Sénéchal, Philippe: Giovan Francesco Rustici (1475-1554), 240 x 320, 396 ill. dont 98 en couleurs, ISBN : 9782903239381, 110 euros
(Arthéna, Paris 2008)
 
Compte rendu par Claire Mazel
 
Nombre de mots : 1391 mots
Publié en ligne le 2009-03-16
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=340
 
 

     Le catalogue que contient le livre de Philippe Sénéchal ne retient pour l’œuvre de Giovan Francesco Rustici que 27 œuvres connues (des sculptures et une peinture), 19 œuvres perdues, tandis que 79 sculptures se trouvent refusées. De tels chiffres sont significatifs du travail extrêmement sérieux et rigoureux de l’auteur qui a préféré ne conserver dans le corpus que des œuvres rationnellement attribuables à Rustici – il prend d’ailleurs lui-même parti de manière convaincante dans ces questions d’attribution. Cette réduction du corpus témoigne de l’énorme travail de bibliographie (qui compte environ 1500 titres) et de recherche systématique des documents d’archives – ce dont témoignent les transcriptions complètes des documents en annexes. Avec si peu d’œuvres connues, c’était donc une véritable gageure d’écrire une monographie sur Giovan Francesco Rustici (1475-1554), sculpteur florentin reconnu comme l’un des plus talentueux de sa génération dès les années 1500, actif à Florence pendant plus de trente années et qui acheva sa carrière à Paris où il arriva en 1528. L’ouvrage pallie cette difficulté par des mises au point biographiques précises et de longues analyses des œuvres. Les très nombreuses illustrations permettent de les découvrir dans le détail et de les comparer à d’autres sculptures : l’exemple du grand groupe de bronze pour le baptistère de Florence (La prédication de Jean-Baptiste), pour lequel figurent 23 photographies du groupe et 14 photographies d’œuvres en rapport, toutes d’excellente qualité, montre cette qualité fondamentale de l’ouvrage.

 

     Ce sculpteur que Marco Collareta présente dans sa préface comme une sorte de Protée de la sculpture, en raison de la variété des matériaux qu’il employa, des genres artistiques qu’il aborda et des positions stylistiques qu’il adopta, Philippe Sénéchal montre très bien de quelles représentations mythiques il faut le débarrasser à travers la série de portraits que nous possédons de lui, tous imaginaires (p. 11-13). Et il propose d’en retrouver l’art et la figure en combinant « étude stylistique, histoire sociale et enquête historiographique ». Les sept chapitres retracent chronologiquement la carrière du sculpteur, l’auteur alternant mises au point biographiques et analyses d’œuvres. Dans le premier chapitre, Philippe Sénéchal montre les influences bénéfiques que purent avoir sur la carrière du jeune sculpteur la figure tutélaire de son grand-père, orfèvre et homme de lettres, le soutien de son frère aîné lui-même sculpteur, les conseils des sculpteurs qui furent formés dans l’atelier de Verrocchio, et enfin la formation culturelle dans le jardin Saint-Marc, dans lequel les jeunes artistes grâce au patronage des Médicis se formaient à la copie de l’antique et des sculpteurs de la première Renaissance florentine. Dès 1504, Rustici est reconnu par Gauricus dans son De Sculptura comme l’un des meilleurs sculpteurs florentins taillant le marbre. Dans ce chapitre, l’auteur analyse notamment le buste de Boccace sculpté pour son monument de Certaldo, et montre tout l’intérêt de cette représentation d’après un ancien portrait peint, qui se veut authentique et vivante. Le deuxième chapitre est presque essentiellement consacré au grand groupe composé de trois figures de bronze qui orne le portail nord du baptistère de Florence, La prédication de Jean-Baptiste, commandé au sculpteur 1506 et mis en place en 1511 : ce groupe fit la célébrité de Rustici, équivalent dans le bronze de ce que le David de Michel-Ange était dans le marbre. L’auteur en montre toute la modernité : l’audace plastique, l’aisance des mouvements, l’orchestration des regards et des gestes, l’implication du spectateur. Entre les différentes œuvres analysées aux chapitres trois et quatre, dont il est impossible de rendre compte ici de manière exhaustive, je citerai les scènes de combat en terre cuite conservées au musée du Louvre et au Bargello de Florence comme une réponse au défi posé par les représentations de la Bataille d’Anghiari par Léonard de Vinci, réponse avec le langage et les possibilités propres de la sculpture dont la tridimensionnalité se trouve pleinement utilisée par le sculpteur ; ou encore les reliefs de terre cuite pour la villa Salviati de Ponte alla Badia dont Philippe Sénéchal montre la composition inventive et la grâce d’exécution, loin de la simple copie des compositions issues de la glyptique et des médailles antiques. Le chapitre cinq de l’ouvrage, le plus original, présente l’histoire des compagnie di piacere, les compagnies du Chaudron et de la Truelle, auxquelles Rustici appartint. L’auteur s’est livré à une enquête prosopographique afin de retrouver l’identité des douze membres de la première, tous artistes, et des quarante-cinq membres de la seconde, représentants des arts majeurs et mineurs et des grandes familles florentines ; cette enquête donne à voir le mélange social au sein de ces compagnies, rassemblement de « bons vivants cultivés ». Évoquant mais nuançant les relations nouées dans ces compagnies entre artistes et commanditaires, Philippe Sénéchal montre surtout l’inventivité formelle et comique des banquets confraternels qui en réunissaient les membres (voir aussi sur le sujet le livre de Tommaso Mozzati paru depuis : Giovanfrancesco Rustici, le Compagnie del Paiuolo e della Cazzuola. Arte, letteratura, festa nell’età della Maniera). La Florence des premières décennies du XVIe siècle se trouve ainsi représentée, tout en étant sous l’influence des Médicis, comme une société ouverte dans laquelle les artistes côtoient les grands et reçoivent leur appui. Les deux derniers chapitres dépeignent les déboires de Rustici à Florence puis à Paris où il arrive en 1528. Dans les années 1520, les commandes paraissent de moindre importance et la nouvelle République florentine de 1527 prive le sculpteur de ses appuis. Au même moment, le sac de Rome crée « une diaspora des meilleurs talents » et l’auteur montre bien comment s’impose la solution française. Rustici est au service de François Ier à partir de 1530 et reçoit en 1531 la commande de la statue équestre du roi, pour lequel est prévue une pension qui fait de lui l’artiste le mieux payé après Rosso : mais il ne parvient à faire fondre que le cheval (réutilisé au XVIIe siècle pour le monument d’Henri I de Montmorency), et les paiements sont très irréguliers. En dépit de la belle commande du monument funéraire d’Alberto III Pio de Carpi pour l’église des Cordeliers, l’auteur montre que la situation de Rustici est fragile, comme celle de bien d’autres artistes italiens en France – il s’arrête en particulier sur les déboires de l’artiste florentin Antonio Mini (p. 160-162) –, situations qu’ont pu éclipser les réussites éclatantes de Léonard de Vinci ou de Rosso.

 

 

     Au terme de la lecture, des questions restent en suspens à propos de la personnalité de Rustici : faut-il ou non souscrire au portrait de Vasari qui le décrit vivant comme un philosophe, ne travaillant que lorsqu’il en avait envie et préférant la compagnie des artistes et de ses amis ? Il s’agit bien entendu d’un topos des biographies vasariennes, mais quelques faits cependant posent problème : Rustici a peu produit, on peut noter qu’il mit longtemps à faire les modèles en terre du groupe pour le baptistère de Florence (trois ans au lieu des deux années prévues au contrat) et du David commandé en 1515 pour le palais Médicis (deux années), que les médaillons en terre pour le palais Salviati, commandés vers 1515, ne lui furent entièrement payés qu’en 1526. La lenteur s’explique aisément pour la taille du marbre, mais paraît plus mystérieuse pour le modelage de la terre. Rustici adopte aussi une attitude étonnante lors du procès qui l’oppose à l’arte di Calimala, acceptant six florins larghi en or par mois pendant deux ans lors de la commande en 1506, mais faisant estimer plus tard son œuvre deux mille florins et faisant jouer les réseaux d’influence médicéens pour en obtenir en définitive sept cents florins supplémentaires qui lui sont versés en 1526. Homme encore capable d’une dépense fastueuse pour honorer les douze convives de la compagnie du Chaudron, conviés à un repas dont les machines et les mets sont plus étonnants les uns que les autres. La prudence méthodologique de Philippe Sénéchal, son refus de réécrire des mythes, gomment légèrement les aspects curieux de cette personnalité artistique. Souvent citée, la biographie de Rustici par Vasari aurait mérité de figurer en annexe, à la fois dans le texte et avec une nouvelle traduction, car l’auteur critique, à juste raison, les approximations de la traduction faite sous la direction d’André Chastel. Ce livre offre la synthèse qui manquait sur un sculpteur majeur du Cinquecento et donne ainsi un éclairage salutaire sur la variété des propositions artistiques durant une période monopolisée par la figure de Michel-Ange.