|
||
Compte rendu par Amaury Gilles Nombre de mots : 2111 mots Publié en ligne le 2018-06-13 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3430 Lien pour commander ce livre
L’ouvrage de Morgane Andrieu rassemble le fruit d’une recherche initiée entre 2008 dans le cadre d’un master et poursuivie dans le cadre d’une thèse réalisée sous la direction de G. Sauron (Univ. Paris-Sorbonne et T. Luginbühl (université de Lausanne) et soutenue en novembre 2015.
L’auteure propose ici d’examiner une des facettes de la pratique de l’écriture en Gaule lyonnaise en s’intéressant aux graffites sur céramique découverts grâce aux fouilles menées dans trois capitales de cité : Autun, Chartres, Sens. L’étude de ces inscriptions (nature, mise en forme, onomastique) alimente un discours sur les modalités historiques, socio-culturelles du développement de cette pratique. Les trajectoires historiques différentes d’Autun, Chartres et Sens ont-elles influencé notablement la pratique de l’écriture de leurs occupants ? Les importantes différences que l’on note entre les corpus épigraphiques d’Autun, Chartres et Sens trouvent-elles un écho dans le nombre de graffites sur céramique ?
Ce livre de 454 p. possède une mise en page aérée où l’on décèle peu de problèmes (mise en forme et espaces p. 445, 453 par ex.). On dispose d’un index des graffites complets ou restitués (p. 435) utile dans le cadre de recherches onomastiques. Les renvois de l’index des sites (p. 433), en revanche, ne semblent pas correspondre et pourront être corrigés lors d’un second tirage.
Le présent travail s’articule autour de 5 grandes parties. Un premier chapitre définit le sujet, les problématiques et la méthode. Le catalogue des graffites recensés forme le cœur de l’ouvrage. Il est suivi par l’analyse (quantitative, typologique, spatiale) du corpus. Avant de conclure, ce travail est comparé aux principales études consacrées aux graffites dans l’Occident romain.
Dans sa présentation générale en début d’ouvrage, l’a. dresse un état de la recherche (p. 7-15 et carte p. 15). Il faut ici citer les plus volumineux (+ de 500 ex.) qui servent de points de comparaison à l’a. aussi bien dans le cadre de l’élaboration de sa méthodologie (p. 55-73) qu’au cours de son analyse (p. 285-432). Les énumérer permet aussi de situer la contribution de cette étude qui rassemble 701 graffites.
Cette étude vient donc s’ajouter à celles de référence consacrées à la cité des Aulerques Cénomans (Guillier, Thauré 2003 : 538 graffites), aux colonies d’Augst (Féret, Sylvestre 2008 : 1816 graffites), d’Avenches (Sylvestre en cours lors de la thèse et publié en 2017 : 1829 graffites), à Nida-Hedernheim (Scholz 2006 : 715 graffites), de Neuss (Kütter 2007 : 964 graffites), de Xanten (Weiss-König 2010 : 1062 graffites) et aux collections du Landesmuseum de Bonn (Bakker, Galsterer 1975 : 565 graffites). L’examen des graffites sur céramique a ainsi profité davantage aux provinces germaniques qu’aux provinces gauloises.
L’introduction, très didactique, tire parti de ces études, définit les contours historiques et culturels du sujet, ce qui est compris comme un graffite (fig. 9 p. 34), et familiarise le néophyte aux différents types de graffites reconnus (p. 31-55). En ce qui concerne les marques réalisées après cuisson, il s’agit de marques d’appartenance, d’indications de contenu, ou d’informations chiffrées (prix, poids) et plus rarement de dédicaces, de sentences, d’invitations à boire ou vœux. On distingue également des graffites anépigraphes : figuratifs ou non. Ces graffites sont effectués sur certains types de vases, préférentiellement la vaisselle de table, et à des emplacements choisis. Les indications chiffrées concernent principalement des céramiques liées au stockage des denrées. Les graffites sur amphores importées et dolia ne sont pas intégrés au corpus. On trouvera cependant quelques inscriptions de contenu sur amphores régionales interprétées comme des références à des vins Cae(cubum), Mu(lsum), et Amin(eum) (p. 314, Graf. 20, 556, 445) voire faisant référence à de la bière Br(assus) (Graf. 641). On regrettera que les lettres restituées par rapport aux inscriptions d’origine ne soient pas mentionnées entre parenthèses dans le texte du chapitre d’analyse au même titre que dans le catalogue, mais on pourra objecter que l’ouvrage y gagne en lisibilité.
L’a. rappelle que ces messages ayant trait à la vie quotidienne viennent compléter les données fournies par les inscriptions dites majeures, en particulier dans le domaine de l’onomastique et que cette source est donc encore plus précieuse lorsque les inscriptions sont rares. De plus, les indications paléographiques (cursive, capitale cursive, mixte) fournies par ces messages nous procurent des informations sur le degré de maîtrise de l’écriture (p. 40-41). Pour certains auteurs, les graffites anépigraphes peuvent parfois aussi faire office de substitut d’écriture pour les analphabètes ou permettre de différencier des anthroponymes courants (p. 54, 328).
Avec 701 graffites soigneusement présentés et illustrés (p. 78-283 et addenda 429-431), M. Andrieu apporte une contribution significative à l’étude des graffites dans les provinces gauloises. Ce corpus est en grande partie le fruit d’un intense travail de dépouillement des collections archéologiques autunoises (p. 63-65), puisque plusieurs missions ont permis de rassembler plus de 400 graffites inédits. À Chartres, l’opération a été facilitée par la base de données SysDa du service archéologique municipal développée par D. Joly, mais les collections anciennes (soit antérieures à 1976) ont aussi suscité un dépouillement. À Sens, c’est 300 caisses de mobilier qui sont passées au crible et qui ont livré 79 graffites. On sera ainsi reconnaissant à l’a. et ses collaborateurs qui ont déplacé plusieurs tonnes de mobilier archéologique pour produire la matière de ce catalogue. Le corpus rassemblé est déséquilibré : Autun (418), Chartres (179), Sens (79). Les données quantitatives sont utilement rassemblées dans le Tableau 7 (p. 286). Les graffites illisibles en moyenne 49% et les graffites complets seulement 12,3 % du corpus (83 au total). Ce caractère lacunaire, certes frustrant, est propre aux sources historiques et archéologiques.
Les marques d’appartenance forment, comme toujours, la majorité des graffites observés. Ils sont soit épigraphiques, soit anépigraphes. Les premiers se résument à des noms inscrits, souvent de manière abrégée, les seconds se limitant à une simple croix. 54 anthroponymes sont référencés (18 en toutes lettres et 38 abrégés). La fréquence des abréviations et l’extrême rareté des noms complets ne permettent hélas pas d’analyser ces données dans une perspective sociale (taux d’alphabétisation chez les pérégrins/les citoyens romains), puisque ces noms peuvent correspondre aux cognomina de citoyens romains comme aux idionymes de pérégrins et que la racine gauloise, grecque ou latine d’un nom ne permet pas d’en déduire le statut juridique (p. 303). En revanche, ces données permettent d’interroger une pratique spécifique qui concerne la vaisselle de table et en particulier les vases de petit diamètre (coupelles, assiettes, gobelets) pour lesquels on présume un usage individuel. Le fait que la sigillée occupe une place dominante dans les supports de ces marques n’est pas étonnant dans la mesure où cette vaisselle est la plus fréquente dans les assemblages du Haut-Empire. Néanmoins, cette pratique est également connue sur la vaisselle en argent.
Le fait que les graffites apposés sur le fond concernent plus fréquemment les vases estampillés que les vases non estampillés est en revanche plus curieux et demande encore à être expliqué (p. 314). Ces marques, qu’elles soient épigraphes ou anépigraphes, sont apposées sous le fond, à un emplacement invisible. Elles se développent en particulier durant le Ier s., mais semblent faiblir dans le courant du IIe s. L’a. avance l’idée que la nécessité de marquer sa vaisselle aurait été stimulée par l’évolution des cadres juridiques avec l’arrivée des Romains : « L’arrivée des Romains et de leurs lois qui confèrent une grande place à l’individu et à la propriété a forcément troublé les habitudes des tribus indigènes, et ce, quelle que soient les configurations préexistant à leur installation. » (p. 308-309). Cette pratique a également pu être catalysée par le développement urbain et par corollaire l’accroissement de la promiscuité. Elle est relevée dès le Ier s. av. J.-C., principalement à Bibracte et plus ponctuellement à Autun et Chartres, où les noms sont inscrits en caractères grecs, puis en latin à partir de l’époque augustéenne.
Les différentes marques quantitatives de poids permettent à l’a. de présenter les diverses hypothèses pour les marques P, PP, TP (p. 317-321). Les hésitations en la matière pourront sans doute être tranchées avec l’observation de davantage de marques associées à des formes complètes, bien que le contenu et sa densité restent souvent inconnus.
L’analyse spatiale et chronologique du corpus (p. 329-371) occupe une place conséquente. Les sites ayant livré le plus de données font l’objet d’une étude spécifique, avec une approche contextuelle des découvertes. L’analyse comparative des villes est difficile à mener en raison d’un état différentiel de la recherche. À l’échelle de la ville se pose le problème bien pointé par l’a., de la gestion des déchets (p. 358). Cette gestion ne permet pas toujours d’examiner le mobilier lié aux vestiges architecturaux observés. L’évacuation des déchets des habitats dotés de sols maçonnés et plus généralement des habitats privilégiés nous prive bien souvent du mobilier utilisé par leurs occupants. De plus, les domus sont moins concernés par les projets d’aménagement moderne que les quartiers périphériques occupés par des habitats plus modestes et où se concentrent les activités artisanales.
L’a. évoque à plusieurs reprises l’intérêt de sa documentation pour examiner le degré de literacy soit le degré d’assimilation de la langue latine et d’appropriation de l’écriture. Dans cet objectif, elle se heurte à des problèmes de quantification et de pondération, comme c’est souvent le cas en archéologie. La prise en compte du mobilier ne comportant pas d’inscription permettrait de calculer des taux et d’analyser la fréquence d’une pratique à un moment ou dans un espace donné (quartier artisanal, centre urbain, partie résidentielle de villa, ou ferme…). Ce type d’analyse ouvre de belles perspectives de collaboration entre céramologues et spécialistes des graffites. On peut se demander dans quelle mesure le calcul de ce taux aurait modifié les cartes de répartition présentées pour chacune des villes.
L’étude paléographique occupe une large place (p. 371-400). Cette partie illustrée de manière très didactique sera très utile au lecteur, et en particulier l’archéologue qui est ponctuellement confronté à ce type de graffites et qui n’est pas forcément familier de la graphie en capitale cursive dit « style relâché ». Dans ce domaine, il est actuellement difficile de différencier ce qui relève d’une évolution chronologique de la graphie de ce qui relève de la singularité de chaque graveur (habileté, outil, choix esthétiques). On constate parfois des formes différentes pour une même lettre au sein de la même inscription (p. 399).
Dans le chapitre 4 « Comparaisons » (p. 401-421), l’a. met en perspective son corpus en signalant les données complémentaires apportées par différentes études. Les recherches de T. Luginbühl, P.-Y. Lambert consacrées aux graffites de l’oppidum de Bibracte datés de la fin de la Prototohistoire permettent de faire le lien avec le corpus autunois et ainsi suivre l’évolution de « l’écriture sur céramique ». Les données chiffrées des comparaisons (origine des noms, types de graffites) avec les études menées en Suisse, en Allemagne et Angleterre auraient gagné à être présentées au sein d’un tableau pour davantage de clarté. Les spécificités liées aux contextes étudiés, de nature principalement domestique, sont soulignées grâce aux comparaisons avec des études consacrées à des ensembles funéraires et cultuels (en particulier l’étude de J. Trescarte consacrée à l’agglomération du col du Ceyssat et au complexe cultuel du Puy-de-Dôme), où les faciès diffèrent sensiblement.
La grille d’analyse utilisée permet de mettre en évidence que les milliers de graffites connus à ce jour obéissent à des normes (types de marques, formule, taille des caractères, ponctuation, emplacement et support, récurrence des motifs anépigraphes et sont en règle générale soignés (p. 416). Cette image rompt avec le caractère spontané décrit en introduction (p. 31) ou encore avec le terme « d’épigraphie sauvage » selon la formule de C. Pietri.
L’ouvrage de M. Andrieu apporte une contribution significative à notre connaissance de la pratique de l’écriture en Gaule lyonnaise. Il souligne bien le potentiel de cette source comme outils d’analyse socio-culturelle et offre d’intéressantes perspectives en la matière. On aimerait évidemment toujours aller plus loin. Ainsi, il serait intéressant de prolonger la réflexion en intégrant le matériel lié à la pratique de l’écriture (couteau à affûter les calames, styles de toutes matières, tablettes à écrire, graffites portés sur d’autres supports et j’en oublie certainement, représentations figurées) pour tenter d’approcher le rapport à l’écrit des populations des provinces gauloises, aussi bien dans sa dimension pratique que symbolique. Mais ne boudons pas notre plaisir devant cet ouvrage, bien présenté, didactique, rigoureusement organisé, qui donnera accès au spécialiste à une matière scientifique inédite et aux autres une somme permettant d’appréhender rapidement les problématiques, la bibliographie relative au sujet et de s’initier à la reconnaissance des graffites.
|
||
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |