Boudon-Machuel, Marion: Des âmes drapées de pierre. La sculpture en Champagne à la Renaissance, 342 p., 200 ill. en coul., ISBN: 978-2-86906-434-8, 39€
(Presses Universitaires François-Rabelais, Tours 2018)
 
Reviewed by Nicolas Trotin, EPHE
 
Number of words : 5330 words
Published online 2018-08-31
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3412
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          Il est des rencontres fécondes ; celle de Marion Boudon-Machuel avec l’art champenois en est une, assurément, et ce livre en porte le beau témoignage, d’autant que ses conclusions n’auraient été possibles sans la publication de longue haleine, depuis 2003, du Corpus de la statuaire du Moyen Âge et de la Renaissance de la Champagne méridionale, dont huit volumes sont déjà parus[1]. Fruit de recherches menées dans le cadre d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, soutenu en 2011, l’ouvrage de Marion Boudon-Machuel s’avère comme le prolongement logique d’une œuvre qui porte la marque d’une érudition particulièrement fine que sert une plume alerte et efficace. Le sujet, initié en partie par les travaux fondateurs de l’Américain Ian Wardropper et inscrit dans une vaste entreprise historiographique conduite depuis le début du millénaire par le musée du Louvre, comme le rappelle fort à propos Geneviève Bresc-Bautier dans la préface qu’elle a donnée à l’ouvrage, est pourtant difficile : envisager thématiquement la sculpture champenoise de la Renaissance pour en mieux comprendre les ressorts ainsi que l’intégration non seulement dans l’histoire religieuse et dévotionnelle mais encore dans l’histoire architecturale champenoise, et plus généralement dans cette histoire des formes si complexe mais si passionnante qu’offre la Renaissance française.

 

         Comme le fait remarquer l’auteur dès l’introduction, le premier intérêt du sujet tient au corpus considérable sur lequel il est fondé : plus de cinq cents œuvres à analyser, tant groupes ou retables que statues isolées, réparties sur l’ensemble de la Champagne méridionale et réalisées à l’heure où les conflits religieux allaient déchirer les populations entre adhésion à la foi réformée et fidélité à l’Église catholique, elle aussi en proie à la réformation et avant que n’advînt la Réforme proprement dite.

 

         Comment ne pas adhérer aux remarques liminaires que l’auteur formule au sujet de la difficulté d’analyse de la sculpture qui échappe, par son inscription dans les trois dimensions et par sa matérialité, à toute analyse simpliste, ceci d’autant plus qu’elle est souvent difficile d’accès quand elle est conservée dans des églises rurales fermées aux visiteurs, et qu’elle a souffert des affres de campagnes de peinture et de restaurations point toujours scrupuleuses ? Partant, il en découle un dialogue obligatoire, qu’impose l’œuvre, entre l’historien de l’art et le restaurateur. Un corpus colossal et une historiographie péremptoire et orientée achèvent de compliquer la tâche du chercheur. Pourtant, la sculpture champenoise n’en reste pas moins très stimulante, d’autant que la « révolution maniériste », qui la bouleversa au début des années 1540, lui conféra une identité qu’elle tire de l’œuvre principielle du sculpteur Dominique Florentin et de ses heureux épigones. La géographie artistique est claire : il convient d’abandonner la notion d’école troyenne pour lui préférer celle de foyer troyen dont le braquet d’influence s’étendait non seulement sur le diocèse de Troyes mais, au-delà, sur ceux de Sens, de Langres, de Châlons et mêmes de Reims, sur les terres des grandes familles princières de Guise ou de Dinteville.

 

         Une fois ces préalables établis, l’auteur brosse le contexte historique d’une Champagne méridionale dont les chroniques contemporaines révèlent le tissu complexe. Troyes était, au début du xvie siècle, au cœur d’un tissu économique riche et prospère, même si l’époque des fameuses foires de Champagne était déjà révolue. Il n’empêche : Troyes demeurait sur la route d’Anvers et de Lyon et elle tirait encore profit de cette position qui favorisait ses relations avec la Flandre. Néanmoins, la vitalité économique ne profitait pas à toute la population dont l’appauvrissement fut fonction de l’explosion démographique des années 1570 ; seule la bourgeoisie marchande tirait son épingle du jeu et pouvait encore profiter de l’ascension sociale que permettait l’acquisition d’offices pour qui visait l’anoblissement. La noblesse militaire, qu’elle fût d’extraction haute ou seconde, à cause du conflit entre la France et l’empire des Habsbourg, joua un rôle primordial de défense de la frontière du royaume des Valois. Enfin, les antagonismes confessionnels n’épargnèrent pas une province ecclésiastique dont les autorités épiscopales avaient dénoncé dès 1518 les thèses de Luther qui séduisirent pourtant plusieurs réguliers qui devinrent de véritables zélateurs de la Réforme, au cours des années 1540-1550. Toutefois, la répression fut très mesurée, sans doute parce que les communautés protestantes étaient numériquement importantes et que l’évêque Carraciolo cherchait à trouver une voie médiane entre les deux confessions. Finalement, le 1er mars 1562, le massacre de Wassy eut raison des tentatives de conciliation et conduisit à ceux de Sens et de Bar-sur-Seine. En janvier 1563, la Champagne était aux mains des catholiques menés par le duc de Guise et l’animosité contre les réformés entraîna, une décennie plus tard, de nouveaux massacres lors de la Saint-Barthélemy. Enfin, durant les guerres de la Ligue, l’adhésion au parti des Guise ou au parti du roi divisa la province jusqu’à ce qu’Henri IV entrât en 1595 dans Troyes, capitale d’une province qui se panserait un siècle durant.

 

         Au cours du xvie siècle, la sculpture demeura « le support premier » de la piété, depuis la Belle Croix miraculeuse de la Grande Rue de Troyes jusqu’aux figures qui ornaient les bâtons de procession ; aussi, sur fond de tensions religieuses extrêmes, fut-elle la victime privilégiée d’actes d’iconoclasme, qui, au dire de l’auteur, étaient aussi bien le fait de catholiques désirant alimenter la haine contre les huguenots que des protestants étrangers à la province, comme lors de la prise de Bar-sur-Seine ou de l’abbaye de Montiéramey. S’étonnant fort à propos du nombre de statues et de sculptures qui composent son corpus, l’auteur avance alors une hypothèse fort séduisante : ce serait leur profusion qui aurait conduit les fidèles à en relativiser le pouvoir iconique et donc à les épargner, ce à quoi les invitaient des « temporiseurs » comme l’évêque Carraciolo.

 

         Ainsi protégée par son foisonnement, la sculpture champenoise bénéficia également d’un réseau de commanditaires qui s’étendait sur toute l’échelle sociale, depuis la noblesse de cour jusqu’aux donateurs de moindre envergure. Pour tous, le chantier bellifontain eut un retentissement considérable, tant parce qu’il attira à lui des artistes champenois tels que les Juliot que parce qu’il permit à des artistes italiens comme Primatice ou Dominique Florentin, venus à Fontainebleau pour participer au grand-œuvre de François Ier, de travailler en Champagne voire, pour le second, de s’y installer. Ils y trouvaient un terroir curieux des productions de l’Antiquité et acquis à la Renaissance des lettres grâce à des Vignier, des Bourbon de Vendeuvre, des Passerat, des Jamyn, et alii. À l’influence de Fontainebleau, il convient d’ajouter le mécénat des Guise dont le château du Grand Jardin de Joinville contribua à importer, sur leurs terres champenoises, le modèle de la villa à l’italienne. Le décor, malheureusement anonyme, de cette maison fit date, tout comme le tombeau de Claude de Lorraine et d’Antoinette de Bourbon-Vendôme qui s’élevait, tout de marbre blanc et noir, de jaspe, d’albâtre et de porphyre, en la collégiale de Joinvillle. Si le monument, vandalisé à la Révolution, ne subsiste qu’à l’état de débris que se partagent diverses institutions, il témoignait au xvie siècle de la leçon italienne que le cardinal de Lorraine avait prise à Rome. De même, les Dinteville, grands mécènes de Dominique Florentin, avaient rassemblé au château de Polisy des collections d’œuvres germaniques et italiennes. Il fallait de surcroît compter avec les commandes passées par les fabriques, les établissements religieux troyens ou des ecclésiastiques distingués tel le chanoine Paul Grand Raoul ; nombre d’œuvres sont ainsi conservées, qui forment parfois de grands ensembles cohérents, comme à Rumilly-lès-Vaudes où le collège apostolique est contemporain de la réédification de l’église. Dans tous les cas, la superposition des réseaux de la commande et des œuvres demeure un champ à investiguer.

 

         Les quelque cinq cents sculptures de qualité, conservées en Champagne méridionale, opposent au chercheur l’anonymat mutique dans lequel sont enfermés leurs auteurs. Comme c’est souvent le cas lorsqu’on aborde la sculpture du xvie siècle français, les noms de sculpteurs qui émergent de la documentation ne sont liés à aucune œuvre conservée tandis que les sculptures conservées restent obstinément anonymes. Ainsi, des sculpteurs comme Charles Colin, Pierre Sénequin, Thiénot Blampignon, Nicolas Daulge, Edme Huot, François Dauge, Genet Colet, Nicolas Bigot ou Louis Goussin sont condamnés à n’exister qu’à travers les archives et les contemporains plus chanceux – les Bornot, Juliot, Gentil voire Dominique Florentin lui-même – n’offrent pas un catalogue absolument indubitable. Aussi, avec l’humilité qu’impose la véritable érudition, Marion-Boudon Machuel propose des attributions qu’elle appelle à « mûrir » et qu’elle partage généreusement avec tous les spécialistes et les Amateurs de la sculpture de ce temps.

 

         Pour ce faire, elle peut compter sur quelques œuvres convenablement datées, notamment entre 1530 et 1560 où à chaque année correspond une œuvre – souvent un chef-d’œuvre – bien repérée. Le corpus ainsi obtenu n’est pas considérable mais il peut facilement servir de fil conducteur pour faire œuvre d’historien, d’autant plus que la sculpture prend alors voix au concert des autres arts (architecture, peinture, vitrail). La Mise au Tombeau, livrée par Claude Bornot à l’abbaye de Montier-la-Celle, et le Retable de la Passion de Saint-Florentin ouvrent le bal en 1536. L’année 1549 fut particulièrement faste : Florentin livra le jubé de Saint-Étienne de Troyes tandis qu’étaient posées les statues de Rumilly-lès-Vaudes, le retable de la Vie de la Vierge à Avreuil et le Baptême de saint Augustin de la cathédrale de Troyes. L’année suivante constitue l’acmé de la production champenoise puisqu’elle coïncida avec la livraison du tombeau des Guise à Joinville. Durant toute cette décennie, les sculpteurs champenois s’ingénièrent à varier le drapé si caractéristique de l’art de Dominique Florentin, au point de singulariser ainsi le style de la seconde moitié du xvie siècle.

 

         Malgré les déplacements des statues que la suppression de nombreux établissements religieux ont imposés à bien des œuvres, l’auteur a pu reconstituer une géographie artistique dont le centre demeure la Champagne méridionale où certaines églises telles Saint-Pantaléon de Troyes, Saint-Florentin de Florentin ou encore les églises de Bar-sur-Seine et de Rumilly-lès-Vaudes, font figure de musées miniatures desquelles émergent œuvres et personnalités artistiques.

 

         Marion Boudon-Machuel assimile le style précieux, développé au cours des années 1530-1540, à un premier maniérisme dont l’apparition s’explique par un goût pour l’ornement où art du Nord et italianisme se mêlent intrinsèquement, sans doute sous l’influence du chantier bellifontain, comme dans les fameuses statuettes féminines du musée de Vauluisant (Troyes) ou les bas-reliefs de l’église troyenne Saint-Jean-au-Marché. C’est dans ce contexte virtuose que s’insère la statuaire de Claude Bornot, actif entre 1528 et 1544 à Bar-sur-Seine, et auteur de la Déploration de l’abbaye de Montier-sur-Celle (aujourd’hui au Musée de Vauluisant). Lui étaient contemporains Hubert Juliot, collaborateur de Primatice et de Florentin à Fontainebleau, et Jacques Juliot l’Aîné qui, à Troyes, jouissait d’un réel crédit artistique : ce fut à lui que fut commandé le Retable de la Vie de la Vierge de l’abbaye de Larrivour dont un panneau, représentant la Dormition de la Vierge, semble être aujourd’hui exposé au Metropolitan Museum of Art de New York. La prédelle est heureusement intégralement conservée au musée Vauluisant où elle a été restaurée et où elle témoigne des échanges artistiques puisque l’un des détails est notablement copié d’une étude du Parmesan.

 

         À leur côté, Dominique Florentin, en activité depuis les années 1540 jusqu’à sa mort vers 1570-1571, a profondément marqué la sculpture champenoise de son temps. Né à Florence, formé à Gênes, Mantoue ou Rome, on l’identifie généralement au stucateur Domenico de Barbiere qui travaillait au château de Fontainebleau sous les ordres du Rosso et du Primatice, tout en étant installé à Troyes où il se maria. Protégé des Dinteville, Florentin livra notamment plusieurs œuvres (aujourd’hui disparues) à l’abbaye de Montiéramey, ce qui n’entrava pas sa carrière au service du roi puisque ce fut à lui que fut confiée l’exécution d’une partie du monument du cœur d’Henri II. Décorateur, il supervisa l’entrée de Charles IX à Troyes et, en tant que graveur, diffusa le style de Primatice dont il reprit des modèles à l’occasion de ses chantiers troyens : le visage du saint Joseph de Bar-sur-Seine est très proche d’une sanguine de Primatice conservée aux Offices. Souvent apparié à Florentin, François Gentil s’avère peu documenté. Né vers 1510-1520, mort entre 1581 et 1583, il était issu du milieu des peintres troyens et se tailla une belle clientèle parmi les commanditaires ecclésiastiques et les marguilliers de sa ville natale où il travailla notamment à la cathédrale et dans plusieurs églises paroissiales. Son œuvre est bien documentée par l’archive ; elle révèle un sculpteur dont l’activité ne connut pas d’éclipse. À plusieurs reprises, Gentil collabora avec Florentin, ne serait-ce que pour l’entrée de Charles IX. On lui attribue avec certitude les statues aujourd’hui conservées au musée Saint-Loup de Troyes. David et Isaïe, dont les plissures rappellent Veit Stoss et Riemenschneider, sont également empreintes de l’art de Dominique Florentin et témoignent de la parfaite maîtrise de la perspective en ronde-bosse. Si l’auteur lui attribue deux autres œuvres, elle reconnaît que le jeu des comparaisons ne permet pas d’aller plus avant dans les attributions car Florentin et Gentil sont les seuls sculpteurs documentés pour toute la région qu’elle étudie. Quand on sait que Dominique Florentin fut, en plus, architecte, il est manifeste qu’il eut des collaborateurs, ce qui brouille les efforts d’identification. Néanmoins, l’histoire de l’art peut ici encore recourir aux noms de convention. Ainsi, le Maître de Saint-Pantaléon semble avoir été un proche de Dominique Florentin, de même que le Maître aux figures fines, le Maître de Nozay et le Maître de Villiers-Herbisse. La grande difficulté tient à la collaboration de plusieurs sculpteurs sur un même chantier ; ce fut le cas pour l’exécution du collège apostolique de Rumilly-lès-Vaudes où les mains sont nombreuses mais où la documentation fait défaut. Parfois, les efforts de regroupement stylistique font apparaître des filiations entre deux ou plusieurs œuvres, ce qui rend bien difficile l’organisation systématique du corpus champenois. Toutefois, il semble que les sculpteurs aient travaillé comme les verriers, bien connus depuis les travaux de Danièle Minois : ils œuvraient au sein de petits ateliers où un maître pouvait être assisté d’un ou deux apprentis. C’était ainsi qu’étaient variés les différents types iconographiques que l’on rencontre en Champagne.

 

         L’auteur n’a pas négligé l’étude des reliefs dont elle identifie les modèles : tel détail apollinien de la Cène de Saint-Jean-du-Marché est tiré d’une plaquette florentine ; telles Mise au Tombeau de Salon ou de Langres sont issues d’une eau-forte d’après Le Parmesan dont les compositions connurent un véritable succès parmi sculpteurs et commanditaires champenois. De même, les découvertes de Dominique Cordellier au sujet de l’influence fondamentale des modèles donnés par Jean Cousin permettent de lier l’activité sculpturale champenoise au foyer parisien. En outre, l’influence marquée de la peinture des Écoles du Nord s’est muée, grâce au recours à la technique issue des innovations de Donatello, en italianisme, ce que l’on repère dans nombre de compositions, à commencer par celles de la Vie de la Vierge de Bar-sur-Seine.

 

         Une fois qu’elle a eu bien appréhendé le corpus champenois, Marion Boudon-Machuel entreprend d’analyser ce qu’elle-même a intitulé « la mise en espace du spirituel ». À cette fin, elle focalise son attention sur la sculpture d’ornement afin de comprendre comment chaque élément prend place dans le discours architectural qui accueille la sculpture. Ceci est rendu possible par l’adéquation entre le mouvement de reconstruction qui n’a cessé de battre son plein au xvie siècle ; il n’est qu’à considérer le cas de Troyes pour en être convaincu : le quart sud-est de la ville fut entièrement rebâti, ainsi que les églises Saint-Pantaléon et Saint-Nicolas qui s’y trouvaient. Les exemples abondent d’églises reconstruites au cours du second xvie siècle puisque, dans le seul département de l’Aube, ce furent une centaine d’édifices qui connurent alors des travaux.

 

         La statuaire y était toujours pensée dans l’économie générale du bâtiment, comme en témoignent encore ces nombreuses niches désormais vides mais qui prouvent le lien intrinsèque entre architecture et sculpture, lien assuré de manière organique par l’ornement qui joue aussi le rôle d’habile transition entre le gothique flamboyant « moderne » et l’architecture classique « à l’antique », pouvant coexister sur une même façade ; en l’espèce, celle de Pont-Sainte-Marie est un excellent exemple de ces « modernités qui savaient dialoguer ». Néanmoins, à compter du milieu du siècle, très rapidement l’ornement sculpté fit la part belle aux inventions bellifontaines. Les modèles d’un Serlio servirent à Dominique Florentin pour composer un portail tel que celui des maraîchers de Saint-André-les-Vergers où le décor ornemental est tout bellifontain et cite notamment les guirlandes de stuc de la Galerie François Ier. Dans ce décor où fruits et pampres sont conjugués avec les instruments aratoires du maraîchage, il ne faut pas voir une simple allusion aux commanditaires mais bien davantage une illustration de plusieurs versets bibliques en rapport avec l’offrande à Dieu, faite par les habitants. Ici et ailleurs (Ricey-Bas notamment), cuirs et entrelacs rappellent à la fois Sebastiano Serlio et – faut-il s’en étonner ? – Jacques Androuet du Cerceau ; ils dialoguent aussi avec des bas-reliefs narratifs. En outre, la figure humaine, quelles que soient sa forme et sa dimension, entrent également dans ce dialogue avec l’architecture pour orner les portails d’Auxon à la manière des prédelles des retables de Chaource et de Géraudot ; toutefois, l’auteur signale que les bustes en médaillon demeurent rares en Champagne, si ce n’est à Florentin. Dans nombre de ces portails Renaissance, la statuaire en ronde-bosse est également de la partie pour orner piédroits et trumeaux, selon une composition issue de la tradition gothique ; hélas, rares sont les œuvres encore en place ; partant, l’importance de l’Annonciation de Rumilly-lès-Vaudes.

 

         À mesure que le siècle déroule ses décennies successives, l’architecture prend le pas sur la sculpture, même l’ornement devient plus discret, jusqu’à engendrer de sévères compositions comme le portail de Sainte-Savine construit en 1611. Mais si l’extérieur s’était donc fait de moins en moins accueillant à la sculpture, l’intérieur avait été conçu avec cette donne incontournable, Chaource, Rumilly ou Saint-Pantaléon de Troyes en sont de parfaits exemples. Dans ce cas, les statues, qu’elles soient seules ou qu’elles forment un groupe, sont adossées à la paroi qui sert de fond ; parfois, des niches sommées de dais furent même exécutées et leurs voûtes dessinent alors des compartiments dont on reconnaît les modèles chez Serlio. En fait, ces niches sont une variation du motif du retable. Dans tous les cas, la varietas des niches et des dais permet de lire l’évolution du chantier et celle du goût, tout en évoquant les couronnements des palais de la Jérusalem céleste où se tiennent les saints. Par ailleurs, les consoles champenoises sont souvent habitées de personnages en buste, quand elles ne sont pas dotées d’inscriptions qui en font des « consoles parlantes » ou ornées d’angelots voire de putti bellifontains cruciféraires ou porteurs de millésimes. Dans tous les cas, statues, socles et dais forment un système signifiant dans lequel le fidèle pouvait reconnaître le rôle d’intercesseur du saint représenté.

 

         Cette dernière analyse est d’autant plus importante que l’espace religieux était un lieu soumis à une forte hiérarchie iconique au sommet de laquelle se trouvait le retable dont les exemples conservés sont essentiellement liés à la Passion. Ils en retiennent trois scènes majeures : la Montée au Calvaire, la Crucifixion et, concluant en quelque sorte les épreuves du Triduum, la Résurrection. Le retable de Chaource illustre admirablement cette disposition, même si l’auteur signale fort à propos qu’on ignore dans quelle mesure ces œuvres de dimensions modestes pouvaient être accessibles aux simples fidèles. La diversité des exemples conservés autorise à écrire une histoire des formes et des types depuis la caisse oblongue issue des xive et xve siècles (retable de La Vie de la Vierge, Beurey) jusqu’à des compositions architecturées où l’ornement joue un rôle certain, et manifeste un goût pour l’antique (Bouilly, Soudron). Ici, le recours à l’architecture à l’antique sert le discours de la tradition qui situe les épisodes de la vie du Christ et des saints dans l’histoire de l’Église romaine, comme une exaltation de la foi catholique. Ces retables traités en bas-reliefs pouvaient encore être enrichis de statues tridimensionnelles, comme à Saint-Florentin ; à Salon, le retable était ainsi surmonté d’une Annonciation pour manifester le lien entre l’Incarnation et la Rédemption. Aux retables traditionnels, il faut encore ajouter les compositions murales singulières comme le groupe représentant Notre-Dame-de-Lorette à Chaource et celui qui tapisse le mur de la seconde chapelle Dorigny à Saint-Pantaléon de Troyes. Enfin, l’auteur attire l’attention sur le rôle iconographique des prédelles meublées de collèges apostoliques ; les apôtres jouent alors le rôle de témoins de la Rédemption et de convives éternels à la sainte Table.

 

         Le jubé, quant à lui, est appréhendé à travers l’exemple de celui de Saint-Étienne de Troyes, exécuté d’après les plans de Dominique Florentin qui y développa précocement l’architecture classique dès le milieu du xvie siècle et fut considéré comme un chef-d’œuvre du genre deux siècles plus tard. Florentin s’était manifestement inspiré du fameux jubé parisien de Saint-Germain-l’Auxerrois tout en conservant le souvenir de l’arc qu’il avait dessiné pour l’entrée du roi Henri II à Troyes. Quoi qu’il en soit, si le jubé troyen servit de prototype architectural au jubé de Saint-Florentin, élevé vers 1600, il fut surtout le lien d’une modernité jusqu’alors inconnue en Champagne : le raccourci anatomique en provenance de l’Italie florentine, mais corrigé par les expériences menées par Primatice à la grotte des Pins de Fontainebleau, chantier que Florentin connaissait bien pour y avoir travaillé aux côtés de Vignole. En fait, le raccourci employé par Florentin semble une innovation sans précédent dans la sculpture française du xvie siècle et l’effet obtenu devait provoquer un puissant saisissement chez le fidèle qui s’approchait du lieu où était exaltée la Passion du Christ.

 

         La spatialisation de la sculpture et la narration qu’elle engendre trouvent une réalisation des plus évidentes avec les Mises au tombeau, comme celle de Ceffonds qui, bien que fortement restaurée au début du xixe siècle, n’en conserve pas moins un témoignage de l’influence de D. Florentin. Toutefois, l’absence de documentation ne permet pas d’aller plus avant dans l’interprétation d’un tel groupe. Le cas de l’église de Saint-Nicolas de Troyes pallie ce défaut. En effet, tout le massif occidental de l’église, fondé en 1504 par Jacques Colet puis financé grâce aux indulgences, fut organisé autour du thème de la Passion, grâce à plusieurs chapelles où étaient figurés le Jardin des oliviers et le Sépulcre (1535-1563) tandis que la tribune servait de chapelle à la Crucifixion (1536-1550), accessible par un large escalier ; partant, la dénomination de Saint-Nicolas comme « église du Mont de Calvaire » dans les sources de la Renaissance. L’ensemble était scénographié pour former de véritables stations de la Passion, entendu comme un « véritable manifeste anti-calviniste », selon l’auteur. Il faut dire que Dominique Florentin en avait notamment dessiné la façade ; la haute fenêtre cintrée servait de cadre à une Crucifixion dont le socle était orné d’anges qui récupéraient le Saint Sang dans des calices. Deux statues de David et Isaïe, attribuées à François Gentil, regardaient la scène depuis les niches qui creusent la paroi. Ainsi, extérieur et intérieur se conjuguaient pour servir la méditation des fidèles. Ce cheminement pourrait avoir été celui auquel invitaient les œuvres du Maître de Saint-Pantaléon dans l’église troyenne éponyme. Dans un genre différent, le collège apostolique de Rumilly-lès-Vaudes, commandité par le chanoine troyen Jean Colet, relève de la typologie des saintes chapelles. Réalisées par une équipe d’au moins six sculpteurs, ces statues, « meubles par destination », sont parfaitement intégrées à la paroi grâce au soin apporté à la réalisation des drapés. L’ensemble, dont la polychromie est malheureusement dissimulée par un épais badigeon, est porté par des consoles où des anges indiquent métaphoriquement que les apôtres sont aux cieux, d’autant plus que leur disposition n’est pas anodine, le sanctuaire étant gardé par saint Pierre et saint Jean tandis que saint Jacques veille sur la nef : c’est la Transfiguration, préfigurant la Résurrection, qui est ainsi évoquée. Par ailleurs, la scénographie du lieu, qui culmine dans le retable de la Crucifixion, convoque les apôtres à la Cène ; par sa position dans l’abside, saint Jean glorifie l’eucharistie et renvoie à l’image du Salvator Mundi qui bénit le fidèle au revers du portail. L’ensemble crée une affirmation de l’Église catholique à laquelle sont associés, par l’héraldique, les défenseurs de la foi dans le royaume de France.

 

         Si l’ensemble de Rumilly participe donc de cette rhétorique militante de l’image sculptée, Marion Boudon-Machuel note toutefois qu’en pleine guerre de Religion, la statuaire champenoise continua majoritairement d’exploiter les mêmes poncifs iconographiques. Le changement le plus manifeste concerna, à compter du milieu du xvie siècle, le style qui allait finalement engendrer de nouvelles images de dévotion.

 

         La Passion du Christ et la Vie de la Vierge demeurèrent les plus représentés, de même que les emprunts aux récits apocryphes. Même l’iconographie mariale liée au dogme de l’Immaculée Conception se maintint, comme l’illustre la Vierge au serpent de Saint-Nicolas de Troyes, sans doute lue par les fidèles d’alors comme la défaite dogmatique des huguenots écrasés sous le pied de la Vierge. De surcroît, les figures de saints intercesseurs se multiplièrent : les épidémies de peste de 1584 et 1586 et le contexte belliqueux furent sans doute à l’origine de la commande de statues de saint Roch, de saint Sébastien et de sainte Barbe. L’iconographie de Joseph établit une proximité entre le fidèle et le père putatif du Christ tandis qu’apparaissent quelques unica comme le groupe du Baptême de saint Augustin par saint Ambroise, conservé la cathédrale de Troyes, sans doute lié à la controverse sacramentelle. Ce qui change, ce sont d’abord les dimensions : les œuvres sont plus grandes voire monumentales, tels ces Christ de Saint-Nicolas de Troyes qui mesurent 2,20 mètres de haut. Ensuite, l’expressivité des corps et des attitudes modifie le rapport établi entre les statues et les fidèles. Dès les premières décennies du xvie siècle, la figure de saint Sébastien permit aux sculpteurs d’expérimenter la représentation d’un canon anatomique plus réaliste. À compter des années 1540, sous l’influence bellifontaine, les sculpteurs se montrèrent encore davantage soucieux de la représentation anatomique, comme en témoignent les Christ représentés dans les différents épisodes de la Passion. Le contrapposto à l’antique renforce ainsi la rhétorique gestuelle du Christ de pitié de Soumaintrain et la polychromie, quand elle est conservée, accentue encore l’expressivité des œuvres dont Marion Boudon-Machuel souligne toutefois la retenue, loin de tout dolorisme exacerbé.

 

         Le drapé subit lui aussi une profonde mutation : aux plissures lourdes du Maître de Chaource se substitue un « drapé neutre », à l’antique, à compter du milieu du siècle, même s’il faut modérer cette analyse car souvent la polychromie originale, qui modifiait la perception des surfaces, est perdue. En effet, les œuvres étaient peintes et les orfrois de leurs vêtements, rehaussés d’or, comme l’ont révélé les restaurations récentes des statues du jubé de Saint-Étienne de Troyes. Par ailleurs, le drapé concourt à la réalisation du raccourci si caractéristique de la statuaire champenoise. Inspiré par l’œuvre de Donatello et par les peintures du Primatice et de Rosso, Dominique Florentin a réalisé des drapés antiquisants qui mettaient le fidèle à distance de la figure sculptée. En règle générale, les statues champenoises s’animaient depuis la fin du xve siècle. Cette recherche d’une dynamique conférait aux œuvres un « caractère d’imminence » qui nouait un nouveau rapport avec le fidèle.

 

         La profonde dévotion envers la Passion, entretenue par la librairie, a engendré une production nombreuse, voire sérielle. Parmi les œuvres liées à la Passion, le Christ à la colonne de Saint-Nicolas de Troyes, œuvre aussi unique en Champagne que célèbre bien au-delà des limites de cette province, se singularise par la qualité du rendu anatomique et la véracité de son modelé. À l’origine, cette haute statue s’élevait au centre de la chapelle du Calvaire de l’église Saint-Nicolas de telle manière qu’elle faisait face au fidèle qui y pénétrait. Si l’œuvre a perdu toute polychromie, elle n’en conserve pas moins la tension dramatique voulue par le sculpteur qui laisse le fidèle la resituer dans le fil narratif de la Passion, afin qu’il soit ému par l’humanité ainsi exaltée du Sauveur, toutes choses qui trouvent un écho contemporain dans l’œuvre de l’Arétin, l’Umanità di Cristo, traduite en français à la demande de Marguerite de Navarre en 1539. Marion Boudon-Machuel signale la correspondance entre le texte traduit par Jean de Vauzelles et le Christ troyen, et montre les liens qu’il entretient non seulement avec le Christ ressuscité de l’église Saint-Nicolas de Troyes mais aussi avec celui que Germain Pilon tailla en marbre (Paris, Musée du Louvre).

 

         Revenant sur le rôle du drapé qui agirait comme une synecdoque, l’auteur montre comment les effets des plissures pallient l’absence de décor dans la sculpture antérieure à l’œuvre de D. Florentin, comme le fameux groupe de la Transfiguration de l’église de Chaource où seuls les mouvements des tissus (et des barbes) évoquent le souffle grâce auquel le fidèle comprend que le Christ est élevé au-dessus du Mont Thabor. Ceci explique le rôle que Dominique Florentin pouvait confier aux drapés comme expression, dans la pierre, du « mystère de la foi » ; ainsi, le Précurseur de Saint-Pantaléon, exprime la présence de Dieu auquel le fidèle doit se rendre disponible, selon les travaux de Frédéric Cousinié.

 

         Au terme de son étude, Marion Boudon-Machuel conclut avec justesse que la sculpture champenoise a su donner à l’image sculptée un rôle de premier plan dans la défense de la foi catholique, en la libérant de l’architecture. Si la personnalité de Dominique Florentin est fondamentale pour l’art régional du second xvie siècle, elle n’a jamais phagocyté le style des autres sculpteurs ; au contraire, elle a diffusé en Champagne la « révolution maniériste » dont la source sourdait à Fontainebleau, de telle manière que, dès le xviiie siècle, Pierre-Jean Grosley put faire l’apologie de la sculpture troyenne dont le dialogue avec l’histoire de l’art est toujours plus ouvert.

 

         L’ouvrage s’achève en fournissant un inventaire, église par église, des sculptures du second xvie siècle, conservées dans l’Aube, la Haute-Marne, la Marne, l’Yonne et la Côte d’Or, sous bénéfice d’un inventaire systématique pour ces trois derniers départements. Enfin, une riche bibliographie et deux index achèvent de faire de ce livre, magnifiquement illustré, un monument de l’histoire de la sculpture française de la Renaissance, en frayant, avec une simplicité de ton et une parfaite clarté d’expression, une méthodologie pour tout chercheur qui souhaite étudier un corpus régional malgré l’absence plus ou moins grande d’archives. Le tour de force de cette admirable étude est sans conteste, et entre autres vertus, d’ouvrir le champ de la sculpture française du xvie siècle à une visibilité inédite depuis les travaux de Vitry, en conjurant le bannissement hors du champ scientifique que d’aucuns avaient pu prononcer à son encontre, faute d’être richement documentée dans les sources. En somme, ce livre rend l’étude de la sculpture française à l’histoire de l’art. Aussi faut-il chaleureusement remercier le professeur Marion Boudon-Machuel qui, après avoir conféré au ciseau de François du Quesnoy une fortune plus méritée, a réhabilité un champ d’étude dont les potentialités sont considérables, au vu de l’immense corpus que représente la sculpture dans les provinces du royaume de France au xvie siècle.

 


[1] Signalons le dernier volume écrit par Jean Fusier et Aurore Barreau, Corpus de la statuaire médiévale et Renaissance de Champagne méridionale et de l'Est de la France – Volume VIII. Cantons de Heiltz-le-Maurupt et Givry-en-Argonne (Marne), Corpus de la statuaire médiévale et Renaissance de Champagne méridionale et de l'Est de la France n° 8, Nancy, Presses universitaires de Nancy - éditions Universitaires de Lorraine, 2017.

 

 


N.B. : M. Trotin prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction de Mme Sabine Frommel (EPHE) ayant pour sujet "La sculpture religieuse de la Renaissance en Normandie orientale."