Amraoui, Touatia : L’artisanat dans les cités antiques de l’Algérie (Ier siècle avant notre ère–VIIe siècle après notre ère), (Roman Archaeology, 26), xx-426 p., 50 £
(Archaeopress, Oxford 2017 )
 
Compte rendu par Cinzia Vismara, Università degli Studi di Cassino.
 
Nombre de mots : 2054 mots
Publié en ligne le 2019-02-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3421
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          Le volume constitue l’aboutissement de la thèse de doctorat de Touatia Amraoui, réalisée sous la direction de Jean-Pierre Brun et Salim Drici (qui en signent la préface) et soutenue en 2013 à l’Université de Lyon 2. Il présente une étude de grande envergure qui a demandé des recherches  auprès d’institutions scientifiques de plusieurs pays, ainsi qu’un travail de terrain rigoureux et très vaste. Il est difficile, dans l’espace restreint d’une recension, de rendre compte de façon détaillée d’un ouvrage de plus de 400 pages denses d’informations et de réflexions et il faudra se limiter à en fournir un cadre synthétique. Son organisation en trois parties - catalogue des témoignages archéologiques, technologie et fonctionnement des ateliers, topographie artisanale - suivies par les conclusions et les perspectives de recherche, est très correcte. La recension des ateliers urbains (23 sites ont été étudiés), précédée par une introduction générale, est présentée par provinces (Mauritanie césarienne, Numidie, Afrique proconsulaire). Si cette division est rationnelle et entièrement acceptable, pourquoi avoir adopté, comme délimitation territoriale, « l’Algérie », une entité politique récente qui ne correspond à aucune réalité antique ? C’est là l’un des (peu nombreux) points de ce travail sujets à caution ; il aurait été plus correct de couper le secteur - tout compte fait très limité (21 pages sur les 177 du catalogue) - de la Proconsularis et de ne traiter que des deux autres provinces.

 

         Les fiches constituant le corpus sont groupées par villes puis, à l’intérieur de celles-ci, par quartiers artisanaux et par productions ; les villes sont illustrées par un ou plusieurs plans (avec, dans la plupart des cas, la localisation des ateliers), ainsi que par quelques éléments de leur histoire et de leur exploration archéologique. Chaque atelier est présenté par son emplacement, les conditions de sa découverte (en reportant souvent les passages des rapports de fouilles), une description/interprétation, un ou plusieurs plans, parfois réélaborés à partir de la documentation originale, des photos (plans et photos sont pour la plupart l’œuvre de T.A.), un commentaire et une proposition de datation. Le lecteur a ainsi un panorama complet des nombreux vestiges sur lesquels les chapitres qui suivent se fondent. Il faut souligner que, dans les conclusions de cette première partie, T.A. signale qu’« un nombre important des activités artisanales mentionnées par nos prédécesseurs ne peut pas être vérifié » et que, d’autre part, « plusieurs découvertes auparavant identifiées comme des installations artisanales s’avèrent, après examen, n’avoir aucun lien avec une activité de production ou bien celle-ci reste indéterminée » (p. 185) : c’est déjà un résultat important. Plusieurs corrections d’interprétations communément admises sont effectuées sur la base de la révision critique des différentes sources. Pour la « construction » de ce catalogue, en plus des difficultés du travail de terrain, il faut mentionner celles concernant le dépouillement de la documentation, nées du fait que - au-delà des méthodes de fouilles adoptées au XIXe siècle et pendant une grande partie du suivant - l’archéologie « coloniale » privilégia d’une part les centres monumentaux des villes, d’autre part l’époque impériale, ce qui entraîna la destruction des témoignages tardo- et post-antiques : des périodes, donc, qui ont vu l’aménagement de structures de production au sein d’édifices, pour la plupart publics, « défonctionnalisés ». À ce propos, la photo satellitaire de Timgad avec l’indication des secteurs non fouillés (p. 349, fig. 342) est frappante. Cet état de choses, que J.-P. Brun et S. Drici mentionnent dans la Préface (p. XVI), explique que le recueil de la documentation (disiecta membra à extraire souvent de photos et plans anciens) ait demandé un travail minutieux et critique long et difficile. Il faut signaler un deuxième (et dernier) défaut de cette étude, à savoir l’absence, parmi les ouvrages consultés, de l’important volume d’Anna Leone sur les modifications des paysages urbains pendant l’Antiquité tardive (Changing Townscapes in North Africa from Late Antiquity to the Arab Conquest, Munera 28, Bari, Edipuglia, 2007 ; son travail de 2003 sur la topographie de la production aux époques vandale et byzantine est mentionné à la note 15, p. 393, mais ne figure pas dans la bibliographie finale), où la question de l’emplacement des ateliers dans la ville - la « ruralisation des villes » - et son évolution est abordée.

 

         La deuxième partie a pour objet les différentes productions des ateliers urbains présentés dans la première : artisanat de bouche, du textile et de la poterie, d’autres activités - notamment celles liées à la construction et au décor - n’étant pas décelables à cause de la conduite des fouilles et de la sélection des trouvailles qui a entraîné la destruction de plusieurs objets (scories, colorants etc.). La production des denrées alimentaires concerne la farine et le pain (pistrina), l’huile et le vin (pressoirs) et finalement les conserves des produits de la mer (cetariae). Chaque activité est documentée par les aménagements et les objets (il faut souligner à ce propos les recherches sur l’instrumentum effectuées par T.A. dans les musées), en illustrant les procédés de production et leurs étapes en rapport aux vestiges, mais abordant en même temps une série de questions générales : « boutiques à dolia », saisonnalité pour les ateliers de salaison etc. La meule sur support maçonné dans l’insula 4 de Sitifis (p. 193, fig. 229) n’est pas mentionnée dans le chapitre 1.XI sur les ateliers de la ville, où ne figurent qu’un four à tuiles douteux, un autre, sans autre indication, dans le quartier du temple et un troisième, à chaux, dans le quartier nord-est ; d’autre part une inscription de la ville (CIL VIII, 8480 = ILS 5596) mentionne des furnaria. L’excursus sur les édifices « à auges » (p. 209 à 211) sera à revoir au vu de la publication des actes du colloque tenu à Paris en 2015 sur ce sujet. En conclusion, « la technologie reste largement tributaire des avancées techniques romaines, même si dans le détail, elle témoigne aussi de préférences et de choix relevant d’habitudes locales » (p. 222).

 

         L’artisanat textile est analysé ab ouo, en partant de la tonte, pour aboutir, en passant par le lavage, le peignage, le filage, le tissage, la teinture, aux fullonicae et aux ateliers des teinturiers dont les vestiges constituent, avec les instruments du travail (crochets, quenouilles, fuseaux, fusaïoles, pesons), les seuls témoignages. La séquence et le déroulement des opérations sont reconstruits à l’aide des images d’époque romaine (peintures, mosaïques), ainsi que de photos « historiques » de femmes algériennes au travail. Le recours – prudent – à l’ethnoarchéologie permet aussi à T.A. de mieux cerner les différentes opérations, notamment celles des procès de teinture. Et cette analyse lui permet aussi de corriger un certain nombre d’interprétations : c’est le cas des « boutiques à dolia » de Tipasa, des cuves du quartier ouest d’Hippone ou des cuvettes de Tiddis.

 

         Les ateliers destinés à la production d’objets en céramique, en verre et en métal, caractérisés par la présence de structures de cuisson, constituent le dernier volet « typologique » du volume. Outre les fours, dont un tableau récapitulatif (p. 262, fig. 274) - présentant emplacement, forme, type, dimensions et datations des 37 structures identifiables avec certitude - permet d’avoir un cadre général, la description des outils est du plus grand intérêt. T.A. passe en revue les instruments pour le façonnage et le polissage, ceux liés au tournage, les polissoirs post-cuisson et les outils pour le décor imprimé et moulé (molettes, poinçons, moules), pour passer aux outils liés à la cuisson. Les produits de ces ateliers - céramiques architecturales, amphores de transport, dolia et amphores de stockage, vaisselle à engobe rouge (imitations et productions originales), vaisselle commune peinte ou non, céramique modelée, lampes, objets divers (balles de fronde, figurines, moules) - sont aussi analysés, ainsi que les marques de potiers (tableau p. 316, fig. 326).

 

         Les artisanats du verre et du métal sont, comme partout ailleurs, moins bien documentés. Si quelques « lingots » de verre bruts ont été trouvés, aucun atelier primaire n’a été jusqu’ici localisé dans ces provinces, où d’ailleurs un seul atelier secondaire est attesté à Cuicul. En revanche quelques pages sont consacrées à l’approvisionnement en métal et notamment à l’exploitation des mines locales (325-327). Cette partie se clôt avec d’intéressantes considérations sur la technologie romaine en Afrique « entre adoptions et adaptations » (p. 331) dont les fondements se trouvent dans les observations concernant les différents procédés de production.

 

         La troisième partie du volume a pour objet la topographie de la production dans la/les ville/s et, plus en général, l’économie urbaine : une analyse préalable à des réflexions sur l’économie régionale africaine. T.A. examine en premier lieu les interactions entre l’atelier et son environnement et entre l’espace de travail et l’espace privé, s’interrogeant sur la propriété et traite ensuite du problème de la distribution des activités de production dans la ville ; le titre de ce paragraphe est significatif : « Les limites et les difficultés de la connaissance urbaine pour étudier la répartition des artisanats : fouilles et datations » (p. 347). Plusieurs éléments sont examinés qui concourent à établir l’emplacement d’un atelier - l’approvisionnement en eau (très important pour plusieurs activités), la voirie, la taille du local (cf. le tableau p. 359, fig. 348), la communication avec la rue et le prix du terrain - où la question des nuisances, comme T.A. le soutient avec raison, n’a aucun rôle, comme quiconque a eu l’expérience des villages et aussi des villes jusqu’aux années 1950-60 pourrait le confirmer. C’est là que, en rouvrant plusieurs dossiers et en replaçant chronologiquement les vestiges, T.A. déconstruit à juste titre un certain nombre d’idées reçues sur l’existence de véritables quartiers artisanaux : c’est le cas des quartiers sud extra muros et nord-est de Timgad, du « quartier des potiers » de Tiddis et du secteur occidental et vraisemblablement de la zone CADAT de Cherchel. Un excursus consacré aux sites militaires (pp .359-360) est d’un grand intérêt, même si les données à présent disponibles ne permettent pas de tirer des conclusions définitives sur les activités artisanales qui y étaient exercées. Les questions concernant la commercialisation des productions urbaines (vente directe, boutiques, marché etc.) et leur nature (ces deux sujets auraient peut-être gagné à être traités dans l’ordre inverse), suivies de conclusions sur le/s « modèle/s économique/s » (consumer city / producer city, T.A. préférant commercial city ; villes côtières / villes de l’intérieur) referment la troisième partie du volume.

 

         Aux conclusions générales, qui reprennent celles des trois parties en dressant un bilan des connaissances et des nouveaux acquis, s’ajoutent des considérations sur les perspectives de recherches futures, qui devraient poursuivre la révision des vestiges entamée par T.A., avec des nettoyages et des nouvelles fouilles, se développer avec des prospections intéressant les suburbia des villes, où les usines pouvaient atteindre des dimensions bien plus importantes qu’au cœur des habitats, ainsi que par l’étude du mobilier conservé dans les musées, dans le but d’affiner les typologies des ateliers et d’en peaufiner les chronologies. Reste à développer, en outre, le rapport avec la macro-économie, qui est seulement abordé.

 

         Le texte est clair et les illustrations sont en général de qualité excellente ; quelques coquilles sont présentes, ce qui est presque inévitable dans un texte si long (évitables, en revanche, « la Mare nostrum » de la p. 392 et « l’abollam » de la p. 373). Pour le lecteur, dans la bibliographie finale : Magalhães de Oliveira 2011 est dans Fontaine, Satre et Tekki 2011, non pas dans Souen, Satre et Tekki 2011 ; Wilson 2002 a : à la fin du titre il faut ajouter Economy. Dans la légende de la fig. 50 « à droite » et « à gauche » indiquent « en haut » et « en bas ». Si l’intérêt pour les activités artisanales dans le cadre urbain est relativement récent (cf. par ex. les travaux de N. Tran et le volume La città che produce. Archeologia della produzione negli spazi urbani, Atti delle giornate gregoriane, X ediz., 10-11 xii 2016, V. Caminneci et aliae edd., Bibliotheca archaeologica 50, Bari, Edipuglia, 2018), ce volume est déjà incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à ce sujet et montre encore une fois quelles moissons d’informations les « fouilles » dans les archives et l’observation de vestiges peuvent nous apporter. Le panorama qu’il esquisse est bien différent de celui qui ressortait des manuels sur l’Afrique romaine, se fondant essentiellement, pour reconstruire ces activités, sur l’épigraphie et un petit nombre de monuments figurés ; le travail futur des historiens pourra donc se fonder, à partir des acquis de cette recherche, sur de nouvelles bases plus larges et bien plus fiables qu’avant.