et l’esthétique de Versailles chez La Fontaine : p. 246-261

Laurence Louppe : Danses : De l’usage des sols aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’expérience chorégraphique et les nouvelles instances de l’espace : p. 262-271

Monique Mosser : Jardins et imaginaire paysager. Notes et perspectives de recherches autour de 1650 : p. 272-283

Annexe :

Du lieu, des jardins, du parc et des auteurs. Dans L’architecture Françoise de Louis Savot.

Présentation, transcription et notes bibliographiques par Georges Farhat : p. 284-299