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Recensione di Yves Perrin, Université de Lyon – Saint-Etienne Numero di parole: 2555 parole Pubblicato on line il 2019-09-03 Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3474 Link per ordinare il libro
Ce très beau livre de 475 pages richement illustré traite des grotesques en Italie au XVIe siècle avec comme clé de décryptage la notion de transformation dans les conceptions et le vécu de leurs créateurs et commanditaires. Après une introduction générale, l’étude est structurée en sept parties.
La première (p. 35- 82) replace les grotesques dans l’histoire de l’art et leur historiographie, puis dans l’art italien du XVIe siècle et hors d’Italie et les interrogations et débats que leur étrangeté alimente dans les conceptions de la création artistique.
« Dans les grottes » (p. 83-148) explore les relations que le XVIe siècle tisse objectivement et spéculativement entre le lieu de la découverte de leurs modèles initiaux – les salles souterraines de la Maison Dorée de Néron inventées sur l’Esquilin entre 1480 et 1490 – et leur signification en insistant sur la place occupée par les représentations des femmes et des ruines, leur capacité à susciter contradictoirement humour et horreur et leur association aux mondes infernaux.
« Traditions et transformations » (p. 149-218) replace les grotesques dans une perspective historique - racines antiques et filiations médiévales - en insistant sur les mutations qu’apporte le XVIe siècle aux modèles antérieurs pour créer un répertoire de formes qui lui est propre et en produire un commentaire qui renouvelle leur signification notamment en les intégrant dans la sphère des énigmes, hiéroglyphes et autres jeux métaphoriques qui exigent le décryptage culturel et moral des signes mystérieux.
« Nature et Art » (p. 219-280) examine l’articulation entre les modèles proposés par la nature - roches, marbres, nuages - et les représentations picturales qui s’en inspirent directement ou subliminalement. L’a. approfondit les parentés formelles et culturelles qui rattachent les grotesques à l’art des jardins et au goût pour les grottes et décèle le rôle du collectionnisme tératologique des cabinets de curiosités et de l’alchimie dans leurs inventions et les significations qu’on en propose.
« Définir l’art » (p. 281-324) aborde une question universelle : comment la production d’images d’êtres qui n’existent pas éclaire la création artistique ? Les grotesques révèlent les réponses qu’y fait le XVIe siècle. Tout en célébrant le statut social éminent du peintre et sa personnalité - en témoignent signatures et autoportraits insérés dans les motifs ornementaux - ils attestent que la création picturale est affaire de dessin et que leur représentation est l’art du changement et du mouvement, ce que développe la partie suivante :
« Des images en mouvement » (p. 325-384) vise à démontrer qu’on ne peut rendre les grotesques intelligibles qu’en y voyant la volonté de représenter sur un espace fixe le mouvement et le changement par essence picturalement irreprésentable et conjointement d’inciter le spectateur à exercer sa liberté critique devant une figure peinte en s’adonnant à l’art du contrepoint rhétorique et en cédant aux charmes de l’ironie. En structurant l’espace architectural, les réseaux de grotesques en disent la fonction de passage qui expliquent leur fréquence dans les couloirs, vestibules, salles de façade et loggias qui articulent espaces intérieur et extérieur des résidences. Cet art du passage et du mouvement participe d’une vision du monde qui s’exprime dans les conceptions scientifiques et techniques, dans la sorcellerie et la sexualité.
La conclusion avance que les grotesques marquent un moment spécifique non seulement de l’art ornemental mais des arts qui participe de l’élaboration d’une vision du monde propre au XVIe siècle qui s’affaiblit avec les évolutions historiques générées par la contre-réforme et l’art baroque.
Vouloir étudier les grotesques en les contextualisant historiquement implique de rendre compte de leurs formes étranges et foisonnantes, de l’imaginaire qui les génère et assure une cohérence dans le chaos apparent de leur éclectisme et de la société qui les produit. Les publications ont beau s’être multipliées depuis le travail pionnier de N. Dacos et compter d’importantes monographies (vient de paraître Isabelle Ost, Le grotesque: Théorie, généalogie, figures, 2019), une approche globale exhaustive est encore à faire et, a priori, seule une publication collective et pluridisciplinaire et/ou plusieurs volumes peuvent permettre de la mener à bien. C’est donc un défi que de vouloir traiter tout le dossier dans une monographie personnelle. Un défi que relève l’a. au terme d’un gros travail alliant une vaste collecte des sources iconographiques et textuelles et une érudition efficace.
L’a. définit bien le champ qu’elle explore, à commencer par ce qu’elle entend par grotesques. Acceptant la polyvalence que le XVIe siècle donne au terme, elle prend en compte les êtres hybrides associant espèces végétales, animales et humaines, les êtres monstrueux peuplant la mythologie, et, au-delà de ces legs antiques, toutes les figures bizarres et chimériques à la fois drôles, fascinantes et terrifiantes nées d’une libre imagination et l’usage que des auteurs comme Montaigne en font pour évoquer le chaos de leur bibliothèque ou les contradictions de la pensée. Elle délimite l’espace géographique et chronologique de l’enquête : l’Italie depuis les années 1490 où on découvre les grotesques néroniens jusqu’à la fin de la mode qu’ils génèrent à la fin du XVIe siècle.
Dans ce champ, elle confronte les sources figurées et textuelles de tout statut (écrits théoriques et érudits, biographies, correspondance, etc.) avec le double souci de contextualiser les données historiquement (permanences et évolutions des mentalités, de la vie religieuse, des connaissances scientifiques et des croyances) et historiographiquement (en rappelant les interprétations avancées avant elle). Considérant comme acquises nos connaissances sur l’histoire et la typologie des grotesques, elle n’y revient que dans la mesure où elles sont nécessaires à l’intelligibilité de ses propos. Elle entend dépasser le clivage entre une approche formelle et « impressionniste » - qui présente le mérite de rendre compte de la diversité des grotesques, mais tend à demeurer descriptive – et une démarche systématique qui insère les grotesques dans une grille prédéfinie - avec les dangers inhérents à ce type de démarche -. Insérer des grotesques au sein de six thématiques sensées couvrir tous les champs de la problématique permet de rendre compte de leur prolixité et d’aborder toutes les facettes du sujet, mais n’est pas sans inconvénients : dans l’ensemble séduisantes, ses analyses sont parfois un peu brèves - c’est inévitable dans les limites d’un seul volume, fût-il de 500 pages – . Prédéfinies, les thématiques retenues pour structurer le livre ont pour conséquence de fragmenter l’exposé de thématiques transversales importantes qui auraient mérité au moins une brève synthèse. Ce dont l’a. a bien conscience et qu’elle assume avec un certain humour : son livre, écrit-elle page 10, est à déguster comme « a stew or a cassoulet » (en français dans le texte). Faute de pouvoir rendre compte de manière détaillée de toutes les analyses et idées du volume, on se limitera à des remarques globales en privilégiant quelques thématiques majeures.
Il convient d’abord de saluer la qualité de l’apparat iconographique et scientifique. Une étude des grotesques ne peut se passer d’illustrations et l’a. et l’éditeur assument cette nécessité : le livre propose au lecteur un riche corpus de bonnes photographies en couleur des salles, parois, voûtes et de multiples détails toutes précisément légendées. En fin de volume, les notes sont nombreuses, la bibliographie est efficace et l’index général commode à consulter.
S’ils ont une origine antique et s’inscrivent dans une filiation médiévale, les grotesques du XVIe siècle rompent avec leurs modèles ; cessant d’être des ornements marginaux, ils deviennent un champ de l’art et leur prolifération fonde la spécificité historique de la séquence qui va de la dernière décennie du XVe siècle aux dernières décennies du XVIe siècle. Leurs formes et leur diversité donnent à voir une « vision du monde » qu’éclairent et explicitent les discours théoriques et érudits qu’ils suscitent ; affirmant le primat des sens et de la culture visuelle, ils posent de manière récurrente la question des rapports de la création artistique avec la nature et avec la raison. L’a. procède à leur décryptage en empruntant le chemin ouvert par E. Panofsky. Peut-être serait-il pertinent de réactualiser le concept oublié aujourd’hui de « structures mentales » élaboré par L. Goldmann… Si l’approche n’est pas vraiment nouvelle, elle a le mérite d’être solidement fondée sur la documentation iconographique et textuelle et méthodiquement menée.
Le lecteur apprend donc beaucoup, mais est un peu frustré d’avoir à faire lui-même une synthèse des informations qu’il glane au fil des pages. Il en va ainsi par exemple du paganisme dont les conceptions que s’en fait le XVIe siècle ont été traitées par diverses études (E. Wind, Mystères païens de la Renaissance, Trad. frce, Paris 1992), mais dont une étude centrée sur les grotesques serait bienvenue. C’est le cas aussi de la thématique majeure de l’imaginaire. Parler de la libre imagination des créateurs ne va pas sans ambiguïté dans la mesure où les conceptions renaissantes de l’imagination ne sont pas exactement les nôtres. Peut-être eut-il été bon de mieux expliciter en quoi la figure grotesque naît de la conjonction de la connaissance sensible et de l’intellect qui en analyse et en reconstruit les données et d’accorder plus de place aux sources antiques traitant de la mimésis ou la fantasia et de la distinction entre art icastique représentatif et art fantastique qui remonte à Platon. Rappeler la condamnation des figures monstrueuses par Vitruve et Horace est évidemment nécessaire, mais les érudits du XVIe siècle connaissent bien d’autres textes où s’expriment des opinions divergentes sur le rôle des sens et de l’intellect dans la création picturale (on pense entre autres à Cicéron, Sénèque, Pline, Quintilien et Philostrate dont Les Images marquent une rupture de la pensée sur la création artistique).
Pour l’a., les grotesques et les courants de pensée contemporains - ceux des avancées scientifiques et ceux de l’alchimie, de la sorcellerie et des croyances ou païennes ou obscurantistes – sont l’expression de structures mentales communes. Dans l’ensemble, ses propositions sont convaincantes, mais demeurent assez générales sans répondre explicitement à la question : de quelle « vision du monde » les grotesques représentent-ils l’expression plastique ? Faut-il y voir une manifestation des courants rationalistes ou celle des spéculations de l’alchimie ? Les informations diluées au fil des pages invitent a priori à penser que les grotesques ne s’insèrent qu’esthétiquement dans les progrès du rationalisme et donnent plutôt à voir la pérennité des crédulités séculaires et du prestige sulfureux du paganisme. L’outillage conceptuel mis en œuvre dans les débats sur la rotation de la terre, l’héliocentrisme, la chimie est, semble-t-il, celui des théoriciens et des peintres qui prônent les fondements géométriques de la « perspective légitime » plutôt que celui de ceux qui peignent des figures dispersées sur des intonacco monochromes sans profondeur. On aimerait lire quelques lignes formulant explicitement la vision qu’a l’a. de cette question éminemment complexe car les frontières de la science et de l’alchimie sont plus que poreuses comme l’attestent les discours sur les monstres des cabinets de curiosité ou les systèmes d’explication du monde de Vico ou de Bruno.
La problématique qui donne son titre au livre est plus originale : les formes et agencements des grotesques et leurs significations doivent être décryptés à la lumière de l’idée de passage, de mouvement et de transformation que la société contemporaine se fait du temps et de l’espace, des espèces vivantes et de l’humanité, de la création artistique et de la connaissance du monde et de l’histoire. L’idée est séduisante, mais suscite le débat car le terme « transformation » ne va pas sans ambiguïté. On admettra que la représentation sur un espace intangible de figures imaginaires et l’humour, l’ironie, l’érotisme de nombre d’entre elles disent que tout change inexorablement dans le monde et invitent le spectateur à exercer sa liberté critique devant une œuvre d’art et à prendre ses distances par rapport aux valeurs qui passent pour être bien établies. En revanche, déduire de leur présence dans les espaces architecturaux destinés au passage que les grotesques sont ès qualités des signes figurés de ce passage semble un raisonnement pars pro toto qui fait fi de leur présence dans tous les types d’édifices et de salles. Plastiquement, rien n’indique que le grotesque soit le produit d’une évolution de cartons antérieurs – il est sans doute significatif que l’a. ne parle que marginalement des évolutions (il y en a) de leur répertoire au cours du XVIe siècle et enregistre ainsi implicitement la pérennité de leurs cartons –. Enfin, voir dans les grotesques la manifestation de transformations n’est pas vraiment convaincant. Stricto sensu, le terme « transformation » désigne un processus qui – fût-il très bref - se déroule dans le temps et consiste dans le passage d’une forme et/ou d’une structure à une autre. Or le grotesque naît non d’une transformation du réel, mais d’une recomposition de celui-ci, plus précisément du réagencement de parties empruntées à des êtres réels pour créer un être irréel et obéissant à quelques règles de composition fondamentales.
L’historien ajoutera quelques considérations sur Néron qui brille par son absence comme dans l’ensemble des publications des historiens de l’art. Le personnage historique est nécessairement évoqué dans les pages consacrées à l’invention de la Domus Aurea à la fin du XVe s. mais la représentation que s’en fait le XVIe siècle – un monstre, un persécuteur et une figure emblématique du paganisme - n’est pas prise en compte. Or la contradiction régnant entre l’image noire séculaire du prince et l’admiration qu’on voue aux peintures qu’il a commanditées pose de manière aiguë la question des relations que les amateurs de grotesques établissent entre esthétique, morale, histoire et culture politique. Raphael (Rapport à Léon X, 1518), Michel Ange (Codex Vaticanus capp 231), F. de Hollanda (copie de la Volta Dorata, 1538) Aldrovandi (Lettre à Paleotti, 1580) analysent correctement les vestiges de l’Esquilin : ils identifient la Domus Aurea et ses créateurs, Néron et Famulus, et savent que c’est un palais dont l’état souterrain est dû à la construction de thermes au-dessus de lui (identifiés à tort à ceux de Titus). Comment les chrétiens de la Renaissance à commencer par le pape peuvent-ils être fascinés par les peintures d’un repoussoir universel ? L’impossible conciliation du rejet du prince et de l’admiration pour ses œuvres fournit peut-être une clé historique de compréhension. On peut légitimement penser que si les vestiges de l’Esquilin sont rapidement (et jusqu’au XIXe siècle) dénommés « thermes » ou « palais » de Titus, c’est pour en attribuer la paternité à un bon prince et non à un monstre. On soupçonne aussi –une étude approfondie serait nécessaire - que l’ombre de Néron plane sur les critiques des grotesques à la fin du XVIe siècle. Quoique maîtrisant le dossier archéologique de l’Esquilin, la cardinal Paleotti (De imaginibus sacris et profanis, 1582) en fait délibérément fi pour affirmer que les grotesques appartiennent au monde des milieux infernaux païens, suggérant que leur commanditaire est de nature démoniaque. Par ailleurs, est-ce une coïncidence ou cela mérite-t-il d’être approfondi ? Le cardinal semble prendre tacitement le contre-pied de Cardan dont l’Eloge de Néron (1562) a fait scandale et dont la « grille » pour crypter des messages secrets est qualifiée de grotesque en raison de sa technique. Paleotti et Cardan se croisent à Bologne : le premier y est évêque à partir de 1567, le second y enseigne de 1562 à 1570, année où l’Inquisition lui crée de gros ennuis…
Au final, The Art of Transformation est un livre ambitieux à la fois érudit et iconographiquement très riche et un livre très personnel imprégné d’une forme d’enthousiasme. Les non spécialistes apprécieront d’être ainsi guidés dans la découverte d’un monde assez exceptionnel, les spécialistes y trouveront une abondante information et matière à enrichir le débat scientifique.
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Editori: Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |