Müller, Felix: Menschen und Heroen. Ahnenkult in der Frühgeschichte Europas, viii-286 p., ISBN:978-3-11-033629-0, 89,95 €
(De Gruyter, Berlin 2016)
 
Compte rendu par Marin Mauger, Université de Bretagne Occidentale, Brest
 
Nombre de mots : 2603 mots
Publié en ligne le 2018-05-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3440
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          Cicéron, affligé par la mort de sa fille, Tullia, décide son apothéose et la construction d’un temple (fanum) pour la recevoir. Dans sa correspondance à Atticus, il évoque le meilleur emplacement possible pour la pérennité du monument (12, 36, 1). À travers ses demandes et ses questionnements, Cicéron invite à s’interroger sur les enjeux qui président à la définition du statut du défunt et à la forme prise par son monument funéraire, à son emplacement, à sa longévité. Ce sont ces stratégies commémoratives que Felix Müller, professeur émérite de l’Université de Berne, directeur adjoint et chef du département archéologique au musée d’Histoire de Berne, a tenté d’approcher sur le temps long. L’auteur propose, par l’inspection des pratiques sociales de diverses cultures antiques et protohistoriques européennes, de rechercher les liens possibles entre un monument funéraire et le statut social du défunt et de réfléchir à la nature du culte qui lui est rendu, funéraire, dans le cadre de dévotions familiales, ou héroïque, pour certains membres éminents de l’élite.

 

         L’ouvrage prend donc la forme d’une enquête dont l’objectif premier est de déterminer l’existence ou non d’une héroïsation des défunts au cours de la période protohistorique. L’auteur cherche ainsi à combler une lacune de la bibliographie sur les pratiques funéraires des populations établies au nord des Alpes. La réflexion autour de l’héroïsation est un thème largement abordé par la littérature scientifique, notamment pour l’Antiquité, mais également pour la période protohistorique grecque. Cependant, la discussion pour les populations celtes de l’Europe occidentale n’avait jamais mené à la construction d’une monographie, dont la mise en perspective des multiples indices pourrait faire avancer le questionnement autour de la figure du héros et du culte qui lui est rendu. D’ailleurs, l’intérêt pour le culte des héros celtes connaît un nouvel essor. Outre les discussions continues sur la lecture humaine ou héroïque des images, il faut également mentionner les nombreux travaux archéologiques sur l’évolution des monuments funéraires, comme ceux de R. Häussler (2010) sur le culte des ancêtres et des héros ou sur le passage du mausolée au temple de l’âge du fer à la période romaine.

 

         Malgré un objectif affirmé, l’ouvrage ne se limite pas à la seule recherche du culte des héros à la protohistoire celtique. L’auteur englobe l’ensemble des cultes funéraires des ancêtres, dont la forme la plus développée, selon lui, est le culte héroïque. Ainsi, pour construire son raisonnement, il choisit de mettre en place une méthode d’analyse rétrograde partant des sources les plus fiables, les données textuelles de l’Antiquité, vers les données purement archéologiques des périodes les plus anciennes qui représentent l’enjeu principal du discours. L’ouvrage se divise en deux parties, non indiquées, mais qui se distinguent clairement. Les cinq premiers chapitres se focalisent sur les formes prises par l’héroïsation à la période antique, grecque et romaine, tandis que les chapitres suivants (6 à 10) ancrent la réflexion sur les régions alpines nord-occidentales, de la conquête à l’âge du Bronze tardif.

 

         Comment comprendre une société sans texte ? Cette question est à l’origine de la méthode développée par l’auteur et exposée dans le premier chapitre. Pour offrir une lecture des vestiges aux périodes les plus anciennes, il fixe le cadre de son étude à une zone cohérente sur le temps long, en raison des échanges commerciaux et culturels entre les différentes civilisations considérées. Ainsi, il recourt à l’analogie anthropologique, supposant que la mort, le rite et la tombe sont des traits communs à ces cultures. Il adopte alors une analyse rétrograde pour définir les similitudes entre ces sociétés et établir un schéma-type du culte ancestral voire héroïque, afin de pouvoir l’appliquer à la protohistoire. Pour garder une dimension universelle nécessaire à la démarche anthropologique voulue, l’auteur choisit de ne pas développer la notion, pourtant centrale, de héros. Faute de textes ou d’une superstructure religieuse, imposant un dogmatisme, le choix est fait de centrer l’étude sur l’impact social des monuments et des pratiques funéraires.

 

         La démarche méthodologique reposant sur l’analogie rétrograde débute à la période romaine par l’apothéose de César. L’objectif est de mettre en lumière les mécanismes de la divinisation à Rome, le passage d’humain à héros. Pour ce faire, l’auteur focalise son attention sur les heures avant la mort de César, tout en rappelant les grands événements de sa vie. Suite à son assassinat, l’auteur reprend, d’après le discours des Anciens, les étapes de sa crémation jusqu’à la construction du temple du Diuus Iulius. Le discours n’est pas orienté sur la véracité des faits présentés par les sources, car l’essentiel dans la construction de l’image héroïque de César, ce n’est pas la réalité, mais plutôt le mythe. Ainsi, César a été divinisé parce que sa position sociale, ses exploits et son charisme le présentaient comme un être hors du commun. La présentation néanmoins se concentre probablement trop sur la dimension biographique pour mettre en valeur le charisme de César, alors qu’une discussion sur les étapes de l’apothéose, le statut du diuus, et l’évolution de la notion au cours de la période impériale, aurait permis d’identifier les enjeux politiques et sociétaux qui ont mené au changement de statut.

 

         Le chapitre 3 présente la complexité et la variabilité du concept de « héros » à partir de l’exemple grec. L’auteur rappelle la diversité des réalités que recouvre le terme, du sens neutre de guerrier dans l’épopée homérique, à la référence aux divinités d’origine terrestre, aux honneurs rendus à un homme exceptionnel, un fondateur par exemple, ou à la symbolique d’un héros historique. La documentation archéologique en lien avec le culte des héros est très développée dans le monde grec ou du moins fortement interprétée en ce sens. Ce chapitre est donc l’occasion pour l’auteur de définir le schéma-type qu’il cherchera dans la suite de l’ouvrage. Il dessine l’image du héros, comme un homme de statut élevé qui a joué un rôle essentiel pour la communauté et qui, par sa richesse, a pu établir une sépulture monumentale, autour de laquelle se concentrent des tombes plus modestes. Il développe son argumentation à partir des tombes des héros mythiques et poursuit par des sites où l’héroïsation du défunt est supposée par la pérennité de la sépulture et des dévotions. Les monuments funéraires en lien avec un héros deviennent alors un enjeu pour les cités qui se les approprient pour exalter leur origine mythique ou pour les descendants qui recherchent une légitimation familiale et politique.

 

         L’hellénisation de Rome, notamment à travers les échanges économiques et artistiques, implique la diffusion du culte des héros. L’auteur met ainsi en avant la présence de monuments funéraires, dont la nature rappelle les exemples grecs, comme la sépulture d’Énée à Lavinium ou la tombe de Romulus à Rome. Partant de ce constat, il recherche la forme de l’hérôon dans la ville de Rome, passant du temple du divin César, au mausolée d’Auguste, à la colonne trajane et au mausolée d’Hadrien. Toutefois, la définition de ces espaces aurait mérité une observation plus nuancée, car pour ces dirigeants divinisés, la sépulture et le lieu de culte sont différents : le mausolée est un monument funéraire d’exaltation dynastique, tandis que le temple est un espace sacré. Le mausolée ne renvoie alors pas à la dimension héroïque. Le chapitre se poursuit par l’étude des grands tombeaux aristocratiques, rapprochant la monumentalisation du rang social et considérant les langages artistiques, comme la représentation in forma deorum, ou architecturaux, comme le tombeau-temple. La tombe monumentale devient ainsi l’expression d’une élite avec sa prétention à détenir le pouvoir et à le transmettre, tandis que la grande masse de la population n’arrive pas à se souvenir durablement de ses défunts.

 

         Le chapitre suivant conclut la première partie de l’ouvrage sur l’émergence du culte héroïque en Grèce et à Rome. L’auteur rappelle la chronologie du développement observé à partir des sites archéologiques étudiés. La tombe devient un marqueur social nécessaire à l’identification d’une hiérarchie civique. L’individualisation de l’espace, la monumentalisation, la richesse du mobilier, la perpétuation des dévotions et la convergence sur son pourtour d’autres sépultures, semblent autant d’indices pour identifier le défunt à un héros.

 

         La seconde partie de l’ouvrage propose d’apposer les critères archéologiques observés notamment en Grèce, à la région septentrionale des Alpes. À travers l’analyse de monuments funéraires, en Gaule et en Grande-Bretagne, issus d’une culture mixte, romaine et autochtone, l’auteur identifie les attentions particulières portées à certaines tombes monumentales. Il met ainsi en avant la récurrence de nombreux traits communs qui incite à reconnaître une héroïsation du défunt. La pérennité des dévotions, même plusieurs siècles après la mise au tombeau, l’imitation de l’architecture sacrée, ou l’attention portée à l’emplacement topographique, sur le lieu le plus élevé ou à proximité d’un axe de communication fréquenté, sont les preuves, pour l’auteur, en faveur de l’identification d’un culte héroïque. De plus, la délimitation et l’individualisation de l’espace funéraire ainsi que l’entourage de sépultures plus modestes marquent une privatisation par les descendants qui récupèrent le monument pour légitimer leur place dans la hiérarchie sociale. Enfin, l’exaltation des qualités civiques du défunt et la datation souvent précoce de ces monuments peuvent indiquer son intervention dans le processus de construction civique. Ces sépultures, par leur monumentalisation, sont donc l’expression d’une autocélébration des élites nouvellement romanisées. Elles présentent toutefois des éléments d’une tradition locale antérieure, qu’il est nécessaire, dans la démarche méthodologique de la chaîne analogique, d’observer à la période antérieure.

 

         Le septième chapitre s’occupe de la répétition du schéma à la période laténienne. L’étude de plusieurs sites permet à l’auteur de mettre en évidence la monumentalisation précoce des sépultures liées au groupe social dominant et la démarcation de l’espace funéraire comme la représentation matérielle d’une barrière sociale. Autour de ces tumuli, des petits cimetières aristocratiques se développent probablement en lien avec l’ancêtre commun. Toujours dans une volonté de vérifier l’existence d’une pyramide sociale, où la classe dirigeante aurait les monuments funéraires les plus importants, l’auteur s’interroge sur la représentation du peuple dans les sépultures. Il en ressort le phénomène social déjà observé d’une disparition des classes les plus basses qui ne peuvent pas exalter la mémoire généalogique, contrairement à l’élite qui réaffirme par le monument funéraire son pouvoir et sa transmission aux générations suivantes. Les vestiges archéologiques présentés confirment la célébration mémorielle du défunt dans le sens d’un culte funéraire ancestral, cependant l’ambivalence de la documentation empêche d’assurer l’existence d’un culte héroïque. Ainsi, au Glauberg, la concordance du mobilier des tombes avec les statues découvertes sur le site autorise à identifier les statues à une représentation des défunts. Ces marqueurs mémoriels assurent l’existence d’un culte ancestral, mais l’absence d’éléments montrant l’idéalisation ne devrait pas à lui seul valider l’héroïsation.

 

         En adoptant toujours la démarche rétrograde, l’auteur propose une analyse des vestiges funéraires de la période précédente pour définir si le modèle établi à la Tène trouve un écho au Hallstatt. La présentation de sites archéologiques évocateurs, comme Vix, Hochdorf ou Magdalenberg, permet de conclure une nouvelle fois à la partition hiérarchique de la société, où l’élite affirme sa position par les monuments funéraires, tandis que les couches inférieures sont très peu, voire pas, représentées. Outre la dimension du monument et le mobilier déposé à l’intérieur, des indices sur le statut supérieur du défunt sont fournis par l’anthropologie funéraire. Les hommes inhumés présentent un développement physique important et leurs articulations sont peu usées, du fait d’un régime alimentaire varié et une charge de travail moindre. La documentation statuaire incite de nouveau l’auteur à lire la représentation du défunt comme une héroïsation, notamment pour les statues d’Hirschlanden, par l’association d’une représentation réaliste, d’après les dimensions et le costume, à une idéalisation, supposée par l’image du phallus, symbole de virilité et d’abondance. Cependant, contrairement aux périodes postérieures, les traces de dévotions sur les sites funéraires n’ont pu être observées, ce qui peut être expliqué en partie par l’absence de sondages ou de prospections sur les pourtours des sépultures.

 

         La rétrogradation temporelle s’achève entre le début du Hallstatt et le Bronze tardif, focalisant l’étude sur la partie centrale de la zone géographique considérée. La distinction d’une hiérarchie sociale est toujours aussi évidente par la mise en scène de l’élite à travers la monumentalisation de ses sépultures. Il n’est donc pas possible d’observer une transition majeure permettant d’expliquer l’origine du phénomène. Ainsi, le schéma est similaire aux périodes suivantes, seuls les marqueurs sociaux changent. La pratique du tumulus se développe, l’épée précède le poignard, les chars cérémoniels prennent place dans la chambre funéraire et les marchandises étrangères accompagnent le défunt dans l’au-delà. Cette parure est la marque distinctive d’une élite, au réseau d’échanges et de communications étendu, qui conceptualise les attributs de sa domination et affiche son pouvoir. Ainsi, la consolidation de la classe supérieure s’appuierait sur le culte funéraire des ancêtres, voire, malgré l’absence d’élément probant, des héros.

 

         Le dernier chapitre conclut la réflexion en présentant l’ensemble des constats observés sur le culte des ancêtres et sa forme exaltée, le culte des héros. L’auteur émet l’hypothèse d’une densification des complexes funéraires monumentaux et des attestations liées au culte des héros avec l’émergence d’une élite, enrichie par la captation des mines et la diffusion des métaux précieux. Cependant, il faudrait remonter au-delà du Ier millénaire av. n. è. pour comprendre les origines du culte des ancêtres et des héros, dont le développement est certainement induit par un substrat indo-européen.

 

         La problématique posée par l’auteur est de savoir comment se manifeste, à partir des sources archéologiques, le culte des ancêtres et des héros ou, à défaut, de comprendre qui obtient quelle tombe et pourquoi. L’ouvrage offre une réponse certaine à la deuxième partie de la question. À partir d’une analyse globale des données archéologiques, religieuses, économiques, anthropologiques, l’auteur aboutit à une vision sociale du défunt et définit l’impact du monument dans la société. De plus, la discussion met assurément en lumière l’existence d’une hiérarchie sociale au sein des différentes cultures considérées. Si l’appareil étatique a pu évoluer au fur et à mesure des siècles, afin d’augmenter l’homogénéité et la cohérence de la pratique sociale, il apparaît dès les époques les plus hautes que les élites ont su promouvoir leur statut et imposer leur réseau d’influence, politique et commercial, par la pratique funéraire.

 

         En revanche, même si la récupération symbolique des monuments funéraires par les membres de l’élite semble confirmer l’existence d’un culte funéraire des ancêtres, les multiples lectures permises par les données archéologiques empêchent d’assurer un culte des héros. Seules des sources textuelles et épigraphiques pourraient indiquer le statut donné au défunt par la communauté qui l’honore : membre indistinct de la communauté des morts, défunt individualisé, héros. Les dévotions pouvaient même être à destination d’une divinité présidant au repos des morts.

 

         Il aurait été intéressant d’approfondir davantage la définition centrale de « héros » – transposition d’un concept historiographique grec probablement inadapté pour le monde celte –, d’approfondir les mécanismes de l’héroïsation par divers exemples et de nuancer les phases d’établissement du culte des héros. S’agit-il d’une consécration immédiate ou se produit-elle au fil du temps ? La poursuite des rites, l’importance du monument funéraire et la construction de la légende entraînerait alors une héroïsation progressive du défunt. La transformation du statut pourrait ainsi expliquer en partie la continuité des rites sur le temps long et leur évolution aux périodes suivantes.

 


N.B. : M. Marin Mauger prépare actuellement une thèse de doctorat en histoire romaine intitulée "Honorer les dieux au foyer: laraires et cultes domestiques en Gaule romaine", sous la co-direction de Mme Valérie Huet (université de Brest) et Mme Emmanuelle Rosso (université Paris IV).