Fenet, Annick - Passini, Michela - Nardi-Combescure, Sara (dir.): Hommes et patrimoines en guerre. L’heure du choix (1914-1918). 302 p., 15 x 23 cm, ISBN : 978-2-36441-253-8, 20 €
(Editions universitaires de Dijon, Dijon 2018)
 
Compte rendu par Cécile Colonna, Bibliothèque nationale de France
 
Nombre de mots : 1666 mots
Publié en ligne le 2019-05-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3451
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          Cet ouvrage réunit les actes du colloque international qui s’est tenu à Paris à l’École normale supérieure en janvier 2017. Dirigé par Annick Fenet, Michela Passini et Sara Nardi-Combescure, il réunit treize contributions autour de la question du rôle des historiens de l’art et archéologues pendant la Première Guerre mondiale, et de la place de ces disciplines. Situé dans la perspective d’une histoire transnationale qui met l’accent sur les circulations de l’histoire culturelle et intellectuelle, l’ouvrage présente une belle cohérence thématique et méthodologique, en offrant autant d’éclairages sur une situation dont tous les ressorts sont clairement exposés dans l’introduction rédigée par Annick Fenet et Michela Passini. Prenant acte du recul des études sur le rôle joué par les historiens de l’art et archéologues dans ces années décisives par rapport à l’étude du rôle des historiens, ce sont de nombreuses pistes de réflexions qui sont désormais ouvertes à travers ces cas spécifiques. Elles complètent les ouvrages sortis à l’occasion du centenaire du conflit et centrés moins sur les hommes que sur le rapport au patrimoine (par exemple, Hoffmann JM (dir.), 1914–1918. Le patrimoine s’en va-t-en guerre, Paris, 2016, ou Kott C; et Savoy B. (dir.), Mars und Museum. Europäische Museen im Ersten Weltkrieg, Vienne, 2016).

 

         Les articles sont regroupés en trois parties. La première, “Choisir son camp : regards croisés des archéologues et historiens de l’art européens”, analyse la trajectoire des savants dans quelques pays à travers des synthèses locales et des cas d’étude, qui révèlent des positionnements divergents face à l’affirmation des nationalismes. Ève Gran-Aymerich offre tout d’abord une synthèse sur les relations des spécialistes de l’Antiquité en Europe à travers un temps long, entre la guerre de 1870 et les années 1930. Principalement centré sur le couple franco-allemand, elle analyse avec finesse la manière dont s’articule volonté universaliste de la science et replis nationalistes, déclarations scientifiques et prises de positions politiques. Les grands projets de collaboration de la fin du XIXe siècle (principalement autour du CIL et du CIG) et des années 1920 (portés par l’Union académique internationale) ont du mal à dépasser les ruptures souvent imposées par les évolutions stratégiques et militaires.

 

         Dans l’article suivant, Christina Kott, grâce à un travail mené dans les archives, observe le parcours de trois savants allemands impliqués dans la Belgique occupée. Il s’agit, d’une part, de Paul Clemen (1866–1947), le “conservateur guerrier” en poste à l’université de Bonn en 1914, qui s’active auprès des militaires et du pouvoir politique dans le sens d’une prise de conscience patrimoniale, d’une sauvegarde des œuvres dans les zones de conflit et de la constitution d’une documentation photographique systématique. Il s’agit, d’autre part, de deux historiens de l’art plus jeunes au sein du réseau mis en place : Julius Baum, qui initie cet inventaire photographique de la Belgique et Heribert Reiners, élève de Clemen, nommé responsable du Kunstschutz en France en 1916.

 

         Massimiliano Munzi présente ensuite la situation italienne, qui se caractérise en 1914 par un fort clivage entre les Futuristes et les Nationalistes partisans du mythe de la romanité, qui s’opposent en effet fortement par rapport à l’Antiquité. Il détaille de nombreux parcours d’archéologues, en liant leur prises de positions, leur destinée pendant le conflit, et leurs positions après la guerre vis-à-vis du parti fasciste.
La situation de l’Espagne est enfin présentée par Francisco Garcia Alonso ; dans le clivage structurant de la Catalogne face au gouvernement de Madrid, on mobilise le passé antique pour ces luttes politiques. Si, avant-guerre, la présence des archéologues étrangers s’avère de plus en plus contestée, la germanophilie d’une partie des archéologues se trouve mise en exergue à travers le cas de Pere Bosch Gimpera (1891–1974), dont la trajectoire intellectuelle est retracée sur le long terme.


         La deuxième partie, “Enseigner et éditer : parler du passé au temps présent, depuis l’arrière”, éclaire de manière souvent très concrète la façon dont l’histoire de l’art a continué à s’écrire pendant le conflit. Elle commence par la contribution d’Annick Fenet consacrée à la France. La tenue des cours, essentiellement à Paris, est replacée dans le contexte de l’exaltation des devoirs de la civilisation française ; par ailleurs, la façon plus ou moins explicite dont l’actualité s’introduit dans les enseignements, par des mises en parallèles avec les destructions présentes ou par le choix des thèmes étudiés, est ici analysée à travers quelques exemples représentatifs. En outre, l’dée d’une science française spécifique et supérieure s’affirme lors de l’Exposition universelle de 1915 à San Francisco.

 

         Jürgen v. Ungern-Sternberg, pour sa part, se penche sur le cas d’un archéologue français, Camille Jullian, face à l’Allemagne dans l’article suivant. Depuis ses études à Berlin auprès de Theodor Mommsen, son attitude envers la science allemande s’est avérée ambiguë et changeante, englobant des réflexions sur les notions de race, de sol et de nation.

 

         Puis, Marie Tchernia-Blanchard décrit, au sein de sa contribution, le fonctionnement de l'École du Louvre, fondée en 1882, une institution assez unique dans sa conception. Elle en évoque les particularités,  notamment son ouverture, en contraste avec la fermeture du musée du Louvre ; c’est à l’occasion du conflit avec l’Allemagne que s’affirme la spécificité de l’enseignement français auprès du personnel de ses musées, ainsi qu’un rayonnement vers les pays anglo-saxons.

         

          Hervé Duchêne offer, lui, une étude centrée sur l’archéologue français Salomon Reinach à travers sa très riche correspondance, dont le visage change pendant le conflit. Reinach reste constamment productif, édite plusieurs ouvrages et maintient la parution régulière de la Revue archéologique dont le fonctionnement est ici détaillé.

 

         Un dernier savant, Franz Cumont, est présenté par Corinne Bonnet à travers la parution en 1917 des Études Syriennes qui suivent son voyage de 1907. Cette étude situe l’épisode en question dans la carrière et l’évolution intellectuelle de Cumont, occasion de réflexions sur l’importance des contextes d’écriture de l’histoire et la tension entre absence et présence des objets et du terrain.

 

         La troisième et dernière partie, “De Nouvelles Pratiques et de nouvelles disciplines”, contient quatre essais qui visent à montrer la manière dont la guerre a pu diversement influencer les disciplines, selon les pays. Le premier, rédigé par Émilie Oléron Evans, décrit l’originalité et l’évolution de l’enseignement britannique, où, dès la fin du XIXe siècle, les professeurs des beaux-arts proposent des approches mêlant théories et pratiques ; un certain nombre sont analysés, notamment dans leurs rapports avec l’Allemagne. La guerre constitue une rupture, conduisant à l’apparition, dans les décennies suivantes, de nouvelles orientations pour l’histoire de l’art.

 

         Silvia Alaura se penche, quant à elle, sur une discipline particulière, l’hittitologie, et la manière dont le déclenchement de la guerre a perturbé cette science naissante dont les principaux protagonistes (principalement l’Allemand Hugo Heinrich Figulla et le Tchèque Bedřich Hrozný) évoluaient entre Turquie et Allemagne, orientant les recherches vers la philologie, loin des fouilles de terrain.

 

         Fabio Pagano s’intéresse, de son côté, aux stratégies de protection du patrimoine mises en œuvre dans le Nord de la péninsule italienne, au sein des musées et des édifices religieux, entre désirs de préservation et réflexes identitaires.

 

         Enfin, dans le dernier article, Svetlana Gorshenina détaille la situation politique et militaire particulière du Turkménistan Russe sur plusieurs décennies, avec la révolte Kazakhe de 1916 et les révolutions de février et d’octobre 1917, en première ligne ; elle montre les conditions difficiles et changeantes de l’activité archéologique de cette région colonisée et fortement éprouvée.

 

 

         L’ensemble de ces contributions, traitant de divers pays et situations, selon des approches méthodologiques variées, permet de cerner la complexité des phénomènes liés à des contextes politiques et militaires ; on perçoit notamment l’intrication étroite entre ces enjeux et la manière dont chaque pays ou nation avait investi la question du patrimoine - au sens large - dès la fin du XIXe siècle. Les études de cas permettent de prendre la mesure des bouleversements à la fois concrets (les destructions en premier lieu) et théoriques à l’œuvre en Europe principalement. Si, sans surprise, l’on y observe l’importance des nationalismes tant dans les réactions privées que dans les prises de positions publiques émanant d’acteurs de l’époque, tout l’intérêt du présent ouvrage consiste à montrer comment les traumatismes de cette période ont été aux fondements même des orientations prônées par ces disciplines durant l’entre-deux guerres.

 

 

Sommaire

 

Annick Fenet et Michela Passini, Introduction, p. 7-17.

 

Choisir son camp : regards croisés des archéologues et historiens de l’art européens

Ève Gran-Aymerich, La Belle internationalité” des sciences de l’Antiquité à l’épreuve de la Grande Guerre, p. 21–33.

Christina Kott, Samaritains de l’art ou apôtres de la guerre ? Retour sur Paul Clemen et son réseau, p. 35–52.
Massimiliano Munzi, Archéologues italiens à travers la Grande Guerre, p. 53-80.

Francisco Garcia Alonso, Les préhistoriens espagnols face à la Grande Guerre, p. 81-100.

 

Enseigner et éditer : parler du passé au temps présent, depuis l’arrière

Annick Fenet, Les civilisations anciennes à l’épreuve de la Grande Guerre : l’offensive de la “Science française”, p. 103-131.
Jürgen v. Ungern-Sternberg, Camille Jullian et l’Allemagne au fil du temps, p. 133–149.
Marie Tchernia-Blanchard, L’enseignement de l’histoire de l’art comme enjeu patriotique ? Le fonctionnement de l’École du Louvre pendant la Grande Guerre, p. 151-164.
Hervé Duchêne, Échanges épistolaires au temps de la Grande Guerre : archéologues et historiens de l’art en correspondance avec Salomon Reinach, p. 165-184.
Corinne Bonnet, “Une diversion à l’obsession anxieuse du présent et de l’avenir”. Franz Cumont et l’expérience du terrain à l’épreuve de la Grande Guerre, p. 185–198.
 

De Nouvelles Pratique et de nouvelles disciplines

Émilie Oléron Evans, Des “Beaux-Arts” à l'“Histoire de l’art” : devenir d’une discipline dans les universités britanniques en guerre, p. 201–217.

Silvia Alaura, La Grande Guerre et la formation de l’hittitologie dans le cadre des études sur le Proche-Orient ancien, p. 219-238.

Fabio Pagano, Défendre la mémoire. Les musées italiens en “uniforme de guerre”, p. 237-246.

Svetlana Gorshenina, L’archéologie russe en Asie centrale au début du XXe siècle : entre Première Guerre mondiale, révoltes, famine et révolutions, p. 247-279.