Gage, John: Couleur & Culture. Usages et significations de la couleur de l’Antiquité à l’abstraction, 29 x 26,5 cm, 336 pages, 223 ill. dont 120 en couleurs, ISBN : 978-2-87811-295-5, 79 euros
(Thames & Hudson, Paris 2008)
 
Compte rendu par Séverine Françoise, Institut national du patrimoine
 
Nombre de mots : 2056 mots
Publié en ligne le 2009-09-18
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=347
Lien pour commander ce livre
 
 

          Écrire sur la couleur peut prendre plusieurs formes dans le sens où cette notion peut être considérée de différents points de vue, celui de l’artiste, de l’historien, du sociologue, du scientifique ou du restaurateur. Dans ce domaine, Couleur et culture. Usages et significations de la couleur de l’Antiquité à l’abstraction, ouvrage de John Gage écrit en 1993, est devenu une référence et a de ce fait été réédité en 2008 et traduit à l’occasion en français avec le concours de l’Institut national d’histoire de l’art et de la Fondation de France. L’auteur y regroupe, étudie et analyse les opinions, les écrits et parfois les anecdotes de ces multiples composants préoccupés par ce sujet si volatile ou au contraire terriblement matériel. Cette étude historique et érudite nous rappelle les défis relevés au cours des siècles pour tenter de percer les mystères et les nombreuses interrogations que soulève la couleur.

          L’ouvrage est composé de quatorze chapitres exposés de manière chronologique de l’Antiquité jusqu’à l’abstraction des années 60. Plusieurs d’entre eux sont thématiques et les sujets traités le sont alors de manière transversale pour une meilleure fluidité du propos. Plusieurs thèmes sont récurrents : comment classifier les couleurs ? Dans quelle mesure sont-elles pures et quelles sont leurs origines ? Quel vocabulaire peut-on employer pour les nommer sans être restrictif ? Quelle importance leur attribue-t-on dans l’histoire de l’art ? Quelle place ont-elles vis-à-vis des arts comme le dessin ou la musique ? Toutes ces questions sont traitées de manière synthétique ou éparse dans le texte, au fil des chapitres de cet ouvrage volumineux.

 

          Dans son premier chapitre, John Gage expose les interrogations souvent philosophiques des penseurs de l’Antiquité au sujet de la couleur et en particulier sur sa véritable nature, à savoir son état pur et s’il existe, quel est-il ? Si quatre, parfois cinq, couleurs primaires sont définies en relation avec les quatre éléments, Platon déjà insiste sur l’impossibilité de leur pureté en raison notamment de leur caractère changeant en fonction de la lumière : « Nous ne voyons aucune couleur dans sa pureté, telle qu’elle est réellement, mais toutes mélangées à d’autres ; et même lorsqu’elles ne sont pas mêlées avec une autre couleur, elles le sont du moins aux rayons lumineux et aux ombres ; ainsi apparaissent-elles différentes et non dans leur réalité » (p. 13). Cette quête des couleurs pures va de pair avec la recherche de simplicité du style et des matériaux (pas de mélange direct). Ainsi le goût du luxe et des compositions « fleuries » sont jugés décadents par Vitruve. L’œuvre disparue du peintre grec Apelle devient alors un idéal de beauté tant sa palette, composée uniquement de noir, de blanc, de rouge et d’ocre, est restreinte. Elle et son auteur deviennent un mythe, en particulier à la Renaissance, où l’Antiquité est à l’honneur. Au deuxième chapitre, Cage nous apprend par exemple l’intérêt que Dürer et Titien portaient aux vertus de la palette restreinte même si ces derniers ne s’y cantonnent pas et l’élargissent par l’ajout de bleu notamment.

          Dans l’Antiquité, la couleur louée et louable est d’abord fonction de sa valeur tonale, allant de l’obscurité à la lumière, plutôt que de sa teinte, impalpable et fuyante. Cette notion est reprise par l’auteur aux chapitres trois et quatre, où il nous expose les étroites relations et amalgames faits entre la couleur et la lumière dans l’art byzantin et gothique. Les jeux de lumière et d’obscurité sur la couleur servent à incarner la présence divine dans les édifices religieux. Au-delà de ce caractère spirituel, la couleur en soi a son langage propre. Elle sert à identifier et à codifier la société médiévale. Les multitudes de teintes de reconnaissance tendent alors à se simplifier, notamment pour le code héraldique apparu au début du XIIe siècle et composé de six teintes et de deux fourrures en France. Si ces teintes portent dans ce cas une symbolique précise, il est difficile de généraliser sur un véritable langage des couleurs. Comme nous l’explique John Gage au chapitre cinq, il est difficile de dégager une tendance universelle sur leur signification. Chaque pays, région ou même mécène leur attribuera à chacune une symbolique différente. La rareté et le prix d’un matériau resteront toutefois des critères significatifs de l’importance accordée au sujet. Ils sont une marque de prestige réservée aux élites qui désirent afficher leur aisance financière.

 

          L’auteur change ensuite totalement de sujet en consacrant un chapitre entier à un phénomène naturel lié par son essence même à la couleur : l’arc-en-ciel. Il en dresse une biographie nous menant dans les différentes significations qu’il a pu prendre jusqu’au XXe siècle (notion de passage ou de lien) et nous expose également les théories plus ou moins fantaisistes expliquant le phénomène. La poésie est rompue au XVIIIe siècle quand Newton trouve scientifiquement l’explication : il s’agit de la dénaturation de la lumière blanche en sept couleurs, celles du prisme. Alors que jusque-là, le nombre de teintes variait,  le mystère est dorénavant élucidé. La science n’aura toutefois pas raison des courants romantiques qui continueront à le représenter de manière émotive (cf. chapitre 11). Goethe en fera un plaidoyer dans sa « Théorie des couleurs » en refusant de réduire l’arc-en-ciel à une équation soluble.

 

          L’auteur aborde ensuite un autre sujet incontournable (chapitre 7) pour un livre traitant de la couleur : les célèbres débats sur la suprématie du dessin ou non sur cette dernière. Sans porter de jugement, il fait d’abord le bilan des pensées antérieures au XVIIe siècle, période réputée comme étant celle des polémiques les plus avancées. Le dessin jusque-là était reconnu comme supérieur, la couleur dès l’Antiquité étant secondaire. C’est à partir du XVIe siècle, à Venise, ville de tradition coloriste, que ces dernières tirèrent leurs lettres de noblesse, plaçant la Sérénissime à l’opposé des courants de pensée romains et florentins.

          Venise fait d’ailleurs de l’ombre à Florence en tant que marchande de couleurs et elle est passée maître dans l’art de transformer les matériaux bruts. Avec l’expansion de l’utilisation de la peinture à l’huile, les artistes deviennent parfois des alchimistes toujours en quête de matériaux nouveaux. La condamnation de ces pratiques par l’Église les oblige à transcrire leurs recettes dans un langage mystérieux métaphorique. Au chapitre 8, l’auteur fait un historique des pratiques alchimiques jusqu’au XXe siècle et l’essor de la science moderne.

 

          La notion de « la couleur sous contrôle » apparaît au XVIIIe siècle avec les avancées de l’optique. Ces dernières remettent en cause les classifications de couleurs car elles élaborent des systèmes basés sur la lumière et non sur la matérialité des mélanges de peintures. John Gage consacre le chapitre 9 aux théories et suiveurs d’Isaac Newton qui révolutionna les idées fondées sur l’empirisme et les pratiques d’atelier. Le physicien démontre ainsi que tous les rayons de couleurs du spectre visible sont compris dans la lumière blanche. Chaque rayon a une couleur propre et des coordonnées chiffrées définies sur une échelle de valeurs établie (fréquence, longueur d’ondes). Newton y place les sept couleurs du prisme : jaune, vert, bleu, indigo, violet, rouge, orange, soit celles de l’arc-en-ciel. Il nie ainsi les trois couleurs primaires dont découlent les trois secondaires, théorie reconnue et en cours depuis le Moyen Âge. Toutefois, en présentant ces sept couleurs en cercle, la notion de complémentaires est bien mise en évidence. Les associations bleu/orange, jaune/violet et rouge/vert sont les contrastes colorés les plus forts qui puissent exister. Si ces théories de l’optique ne sont pas toutes connues des artistes, certains qui en ont connaissance s’emploient à les mettre à profit. Ainsi des peintres tels que Delacroix ou Seurat les utilisent afin d’obtenir de forts contrastes et donc une lumière maximale.

 

          Cette nouvelle classification est toutefois peu adoptée par les artistes, même érudits, dans l’organisation des couleurs sur leur palette. Cet instrument de travail commence à être utilisé au moment de l’essor de la peinture à l’huile car le liant permet une bonne tenue. Au chapitre 10, l’auteur déploie ses connaissances sur les pratiques de différents peintres dans l’organisation de leur palette. La plupart le font de manière tonale, du sombre au clair, et de disposition diverse (avec le blanc au centre par exemple). Le sujet du tableau impose logiquement l’organisation. On « accorde » la palette comme on le fait d’un instrument. Le geste de peindre devient poétique et s’expose même dans une salle du Louvre réservée aux palettes d’artistes dans le courant du XIXe siècle.

          Dans cette veine romantique, et en opposition avec les idées cartésiennes de Newton, les écrits de Goethe influencent les artistes. Il expose sa conception symbolique des couleurs, la valeur morale et psychologique qu’il leur attribue. L’auteur nous explique au chapitre 11 le système des couleurs élaboré par Goethe basé sur des associations quadripartites, auxquelles les quatre éléments correspondent aux quatre points cardinaux associés à des teintes. La couleur prend de nouveau un langage symbolique en dehors de toute considération purement scientifique. Ces idées romantiques perdureront au XXe siècle avec le développement de la psychologie et donc l’influence de la couleur sur la nature humaine.

 

          Ces préoccupations spirituelles n’empêchent pas cependant les peintres de s’intéresser à la qualité des matériaux qu’ils emploient et à leur vieillissement. En effet, le développement et la commercialisation des produits issus de la chimie offrent de nombreuses possibilités de création mais au détriment souvent de la longévité des œuvres tant ces matériaux peuvent se révéler instables. Tous les peintres n’ont toutefois pas cette préoccupation. Ainsi au chapitre 12, John Gage conclut que le souci de certains artistes sur la qualité et la durabilité de leurs matériaux est une préoccupation individuelle. Il n’y a pas de liens entre les matériaux employés et un courant artistique particulier. Dans cette quête de stabilité (d’intemporalité ?), l’intérêt pour les techniques anciennes se répand et certains se mettent en quête de secrets oubliés.

 

          Comme l’avait déjà souligné l’auteur au sujet de l’accord de la palette semblable à celui d’un instrument, l’analogie entre couleur et musique est commune. John Gage consacre un chapitre entier (13) à ce sujet. Déjà dans l’Antiquité, le lien est fait entre les différentes gammes. La musique est toutefois considérée comme étant supérieure à la couleur car elle a un « effet direct sur le corps et l’âme ». La musique est d’ailleurs enseignée dans les universités au Moyen Âge alors que les peintres n’y rentreront qu’à la Renaissance en faisant valoir leur connaissance du dessin et de la perspective bien avant celle de la couleur. À cette époque, des essais de relation entre les gammes sont effectués. Ainsi les couleurs sont associées aux modes musicaux comme par exemple, le mode « joyeux » défini comme étant rouge. Le peintre Arcimboldo développera ce type d’associations en élaborant une gamme du blanc au noir où le sombre est associé au son aigu. Peu de suites concrètes ont été données à ces diverses expériences. En effet, avec les nouvelles découvertes de la science sur la couleur, il était de moins en moins possible de comparer scrupuleusement les gammes, le domaine du visible étant beaucoup plus restreint que le domaine de l’audible. Tout comme pour leur conception subjective des teintes colorées, les romantiques s’attachent alors plus à trouver une analogie sensorielle entre la musique et la couleur qu’une réelle correspondance mathématique. Leurs suiveurs en arrivent ainsi à développer une analogie émotionnelle entre la couleur et le mouvement. Certains sont directement inspirés par ces concepts, tels que Klee par le baroque et Mondrian par le jazz. « Un style pictural inspiré par la musique était développé non pas sur une base systématique mais en réponse à une expérience auditive. ». Plusieurs tentatives sont également menées pour mettre en relation opéra et couleur sur une scène de spectacle. Des projets plus ou moins ambitieux ont pu voir le jour durant la grande période de la « musique chromatique » durant les années 1920-1930.

 

          Pour clore son ouvrage sans conclusion, John Gage expose au chapitre 14 les enjeux de la couleur dans l’art moderne. Après des siècles de théories plus ou moins fondées sur des preuves scientifiques, la couleur s’affranchit des formes et devient l’enjeu majeur de l’art du XXe siècle. Avec l’intérêt porté à la matière même et l’avènement de l’art abstrait, certains artistes recherchent dorénavant « l’autonomie de la couleur ». Elle devient sujet et jeu, de matière, d’optique, d’émotion, parfois empreinte de spiritualité.

 

          En conclusion, on soulignera en particulier l’érudition de cet ouvrage. Même si John Cage se dit non exhaustif, ce livre est le résultat de plus de trente ans de recherche. Et il est vrai que le sujet de la couleur est vaste ! Tant il peut parfois sembler ardu de se faire une idée synthétique du propos de l’auteur, parfois perdu dans un flot de dates et de noms. On retiendra que la couleur a de tout temps intrigué voire fasciné et que l’homme a essayé de la canaliser en lui trouvant des explications d’abord empiriques, ensuite scientifiques, souvent symboliques. Il est intéressant de constater au fil des pages qu’une fois que la couleur et ses mécanismes ont été scientifiquement élucidés, les artistes se sont employés à la revoir de manière émotive. Ne pouvant faire correspondre ces théories avec leurs pratiques d’atelier et leurs ressentis, ils préférèrent revenir à la couleur avec un rapport subjectif et sensoriel. Il en est de même pour l’analogie musique/couleur. L’explication scientifique bridant parfois la créativité, les artistes exacerbèrent leurs impressions musicales pour libérer la couleur des théories contraignantes. Elle devient ainsi émotion pure…sans plus de questions.