Décimo, Marc: Des fous et des hommes avant l’art brut – suivi de Marcel Réja : L’Art chez les fous – Le dessin, la prose, la poésie – 1907 (édition critique et augmentée), 18 x 25,5 cm (broché), 480 pages (160 ill. n&b), ISBN : 978-2-84066-911-1, 35.00 €
(Les presses du réel, Paris 2017)
 
Compte rendu par Jacques Audroin
 
Nombre de mots : 2544 mots
Publié en ligne le 2018-05-31
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3415
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          L’ouvrage (470 pages) se compose de 2 parties distinctes :

 

         1e partie (182 pages) : Marc Décimo, Des fous et des hommes, avant l’art brut, édité en 2017 et agrémenté de 115 reproductions (œuvres d’aliénés et photographies). 

 

         2e partie (200 pages) : Marcel Réja, L’art chez les fous – le dessin, la prose, la poésie - édité en 1907. Si l’édition originale ne contenait que 26 reproductions, celle-ci a été copieusement augmentée de 113 reproductions (dessins, plans, photographies d’objets issus des collections d’asiles).

 

         Une annexe (58 pages / 27 reproductions) contenant 4 études psychiatriques publiées dans des revues médicales entre 1908 et 1912, vient en fin de volume, suivie d’une bibliographie complète de 15 pages, en rapport avec l’ensemble des textes.

 

         Précisons que toutes les reproductions (255) sont accompagnées de leur source ainsi que de commentaires originaux.

 

         1e partie – Marc Décimo

         [Introduction] Décimo décrit l’intérêt de M. Réja, dans sa formation et son activité professionnelle, pour les productions des aliénés, mais aussi la connaissance qu’il a des milieux artistiques et littéraires. De même, il rappelle que le leitmotiv justificatif de Réja, modifier l’opinion du public sur les aliénés pour que leur sort s’améliore, est humaniste[1] et que la publication et l’exposition de l’art des fous sont les moyens de cette ambition.

 

         [Généalogie et justification du livre] Décimo détaille les sources de Réja et le situe dans un corpus de publications et d’expériences en milieux asilaires (français et étranger) sur les liens entre folie et travail créatif. Travail dont la fonction de dérivation « est autant de gagné sur la folie » dans le but d’une réinsertion sociale.

 

         [De la belle époque aux années folles] Décimo rappelle l’approche pathognomonique générale des aliénistes par rapport aux écrits et dessins des aliénés. La valeur diagnostique est l’intérêt général[2], les productions sont classées en fonction de la maladie mentale de leur auteur. La posture de Réja est en conformité avec la psychiatrie de son époque, elle ne consiste pas en une inversion du regard sur la folie qui confondrait art des fous et artistes-fous.

 

         Ce que tente Réja pour valoriser les fous, c’est de démontrer que les œuvres peuvent aussi être porteuses de « valeurs esthétiques ». Ce critère introduit d’emblée une ambiguïté entre folie et normalité qui n’échappe pas aux critiques d’art qui se déchaîneront contre le livre de Réja ou ne manqueront pas d’établir des rapprochements entre l’art des fous et certains mouvements d’art contemporain (cubisme, dadaïsme, etc.). Enfin, la stratégie qui consiste à chercher des similitudes avec des artistes réputés est ambivalente. Elle peut se retourner contre son auteur. Décimo développe un cas qui a été abondamment relaté dans la presse en 1913. Deux artistes découvrent qu’un critique d’art avait considéré leurs tableaux comme des œuvres d’aliénés. Ils portèrent plainte.

 

         [1922 – 1946] Décimo expose, avec de nombreuses références et extraits, la place qui est faite dans le champ culturel à l’art des fous. On trouvera dans cette partie un catalogue chronologique des principales expositions d’art des aliénés accompagnées des comptes rendus de presse. Le psychiatre se voit contraint d’élargir ses compétences : trier dans les productions des fous celles qui ont un intérêt esthétique et dans les productions artistiques en général celles qui pourraient relever de la folie. Décimo détaille le cas de l’abbé V. Paysant, exposé par le Dr Mayr, qui a peint les parois de son église, devenue « parlante et vivante »[3].

 

         Entre apologie (A. Breton, J. Vinchon, ….) ou rejet, « l’entrée en scène au XXe s. de l’art des fous contraint chaque critique d’art à se doubler d’un psychiatre »[4]. Les débats sur la valeur « artistique » des œuvres d’aliénés dépassent largement le cercle des psychiatres. Critiques d’art, artistes, collectionneurs se confrontent, les uns pour en souligner les potentialités de changement[5], les autres sur des positions idéologiques qui préfigurent la politique artistique du IIIe Reich[6].

 

         [Octobre 1948-1950] Décimo note la différence d’approche entre A. Breton, pour qui les œuvres d’aliénés restent la projection d’une maladie mentale et le point de vue « esthétique » de Dubuffet. L’exposition de « L’Art Psychopathologique » en 1950 viendra accentuer cette distinction. Dubuffet y répondra par « il n’y a pas plus d’art des fous que de malades des genoux ! » et A. Breton par sa rupture avec la Cie de l’Art Brut en 1951. La position de Dubuffet ne peut se comprendre que dans le rejet d’une culture qui avait pu concevoir et organiser de manière méthodique les génocides de 1940-1945[7].

 

2e partie – Marcel Réja

 

         Le découpage de l’ouvrage reprend, en le développant, le plan de l’article de 1901[8] : une introduction, 4 parties (les dessins d’aliénés, dessins d’enfants et de sauvages, la poésie, la prose) et une conclusion.

 

         [Introduction] L’intérêt de Réja pour les productions des aliénés est dans la continuité d’un thème récurrent de la psychiatrie du XIXe s. : le rapport entre le génie (l’activité artistique) et la folie. Dans l’analyse des conditions intérieures de l’un et de l’autre, il espère pouvoir répondre à la question « qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? ». Pour ce projet, Réja annonce sa méthodologie qui se composera de 2 procédés : 1 – la simplification « l’étude de ce qui est simple facilite la compréhension de ce qui est compliqué ». 2 – la comparaison, rien ne se prête mieux à cette simplicité que les productions dues aux enfants, aux sauvages, aux prisonniers et aux fous car « elles sont relativement élémentaires ». Ce groupement, en apparence hétéroclite, contient la genèse de l’art véritable ; au psychiatre de procéder comme l’archéologue et d’en extraire les Lois du Grand Art.

 

         Pour mener cette mission, Réja distribue les œuvres à analyser en 4 groupes qui constituent les chapitres du volume.

 

         [I - L’art des fous] Réja inverse la méthodologie d’approche des œuvres qui s’ordonnait en fonction de la nosologie. Les productions des aliénés ne sont plus présentées comme démonstration d’une espèce : « le groupement sous la catégorie fous étant une assemblée hétérogène, il n’y a pas de caractère absolument général qui puisse permettre d’affirmer l’origine d’une œuvre ». La confirmation diagnostic des productions est effacée au profit d’une grille d’analyse plastique dont les opérateurs sont : la simplification du dessin, l’absence d’équilibre (entre les parties), l’absence de perspective, la déformation des proportions, l’automatisme (répétition d’un motif), surcharge ou absence de détail, etc. …[9].  Un problème se pose à Réja, dès lors que l’œuvre de l’aliéné manifeste un savoir-faire artistique ! Il suffit de l’œil expert de l’aliéniste pour recentrer l’analyse … sur le contenu : « des disproportions non-motivées viennent attester que, si l’auteur a su bien dessiner, il se laisse aller à des gaucheries » et « le plus typique est l’emploi abusif du symbole » car « ce sont là des combinaisons plutôt intellectuelles, c'est-à-dire dénuées de l’émotion qui fait l’œuvre d’art ». Ainsi, le spectateur est sauvé, le psychiatre veillant à ce que les œuvres des aliénés ne puissent être confondues avec des œuvres d’art véritable.

 

         [II - Dessins d’enfants et de sauvages] « Pour apprécier d’une façon exacte les productions artistiques des aliénés, il est indispensable de connaître leurs congénères ». Pour Réja, les enfants sont le stade premier de « l’art puéril » qui caractérise l’ensemble des productions aliénées et sauvages. L’enfant reproduit non ce qu’il voit mais ce qu’il sait. Dessin et écriture sont indifférenciés et leur représentation synthétise l’état de sa connaissance. L’enfant ne peut aboutir à une représentation correcte que lorsqu’il « se décide à regarder la nature et à prendre modèle sur elle ». Partant de ce constat, Réja dresse une liste d’analogies entre l’art des enfants et des sauvages qui reprend, en accentuant certains points, les termes de l’analyse plastique développée dans la 1e partie : la stéréotypie, les incohérences de représentation, l’excès de certains détails, la répétition, les excès de symbolisme, etc…. Comment expliquer que, parmi les arts primitifs, certains puissent montrer des qualités graphiques ?  « Le tempérament des races et l’influence des milieux et des techniques contribuent à faire varier les résultats »[10]. Pour Réja, heureusement, « le style de l’enfant n’est qu’un style de passage, en évolution continuelle, tandis que les sauvages en tant qu’adultes, ont un style définitif ». La comparaison entre les deux permet à Réja de poser les étapes stylistiques par lesquelles l’humanité est passée et que l’enfant devra parcourir pour atteindre la perfection de l’art.

 

         [III La poésie] Si le dessin se prêtait aisément à une analyse plastique pour y déceler les symptômes de la folie, la poésie demande une autre approche. Le principe de base reste identique à celui des dessins : « progresser du simple au complexe ».  Réja reprend la séparation entre les fous sans culture « qui n’avaient jamais écrit » et ceux ayant reçu une éducation « qui connaissent la prosodie ». Il pose sur les textes une grille d’analyse dont l’opérateur est la désagrégation mentale. Celle-ci se manifeste par des signes dont Réja dresse la  liste en s’appuyant sur une littérature psychiatrique riche en exemples : le rythme sonore des mots, l’automatisme, l’absence de cohésion, la divagation didactique, la naïveté, le pastiche, etc.  Mais comme pour les dessins, certains écrits échappent à l’évidence de la folie et « ne laissent rien soupçonner de l’état mental de leur auteur ». L’expérience de l’aliéniste est là pour décrypter dans ces tournures « alambiquées », dans « ce maniérisme outré », le déséquilibre de l’esprit. Quelques auteurs contemporains n’échappent pas à la comparaison avec les productions des aliénés.

 

         [IV La prose]. Dans cette partie, Réja ne reprend pas la répartition en 2 groupes distincts : « La prose ne réclamant pas une technique spéciale, il n’y a pas d’intérêt à distinguer professionnels et non-professionnels ». Le principe et l’opérateur restent les mêmes que pour la poésie : Réja ordonne les productions en suivant une échelle qui part de la désagrégation complète pour mener à son extrême : l’ambiguïté de la normalité[11]. Dans l’analyse des textes, on retrouvera comme critère diagnostic : l’automatisme, les mots associés sur leur sonorité, le jeu de mots, la dislocation (des mots qui n’ont pas de sens entre eux), l’emploi excessif du symbolisme, le mysticisme, etc. Lorsque les textes semblent « normaux », Réja nous met en garde « que ce sont les tares mêmes de l’esprit des auteurs qui leur ont permis de s’élever jusqu’à cette intensité d’expression ».

 

         On trouvera beaucoup d’intérêt à l’ouvrage de Réja pour deux raisons :

- Son livre est une véritable anthologie de productions d’aliénés qu’il a puisées dans toutes les publications psychiatriques du XIXe s.

- Il opère un renversement dans l’approche psychiatrique. Les productions ne sont plus liées à un patient dont elles confirment le diagnostic, mais comme des objets indépendants d’un patient. Rêve ultime de psychiatre de pouvoir couvrir d’une grille tout objet culturel pour en déchiffrer les écarts avec la normalité.

 

 


[1] C’est une déclaration d’intention commune à de nombreux aliénistes au XIXe s. : P. Pinel, J.E.D. Esquirol, L.F. Lelut, etc…

[2] Sans doute aurait-il été souhaitable d’évoquer l’intérêt des productions des aliénés pour les psychiatres par rapport aux exigences médico-légales introduites par la Loi de 1838.

[3] « C’est en vain que son évêque intervient, à plusieurs reprises pour lui faire enlever ses œuvres plus ou moins inconvenantes ». A. Prince (de Rouffach) – Curieuses fantaisies décoratives d’un hypomaniaque sur un monument public  - L’Encéphale  1923.

[4] André Lang « les allemands chez eux » – Figaro du 3 septembre 1922.

[5] Revue Les Arts Plastiques N° 8 1927 - « Le salut par les fous » signé du critique d’art Waldemar George.

[6] Maurice Feuillet « l’Art Français en péril. Le Sadisme du Laid » Le Gaulois artistique n°36 1929.

[7] « L’entreprise vise à proposer une para-culture qui, superposée à notre culture, s’en vienne fonctionner comme son antithèse » J. Dubuffet – « Note à l’usage de Max Loreau » 1969.

[8] Marcel Réja « L’art malade : dessins de fous », La Revue universelle 1901 - (t.1, vol. 2, p.913-915, p. 940-944).

[9] Cette liste (non exhaustive), qui énumère les symptômes manifestes du désordre mental, est consensuellement partagée par l’ensemble des psychiatres dans leur pratique et trouve sa source dans l’apport de la graphologie. Sur ce point on pourra consulter Dr J. Rogues de Fursac « les écrits et les dessins dans les maladies nerveuses et mentales » - 1905. 

[10] Cf. Hyppolite Taine « philosophie de l’art » T.1 – 1865 – l’art serait déterminé par le milieu (géographie, climat), la race, le degré d’avancée intellectuelle de la civilisation.

[11] Cf. Dr. U. Trelat « La folie lucide étudiée et considérée au point de vue de la famille et de la société. » 1861.

 

 

Sommaire

 

MARC DÉCIMO, DES FOUS ET DES HOMMES AVANT L'ART BRUT

 

1. Généalogie et justification du livre

 

2. De la Belle Époque aux années folles

 

3. Hans Prinzhorn (1922) – Jean Vinchon, Max Morise (1924) – François Lehel (1927) – Les expositions de 1927 et de 1929. Auguste Marie, Waldemar George, Wieland Mayr, Marcel Sauvage – Le Dr Marie et Edmond Poujade (1931) – Walter Deonna et Mlle Smith (1932) – Waldemar George et la revue Formes (1933) – une exposition d'art schizophrénique : Oskar Herzberg (1934) – L'art des dégénérés (Munich, 1937) – une expo sous le gouvernement Pétain (1941) – Une expo à Sainte-Anne (1946)

 

4. Octobre 1948 : La Compagnie de l'art brut et Jean Dubuffet

– Novembre 1948 : L'exposition internationale d'art psychopathologique au 1er Congrès mondial de psychiatrie. Paris 1950

 

MARCEL RÉJA, ÉDITION CRITIQUE ET AUGMENTÉE DE L'ART CHEZ LES FOUS. LE DESSIN, LA PROSE, LA POÉSIE (1907)

 

Introduction

 

Chapitre 1, Les dessins des fous – Les différentes formes d'art chez les fous. Caractères généraux. Analogies et dissemblances

§1. – Le Fou n'était pas artiste (désagrégation mentale. Art décoratif.

Art proprement dit)

§ 2. — Le fou était déjà artiste (désagrégation mentale. Art décoratif.

Art proprement dit)

Conclusion

 

Chapitre 2, Dessins d'enfants et de sauvages

§ 1. – Dessins d'enfants

§ 2. – Dessins de sauvages

 

Chapitre 3, La poésie – La littérature représente, parmi les arts, le critère le plus sensible de la folie. Son rôle psychologique

§ 1. – Les fous qui n'avaient jamais écrit. Rôle orthopédique de la prosodie

— Les œuvres dénonçant une désagrégation mentale nous offrent un automatisme intellectuel à peu près pur.

— Les œuvres où se trouve contenue une émotion ou une idée

— Les œuvres où se trouve contenue une émotion ou une idée, avec un souci de recherche littéraire

§ 2. – Le fou était déjà poète

 

Chapitre 4, La Prose

§1. – Cas trahissant la désagrégation mentale. Absence de logique et rôle prépondérant du jeu de mots

§ 2. – Productions délirantes qui se caractérisent par des caractères nettement spéciaux

§ 3. – Formes supérieures dénuées de stigmates

 

Chapitre 5, Conclusions générales

 

Annexe

— Benjamin Pailhas (d'Albi), « Dessins et manifestations d'art chez deux aliénés circulaires. Contribution à l'étude des dispositions artistiques et plus spécialement de leur intermittence dans la déséquilibration psychique et la folie. »1908

— Joseph Capgras, « Une persécutée démoniaque. Présentation d'écrits et de dessins. »

— Maurice Ducosté, « Deux aliénés inventeurs. Présentation d'épures et de dessins. »1911

— Ludovic Marchand et Georges Petit, « Symbolisme au cours d'un délire mystique et patriotisme d'interprétation. (Présentation de dessins et d'écrits) ». 1912

 

Bibliographie

 

Index