Butterlin, Pascal: Architecture et société au Proche-Orient ancien, (Les Manuels d’Art et d’Archéologie antiques), ISBN : 9782708410381, 79 €
(Picard 2018)
 
Compte rendu par Catherine Breniquet, Université Clermont-Auvergne
 
Nombre de mots : 2734 mots
Publié en ligne le 2018-09-24
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3442
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          Le dernier ouvrage en date de Pascal Butterlin, Professeur d'archéologie orientale à l'Université de Paris I, est dédié à l'évolution des sociétés villageoises, pleinement néolithisées, du Proche-Orient ancien, et plus spécifiquement à l'émergence du fait urbain. Si l'on s'accorde en effet à reconnaître que la région fut le théâtre d'une des révolutions majeures de l'histoire de l'humanité, le passage à la ville et à l'État, force est de reconnaître que depuis les travaux de Gordon Childe qui ont mis le phénomène en lumière, la documentation et le cadrage pour l'appréhender ont bien changé. À la vision évolutionniste linéaire des recherches pionnières qui se focalisaient sur la basse Mésopotamie, s'est progressivement substituée l'image complexe d'un monde aux espaces interconnectés mais pas toujours synchronisés. Ainsi, certaines régions démarrent puis stagnent, tandis que d'autres prennent le relais, mais toutes apportent une contribution au formidable édifice culturel. L'apport des fouilles récentes de ces trente dernières années, tant préventives que programmées, mais aussi celui des changements de paradigmes, ont conduit à la vision renouvelée qui est présentée dans l'ouvrage. Quelques essais précédents avaient vu le jour à un moment où la recherche ne permettait pas encore d'avoir le recul nécessaire sur les quatre millénaires qui en constituent le propos. L'auteur est connu pour être l'un des meilleurs spécialistes de la question. Outre son affiliation académique, il est aussi directeur de la mission archéologique française de Mari (Syrie) et s'est déjà illustré dans des recherches sur la période proto-urbaine de Mésopotamie[1]. Sa connaissance du terrain est donc de première main et, articulée à un goût affirmé pour la conceptualisation, est à l'origine des qualités du livre. Elle l'autorise à jouer avec un mobile aux multiples contrepoids qu'on mésestimerait autrement car on n'entre pas sans expérience dans l'archéologie du Proche-Orient. S’il est illusoire de prétendre comprendre ne serait-ce que l'architecture de terre sans une pratique directe du terrain, il est tout aussi dérisoire de vouloir saisir les enjeux scientifiques sans en maîtriser au préalable le cadre théorique. En plus de ses qualités scientifiques évidentes, l'ouvrage livre au plus grand nombre une synthèse imposante. Il attire aussi l'attention sur une région du monde dévastée par les événements récents et dont on ne rappelle jamais assez qu'elle fut l'un des laboratoires les plus fameux de l'histoire sociale et politique de l'humanité.

 

         L'ouvrage, qui regroupe une dizaine de chapitres numérotés en continu, est organisé en trois grandes sections. La présentation est à la fois géographique, chronologique et thématique. Le propos est sous-tendu par l'idée que les communautés humaines du Proche-Orient n'ont pas subi un environnement difficile, ni une évolution inéluctable. Elles ont construit sciemment des espaces interconnectés, des chaînes de sociétés, des sortes de "systèmes-monde" dont les développements ont amené des réponses chaque fois adaptées. La première difficulté réside dans leur mise en évidence à partir des données, toujours rebelles, de l’archéologie. La seconde est liée à ce que l'on entend par "évolutionnisme". L'archéologie est par essence confrontée à la longue durée (et les tells orientaux en sont la redoutable manifestation), mais les lectures linéaires des stratigraphies ne fonctionnent que très approximativement. À plusieurs reprises, on peut déceler des recompositions culturelles, économiques  et politiques. La moindre n'en est pas celle qui isole la cité proto-urbaine urukéenne de la cité-état sumérienne. L’auteur plaide en outre pour une analyse « dépassionnée » de la documentation, en mesurant les apports et les limites des théories existantes et en évitant de s’engouffrer trop en avant dans le miroir aux alouettes de l’anthropologie.

 

         La première partie envisage l'héritage du Néolithique céramique et les modèles qui ont permis de le penser. En effet, le Proche-Orient a connu, bien avant l'apparition des villes, une étape cruciale qui est la néolithisation. Plus tôt qu'ailleurs, et à la faveur du réchauffement climatique qui met fin aux temps paléolithiques, les hommes se sont sédentarisés et regroupés, ont inventé un mode de vie inédit fondé sur l'économie agricole et pastorale qui a radicalement modifié leur rapport à l'environnement et aux autres hommes et permis la production de nouvelles richesses. Ce phénomène s'échelonne sur plusieurs millénaires et aboutit aux sociétés villageoises à céramique qui couvrent la presque totalité du Proche-Orient à partir de 7000 avant J.-C. Dans les années 1920, alors que la recherche sur le terrain n'en était qu'à ses balbutiements, le processus fut théorisé par G. Childe en une "révolution néolithique", bientôt suivie d'une "révolution urbaine", étape ultime plus fulgurante. Par leur caractère fondateur et leur audience anglo-saxonne, les positions de Childe sont à l'origine de bien des autres, comme le rappelle l'auteur dans son premier chapitre. Toutefois, en Orient comme ailleurs, cette avancée s'est accompagnée du développement du concept de "culture" (matérielle), et de l'introduction paradoxale du diffusionnisme sur la scène scientifique, jetant le trouble dans une situation que, déjà, bien peu maîtrisaient à cette époque. La réflexion s'est très vite nourrie de recherches sur le terrain, un terrain difficile car les sites d'Orient, les fameux tells et leurs niveaux de terre, échappèrent souvent aux analyses fines, presque jusqu'à l'avènement d'une archéologie fondée sur les dégagements extensifs (au détriment des approches stratigraphiques existantes), sur la prise en compte des sciences connexes notamment celles de l'environnement, et sur l'archéologie de sauvetage. Cette situation très particulière, propre à une archéologie orientale de terrain qui essaie de se démarquer d'une philologie peinant à envisager la dimension formative d'une préhistoire récente en cours d'invention, amena très vite les Américains à occuper l'espace théorique et à introduire les concepts en vigueur dans l'anthropologie culturelle anglo-saxonne : néo-évolutionnisme, écologie culturelle, processualisme, etc. Ce qui était en jeu, et que Childe avait bien perçu, était la compréhension des processus conduisant à l'émergence de la "civilisation". La théorie a donc bien souvent accompagné, voire précédé, les fondements de la connaissance en Orient. On ne comprend cet état et le rôle moteur joué par ces interrogations que si l'on sait combien le terrain peut être décevant et miné de chausse-trapes liées à un enregistrement défaillant des données, à des ruptures stratigraphiques mal perçues, à des vestiges peu parlants mal- ou surinterprétés, etc. La recherche contemporaine s'est évidemment saisie de ces problèmes. On regrettera que ne soient pas cités, précisément à ce stade de l'ouvrage, comme vecteurs d'une réflexion épistémologique et d'un renouvellement des recherches lancées à l'initiative des équipes françaises, deux colloques tenus à Paris, l'un en 1978, l'autre en 1986, L'Archéologie de l'Iraq et Préhistoire de la Mésopotamie[2]. À l'issue de l'exposition de ces questions imbriquées, l'auteur en vient à définir son propos : comprendre la naissance des villes en s'intéressant directement à ce qui anime et transforme les communautés humaines agricoles de la période "proto-urbaine", c'est-à-dire les mécanismes d'échange, d'intégration, de parenté, d'organisation, de stockage, de redistribution, d'interaction avec l'environnement, de stratégies individuelles, etc. L'architecture, entendue dans une acception large, y joue un rôle d'indicateur de premier choix.

 

         Le chapitre 2 présente un état des lieux des derniers sites du Néolithique précéramique d'Anatolie et de Syrie, suivis des premiers villages à céramique de Djezireh et d'Iran, avec des choix qui semblent clairement liés à la fiabilité des données recueillies. On ne cherchera pas là une synthèse sur le Néolithique, mais plutôt l'actualisation des problématiques, la mise en perspective historiographie et épistémologique de certaines données. L'émergence de la culture de Halaf en Syrie y occupe une large place tant les recherches ont été renouvelées par la fouille néerlandaise de Sabi Abyad. À bien des égards, on peut considérer que les pages afférentes sont représentatives du ton de l'ouvrage. Y sont abordées les données de base des fouilles pionnières d'Arpachiyah, les recherches actuelles, l'interaction avec l'environnement, la compréhension d'une architecture complexe, ronde et rectangulaire à la fois, qui se transforme en fonction du temps, et les polémiques qui y sont associées, le rôle des rituels mis en évidence par des découvertes récentes de Domuztepe, l'extension géographique, l'organisation sociale sous-jacente, etc.

 

         Le chapitre 3 traite de la préhistoire de la basse Mésopotamie. Jugé tout d'abord inhospitalier, l'environnement naturel fut progressivement reconsidéré. En l'absence de sites très anciens, les questions cruciales sur la formation de la basse plaine et sur les conditions de son peuplement ont été agitées depuis les années 1950. Mais ce sont les travaux récents des géomorphologues français, P. Sanlaville et B. Geyer, associés à la mission de Tell el'Oueili, couplés aux recherches sur la formation du Golfe arabo-persique, et tout récemment l'analyse des photographies satellite déclassées du programme Corona par J. Pournelle qui ont fait rebondir la question. L'environnement, plus qu'ailleurs, a une histoire tourmentée liée au réchauffement climatique des débuts de l'Holocène, à la remontée du niveau marin, à l'alluvionnement des fleuves, à l'apparition de zones de marais, etc. que l'on commence à mieux saisir dans sa double dimension géomorphologique et humaine. Si les premières occupations connues qui remontent aux alentours de 7000-6500 av. J.-C. et appartiennent déjà à la culture d'Obeid, méritent aussi d'être envisagées par rapport à celles des régions périphériques, ce sont aussi l'existence d'un foyer local de néolithisation et les modalités de son évolution sur le long terme qui sont en jeu.

 

         La deuxième grande partie de l'ouvrage est consacrée au premier cycle proto-urbain (4500-3700). Trois chapitres en forment la structure. Recherche des hiérarchies et des mécanismes d’intégration et délimitation de la sphère d'influence obeidienne en constituent le cœur. Le premier (Chapitre 4 dans la numérotation générale de l'ouvrage) est consacré aux "chefferies" proto-urbaines de l'Obeid 3 et 4. La période comprise entre 5000 et 3700 voit l'apparition (ou le développement) de plusieurs phénomènes : l'extension géographique de la culture d'Obeid hors de son milieu d'origine, l'apparition de hiérarchies sociales très affirmées et, pour le sud mésopotamien, la marche inexorable, même si elle n'est pas aussi linéaire qu'on peut le penser, vers la ville, la royauté et l'État. Le terme "chefferies" employé pour désigner les communautés humaines qui investissent l'espace est un emprunt direct à l'anthropologie culturelle américaine et à la classification d'E. Service (« chiefdoms »). L'une des difficultés est de penser le phénomène à partir des données de l'archéologie, notoirement insuffisantes dans le cas présent, pour le sud mésopotamien. L'auteur traque les hiérarchies à travers la culture matérielle dans son ensemble mais consacre une large portion du chapitre aux architectures tripartites, dont l'origine remonte sans doute à la mise en place d'une organisation socio-économique propre aux communautés agro-pastorales issues de la néolithisation et déclinée ensuite en de multiples variantes géographiques, chronologiques, culturelles, fonctionnelles. Les pratiques funéraires sont également passées au crible de l'analyse[3], mais sur ce front la situation n'a guère avancé depuis les travaux pionniers du XXe siècle. Un premier essai de compréhension des mécanismes en jeu, tant sociaux qu'environnementaux, curieusement absent de la bibliographie, avait été fait par R. McC. Adams dès 1966[4]. Il y ajoutait une comparaison audacieuse avec le monde maya, d'où il ressortait que les chefferies fonctionnent déjà comme des royautés.

 

         Le chapitre 5 est entièrement dévolu aux régions périphériques, l'Iran, tout d'abord avec la Susiane manifestement intégrée à des degrés divers à la koiné obeidienne, puis l'Iran du nord, et enfin au Golfe arabo-persique où la recherche a considérablement avancé ces derniers temps avec la mise en évidence de circuits d'échanges d'envergure liant les deux régions. Le Caucase constituera à terme un autre point focal, mais il n’est pas abordé ici.

 

         Le chapitre 6 traite de la Haute Mésopotamie avec les expériences parallèles du Chalcolithique tardif illustré par des sites comme Tepe Gawra, Tell Brak ou Arslantepe. Stratigraphie, production céramique, architecture, rituels funéraires de guerre en constituent les principaux développements.

 

        La troisième et dernière partie du livre aborde le monde urukéen de façon magistrale. Le chapitre 7 passe au crible d’une analyse critique raisonnée la culture d’Uruk. On y met en regard l’historiographie des fouilles du site éponyme, le seul vraiment documenté dans le sud mésopotamien, et son rôle dans la constitution de la documentation (et le biais que cela y introduit). La dissection de la stratigraphie architecturale, sa synchronisation avec Suse et l’évolution de la céramique offrent au lecteur quelques belles pages sur une archéologie parfaitement maîtrisée.

 

         Le chapitre 8, consacré essentiellement à l’architecture monumentale et à ses liens avec le pouvoir, est tout aussi remarquable. L’auteur fait un point bienvenu sur la diversité architecturale, tant technique que formelle ou décorative, livrée par le site d’Uruk et ses édifices célèbres mais encore bien mal compris : Riemchengebaüde, Steinschiftgebaüde, Pfeilerhale, Ziggurat d’Anu, Hallenbau, etc. Un des passages les plus originaux concerne la mise en évidence de la maîtrise d’une architecture de pierre par les habitants de la Mésopotamie proto-urbaine. La variabilité de l’architecture tripartite, à l’origine de presque tous les édifices monumentaux, est détaillée. Cours, terrasses, portiques offrent une diversité d’aménagements liés à des fonctions induites par un mode de vie urbain. Une analyse du complexe C vu comme un très probable palais[5] dont la cohérence est flagrante, est présentée en liaison avec l’iconographie et l'écriture. Les liens entre pouvoir et culte sont aussi abordés. Ils sont à l’origine de tous les questionnements sur l’apparition de la royauté, des religions poliades et de l’État. Ce système originel s'effondre violemment semble-t-il. Le monde qui émerge ensuite, celui des cités-états sumériennes, rebat les cartes. Un nouveau paramètre est introduit dans le débat, le rôle du climat avec l'aridification de la basse Mésopotamie à la fin du IVe millénaire, phénomène insoupçonné avant les travaux récents de J. Pournelle.

 

         Le chapitre 9 aborde l'expansion de la culture d'Uruk qui fut l'une des révélations de l'archéologie des années 1970-80, et l'amorce d'un débat scientifique aussi fécond que contradictoire. La découverte d'un urbanisme ordonné et monumental à quelque 900 km au nord de la cité mère en fut le corolaire, mais on n'oserait plus réduire la question à un débat qui oppose un sud "civilisé" et civilisateur à des périphéries passives et attardées. L'Uruk s'exporte en effet tant sur le plan matériel que sur celui des idées, lesquelles s'enracinent sur des terreaux locaux favorables : des colonies sont implantées très loin, mais des matériaux et des objets manufacturés circulent, des relations d'émulation ou de compétition s'affirment et créent des phénomènes d'acculturation ou d'hybridation. À lui seul, le concept de culture ne suffit pas à rendre compte de la complexité du monde interconnecté du IVe millénaire. P. Butterlin revient sur l'ensemble de ces questions, sur les temporalités du phénomène d'expansion, sur ses multiples faciès en intégrant l'ensemble des données disponibles actuellement. Il fait de l’Uruk, non pas tant une machine coloniale, qu’un système économique global, générateur d’une véritable civilisation. L'architecture est littéralement disséquée, des planches composites et comparatives permettent une vue globale des centres monumentaux et des maisons particulières, et de leurs aménagements complétant ainsi des études existantes. L'architecture des autres centres, Godin Tepe et Arslantepe, ainsi que les artefacts gestionnaires (tablettes numérales, scellements) montrent le degré d'élaboration culturelle acquise et les limites d'une archéologie qui ne serait que descriptive.

 

         L'auteur revient en conclusion sur le compartimentage extrême de l'archéologie du Proche-Orient, lié à la masse de données issues des fouilles récentes qu'il faut traiter. Il a pourtant réussi un essai de synthèse qui prend en compte la longue durée, les environnements, les différentes temporalités de mondes interconnectés. Le titre suggère que l’architecture est le cœur du propos, mais elle n’en constitue pourtant qu’un aspect. C'est bien d'une belle archéologie dont il est question.

 

 


[1] Entre autres: P. Butterlin, Les temps proto-urbains Contacts et acculturation à l’époque d’Uruk au Moyen-Orient, Paris, CNRS-Editions, 2003. L’ouvrage dont on rend compte fut rédigé pour une Habilitation à diriger des recherches.

[2] M.-T. Barrelet (dir.), L’archéologie de l’Iraq, du début de l’époque néolithique à 333 avant notre ère. Perspectives et limites de l’interprétation anthropologiques des documents, colloque international du CNRS n° 580, Paris, éditions du CNRS, 1980 et J.-L. Huot (dir.) Préhistoire de la Mésopotamie. La Mésopotamie préhistorique et l’exploration récent du Djebel Hamrin, colloque international du CNRS, Paris, 1987.

[3] On signalera l'existence de l'article de C. Pariselle : « Le cimetière d’Eridu. Essai d’interprétation », Akkadica 44, 1985, p. 1-13.

[4] R. McC. Adams The Evolution of Urban Society. Early Mesopotamia and Prehispanic Mexico, Chicago, Adine, 1966.

[5] Avec les très spectaculaires axonométries empruntées au programme du Deutsches Archäologisches Institut.