Beck Saiello, Émilie - Bret, Jean-Noël (dir.): Le Grand Tour et l’Académie de France à Rome. XVIIe-XIXe siècles, 15 x 23 cm, 256 p., 16 ill., ISBN : 9782705697464, 25 €
(Hermann, Paris 2018)
 
Compte rendu par Annie Verger
 
Nombre de mots : 3736 mots
Publié en ligne le 2020-02-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          L’ouvrage intitulé « Le Grand Tour et l’Académie de France à Rome, XVIIe-XVIIIe siècles » réunit les communications de 12 spécialistes participant au colloque organisé à Marseille les 3 et 4 mai 2013 avec le soutien de l’université Paris 13, Pléiade EA 7338 et des associations AEPHAE et ACC de Marseille.

 

          Ces intervenants ont en commun leurs disciplines et leurs titres : ils sont maîtres de conférences, docteurs, professeurs en histoire ou en histoire de l’art moderne, directeurs d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, appartenant aux universités de Paris I, Paris IV Sorbonne, Paris 13 et à celles de Bourgogne et de Grenoble Alpes. Certains ont été pensionnaires ou ont dirigé le département d’histoire de l’art de la Villa Médicis.

 

          En avant-propos, Jean-Noël Bret évoque les illustres précurseurs du Grand Tour, Jean Fouquet, Rogier Van der Weyden dès le XVe siècle puis Montaigne, Madame de Staël, Stendhal, entre autres.

 

          Dans son introduction, Emilie Beck Saiello définit ce périple inventé par les Anglais comme « un mode de voyage cultivé » évoqué dès 1625.  Les conditions du parcours initiatique reposent sur trois principes : « la confrontation avec des pays et des usages étrangers ; l’éducation du goût et du jugement ; la pratique du dessin et de l’écriture pour rendre compte de l’expérience vécue ».

 

          Elle met ensuite en évidence l’aspect novateur des contributions de ses collègues : étude d’un type de circuit imaginé par de jeunes nobles cultivés (Gilles Bertrand) ; description des itinéraires et du séjour à Rome (Laurent Bolard) ; avantages des échanges culturels, économiques et sociaux avec les résidents (Jean Boutier) ; observation de la société des Dilettanti (François-Charles Mougel), présentation de la ville de Marseille comme une étape importante du Grand Tour à partir des carnets de voyage de François de Paule Latapie (Gilles Montègre) ; compte rendus des parcours de peintres comme celui de Joseph Vernet (Emilie Beck Saiello), d’Anne-Louis Girodet (Sidonie Lemeux-Fraitot) ou d’architectes comme François II Franque (Béatrice Gaillard).

 

          Enfin, la comparaison de la vie de ces jeunes hommes ayant parcouru l’Italie (de Turin à Venise et de Florence à Naples) avec celle des pensionnaires de l’Académie de France à Rome, dont la seule mission était de « copier ce qu’il y a de beau dans Rome », devenait nécessaire. Nicolas Lesur étudie le moment où ces derniers commencent à dessiner en plein air à l’aquarelle et à la sanguine. Ils provoquent des controverses entre les défenseurs de la peinture d’histoire et ceux qui, comme l’amateur Claude-Henri Watelet et le peintre Jean-Baptiste Marie Pierre voient dans ce contact avec la vraie nature une source d’enrichissement.

 

          Les jeunes anglais partant faire le Grand Tour ne s’intéressent pas seulement aux chefs-d’œuvre mais également à tous les aspects de la vie italienne. Une curiosité ethnographique les pousse à rechercher les peintures ou les gravures représentant des lieux, des métiers, des offices, des usages et plus particulièrement des costumes. Le pittoresque soulève un intérêt certain, notamment pour garder le souvenir des lointaines contrées (Olivier Bonfait). Marc Bayard, qui a dirigé le département d’histoire de l’art à l’Académie de France à Rome évoque la lumière de Rome depuis la Villa Médicis à partir des expériences poétiques de Gœthe, Chateaubriand ou Stendhal et clôt le colloque en rendant hommage aux peintres Pierre-Henri de Valenciennes et François-Marius Granet.

 

Trois thèmes émergent de toutes ces contributions :

 

          Le premier concerne l’itinéraire, décrit comme inattendu, périlleux mais formateur. Le deuxième examine l’impact de cette forme d’éducation sur la société anglaise. Le troisième confronte deux types de vie : celle aventureuse des amateurs curieux, labiles participant au Grand Tour et celle des pensionnaires de l’Académie de France à Rome assignés pendant longtemps à la résidence romaine dans le rôle de simples copistes.

 

 

I. L’itinéraire

 

          Les voies empruntées par les voyageurs intriguent le lecteur parce qu’il suffit d’entrer dans la littérature de voyage pour s’interroger : comment pouvait-on se lancer au XVIIe siècle sur les routes européennes alors que la sédentarité était la norme. L’ouvrage de Daniel Roche « Humeurs vagabondes, de la circulation des hommes et de l’utilité des voyages » publié en 2003, répond à ces questions parce qu’il montre comment les grandes voies européennes ont été dessinées, tracées, usées par des hommes pour des raisons commerciales, militaires et religieuses. Il fallait transporter des marchandises au-delà de l’aire des marchés et des foires (d’où le rôle des colporteurs, des représentants de commerce, des négociants et des hommes d’affaires en tout genre). L’Europe formant le socle des confrontations territoriales entraînant des armées d’Ouest en Est et du Nord au Sud, les militaires contribuaient, par la force des choses, à l’ouverture et au renforcement des chaussées. La foi ayant également porté des légions de pénitents et de missionnaires vers les hauts lieux du mysticisme chrétien, a gravé dans le sol leurs pérégrinations. Donc, les réseaux routiers existaient mais très inégalement entretenus si bien que les modes de déplacement, à pied, à mulet, à cheval ou en malle-poste étaient toujours problématiques. Combien de temps fallait-il pour parcourir la distance Paris-Rome, à pied comme l’ont fait les premiers pensionnaires partant en 1666 avec leur directeur ? Environ un mois. Pour quelles raisons le col du Mont Cenis était-il privilégié pour passer en Italie ? Parce que les soyeux lyonnais avaient besoin d’échanger avec leurs voisins des matières premières contre des produits manufacturés et que ce passage était le moins couteux en matière d’aménagement des rampes d’accès au col. Ils entraînaient ainsi dans leur sillage une foule d’individus tournés vers d’autres objectifs. Autant de questions de nature technique, économique, sociologique qui ne donnaient pas la priorité au désir de parcourir culturellement l’Europe (puis la Grèce et le Proche Orient à la fin du XVIIIe siècle) pour découvrir des manières de vivre, des cultures, des écoles artistiques différentes. Ce que fait cet ouvrage.

 

          Gilles Bertrand distingue deux catégories de voyageurs entreprenant le Grand Tour : les élites cultivées qui vont parfaire leur éducation à l’étranger et les artistes attirés par Rome. Les jeunes nobles partent habituellement avec un précepteur qui a préparé le parcours par des lectures et une approche des langues et des coutumes des pays traversés ainsi qu’un domestique pour les détails matériels. Ils ont des cartes et des guides, des lettres de recommandation qui leur permettent d’être accueillis partout dans de bonnes conditions et des lettres de crédit pour régler les dépenses. Ils ont comme tâche principale de tenir un carnet de voyage, d’envoyer des lettres à leur famille et à leurs amis pour raconter les risques encourus et les découvertes artistiques. Ils veulent « accomplir une expérience physique au contact de pays réels ». Leurs itinéraires bifurquent au gré de leur curiosité ou des expériences de leurs aînés. Turin, Gênes, Milan puis Venise, Bologne, Florence, ou bien Livourne, Pise, Florence avant d’arriver à Rome. Ils croisent les itinéraires d’étudiants venus des Flandres, de Suisse ou d’Allemagne attirés par la réputation des facultés de Ferrare, Padoue ou Bologne. 

 

          La deuxième catégorie concerne les artistes qui n’ont pas les mêmes conditions économiques et vont souvent se placer dans le sillage de ces jeunes nobles. Ils leur servent, en quelque sorte, de chroniqueurs parce qu’ils les aident à rédiger leurs journaux intimes (carnets de croquis, relevés d’architecture, description de scènes pittoresques, etc.). Lorsqu’ils partent seuls ou avec d’autres artistes, leur but est plutôt d’aller à Rome, où les attendent des collègues et des protecteurs, sans s’attarder en cours de route. Ils passent à Turin, Milan, Florence, parfois à Gênes.

 

          Laurent Bolard s’intéresse à un autre type d’itinéraire. Il cite Maximilien Misson qui, en 1691, dans son Nouveau voyage d'Italie, avec un mémoire contenant des avis utiles à ceux qui voudront faire le mesme voyage les met en garde contre la « voye de la mer ». Les raisons pour lesquelles il faut redouter cette aventure sont réunies dans Les cahiers de la corderie « Peurs bleues, Prendre la mer à la Renaissance » de Mickaël Augeron, Annick Fenet et Mathias Tranchant, publiés en 2004. Elles sont nombreuses. Globalement, la mer est un univers hostile à l’homme : vents et courants contraires ; tourbillons et tempêtes ; « navigation à l’estime » par manque d’instruments fiables ; défiance entre les marins et les terriens ; peur à bord en raison des maladies, des accidents, des incendies et des noyades sans espoir de sépulture. À l’horizon, les menaces sont d’un autre ordre : bateaux de pirates, de naufrageurs et de pilleurs en tout genre. « Peurs bleues » évoquant les risques de la navigation au XVIe siècle, on pouvait imaginer que les transports maritimes se seraient améliorés par la suite. Or, il n’en est rien si l’on en croit les directeurs de l’Académie de France à Rome. Ceux-ci décrivent, dans leur correspondance, les risques des pensionnaires choisissant la route maritime et qui voient leurs malles pleines de dessins, de croquis, de relevés d’architecture passer par-dessus bord (Roussel en 1779). Ou pire encore, des pensionnaires faits prisonniers par des pirates barbaresques et retenus à Alger puis à Tunis (aventure arrivée à Antoine Desgodets et Charles-Augustin d’Aviler entre 1674 et 1676). Même au début du XIXe siècle, Chateaubriand, de retour de Jérusalem, croit sa dernière heure arrivée au large de la Tunisie en décembre 1806.

 

          La communication de Gilles Montègre est consacrée à Marseille, « la ville qui constitue au XVIIIe siècle une étape importante et singulière sur le route des voyageurs du Grand Tour ». Elle est le point de départ d’itinéraires maritimes par cabotage le long des côtes jusqu’à Gênes puis jusqu’à Livourne ou par haute mer pour débarquer à Civitavecchia. Si la cité phocéenne est décrite avec beaucoup de précision, c’est grâce à la découverte des carnets de François de Paule Latapie (1739-1823), naturaliste formé à Bordeaux et à Paris, protégé par la famille Montesquieu. Il séjourne trois semaines à Marseille en 1774 et rédige « un journal de voyage », un « mémoire sur Marseille ou synopse historique et topographique de cette ville célèbre » et un « Tableau du commerce des fabriques de Marseille ». Ces carnets attestent l’importance du port comme étape incontournable entre l’Espagne et l’Italie parce qu’il peut accueillir des navires de fort tonnage. Il sert en même temps de trait d’union entre l’Italie et Paris pour le transit des œuvres destinées aux demeures princières et des envois des pensionnaires. Les voyageurs du Grand Tour, sans s’attarder durablement dans cette ville, apprennent à mieux connaître ce qui les attend en Italie grâce aux récits de ceux qui en reviennent.

 

          En résumé, les itinéraires du Grand Tour évoluent avec le temps. De 1550 à 1660, ils témoignent de l’intérêt des élites européennes pour l’architecture palladienne et la sculpture antique. Ainsi, le passage par la Vénétie avant d’atteindre Rome est recommandé. A la fin du XVIIe siècle, elles s’attachent plutôt à la peinture de la Renaissance (Raphaël, Le Titien, Le Corrège, les Carrache, etc.). Bologne et Florence deviennent des haltes indispensables. L’horizon s’élargit à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en raison de la découverte d’Herculanum en 1738 et de Pompéi en 1748. Les pensionnaires qui avaient déjà expérimenté à Rome des méthodes de relevé des monuments antiques et des moulages, qui avaient fait des croquis sur les sites archéologiques, sont invités par les adeptes du Grand Tour non comme de simples copistes mais comme de véritables spécialistes. Ils vont à Naples, puis à Paestum. Ils font, par exemple, partie de l’expédition organisée par l’abbé de Saint-Non entre 1778 et 1783 en Sicile. À la fin du XVIIIe siècle, les voyageurs s’intéressent à la Grèce et au Proche Orient.  Par exemple, le duc de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France en Turquie confie à Louis-François Cassas le soin de rassembler des relevés et des dessins des villes et monuments depuis les côtes syriennes jusqu’à la Basse-Egypte et la Lybie. Il voyage de 1784 à 1787 et en ramène des livres décrivant tous ces périples.

 

 

II. L’impact du Grand Tour sur la société anglaise

 

          Si le Grand Tour a été l’objet de commentaires et de publications, plus rares sont les études concernant l’incidence de cet épisode formateur sur la vie culturelle anglaise. Or, en présentant la Société des Dilettanti créée en 1734, François-Charles Mougel insiste d’abord sur la ritualisation de ce parcours initiatique vers les grands foyers culturels de l’Europe dont seuls sont capables, à l’époque, les Britanniques.

 

          Qui sont les Dilettanti ? Les fondateurs sont, entre autres, Lord Middlesex, passionné de culture et de musique, et Sir Francis Dashwood, amateur de science et de théologie. Leur devise est Grecian Taste and Roman Virtu. On entre dans cette société par cooptation et, plus particulièrement, parce qu’on a la maîtrise du latin et du grec, une bonne connaissance de la littérature et des arts gréco-romains et qu’on a effectué le voyage en Italie. Les membres ont en commun de mépriser toutes formes de conservatisme politique comme l’absolutisme, le traditionalisme, le papisme, en bons représentants d’une oligarchie protestante.

 

          Cette communication a, notamment, pour intérêt de faire le « portrait sociologique des Dilettanti ». Après avoir effectué le Grand Tour entre 18 et 30 ans, les membres sont élus entre 30 et 40 ans. De la création à la fin de cette institution, l’auteur a dénombré 353 sociétaires. 101 ont été les parrains de nouveaux entrants sur des critères de sélection comme l’appartenance familiale, les affinités politiques et les réseaux culturels. Les adhérents sont donc choisis dans la haute bourgeoisie et l’aristocratie foncière (145 pairs anoblis, 34 cadets et pairs, 52 baronets et 82 représentants de la gentry). En termes de revenu, ils se situent parmi le 1% le plus riche du royaume.

 

          La génération des fondateurs (entre 1735 et 1760) s’intéresse à la musique et fait, entre autres, la promotion de l’opéra italien. Mozart qui séjourne à Londres en 1764, et par la suite Haydn, ont certainement bénéficié de ce climat favorable aux compositeurs. La génération suivante (1750 à 1770) participe aux grandes expéditions archéologiques en Italie et au financement de missions en Grèce. Enfin celle de 1770-1780 crée la Royal Academy parrainée par Georges III et contribue à l’élaboration des collections du British Museum puis de la National Gallery.

 

          L’auteur examine ensuite la portée de l’action des Dilettanti. Elle se manifeste dans trois domaines. En architecture et en sculpture, ils sont au principe de la révolution néo-classique. Ils ont effectué des missions en Grèce (Athènes et la mer Egée), en Turquie (Smyrne), en Syrie et au Liban (Palmyre et Baalbeck) qui ont duré de 1751 à 1754 et ils ont une approche scientifique de l’archéologie : « ils ont fortement contribué à rétablir l’ordre corinthien dans ses proportions originelles, réhabilité l’ordre ionique – utilisable pour les façades-portiques, les colonnades extérieures et les décors intérieurs – et, plus encore, ressuscité l’ordre dorique dans ses différentes versions, également adaptables aux bâtiments publics comme aux résidences privées ». Le transfert des marbres du Parthénon, et notamment de la frise des Panathénées, au British Museum en 1810 s’inscrit dans cette logique. Ainsi, l’appréhension, sur place, de tous ces vestiges de l’Antiquité met fin à l’esthétique dominante en Europe au XVIIIe siècle, celle du baroque et du rococo.

 

          Les Dilettanti ont également une influence sur l’aménagement des country houses et des parcs paysagers. Ils ont ramené de leurs voyages le goût du pittoresque. Dessiner scientifiquement de vastes terrains archéologiques ne les empêche pas d’appréhender d’autres aspects du paysage : ruines, anfractuosités du terrain, cascades, rochers, etc. Il semble bien qu’à la perspective scientifique appliquée aux jardins à la française par les architectes, ils aient préféré la perspective atmosphérique des peintres. C’est donc le jardin à l’anglaise qui prédomine à la fin du XVIIIe siècle, mettant en scène de fausses ruines, des parcours irréguliers semés çà et là de répliques de monuments d’Athènes. Rappelons enfin que les voyageurs qui faisaient le Grand Tour ramenaient d’Europe, et plus particulièrement d’Italie, des peintures, des vedute, des sculptures, des objets d’art de toutes sortes (Rome ayant développé une « industrie du souvenir »). Tous ces trophées faisaient de leurs maisons de véritables musées.

 

          Enfin, le troisième domaine où les Dilettanti ont exercé leur influence est celui de l’histoire politique. Alors que la tradition chrétienne imposait l’idée d’un « continuum conduisant l’humanité vers un perfectionnement continu », les membres de la Société des Dilettanti voient plutôt « une succession de cycles alternés d’avancées, de stagnations et de reculs ».

 

 

III. Les pensionnaires de l’Académie de France à Rome et les artistes indépendants.

 

          Faire côtoyer, dans le titre même, Le Grand Tour et l’Académie de France à Rome, laissait penser que le traitement sociologique appliqué aux membres de la Société des Dilettanti serait administré aux pensionnaires. Tous ces jeunes hommes préoccupés d’art et d’Italie avaient-ils bénéficié des mêmes conditions sociales et économiques pour effectuer ce voyage ?

 

          Or, la lettre de Colbert destinée à Poussin en 1665 règle d’emblée le problème : « Parce qu’il semble encore nécessaire aux jeunes gens de votre profession de faire quelque séjour à Rome, pour là se former le goût et la manière sur les originaux des plus grands maîtres de l’antiquité et des siècles derniers, et qu’il arrivera souvent que ceux qui ont le plus de génie et de disposition négligent ou ne peuvent en faire le voyage à cause de la dépense, Sa Majesté a résolu d’y envoyer tous les ans un certain nombre qui seront choisis dans l’Académie et qu’elle entretiendra à Rome durant le séjour qu’ils y feront ».

 

          Ainsi, les difficultés décrites par Emilie Beck Saiello à propos de Joseph Vernet relèvent du principe du droit d’entrée, commun à toutes les grandes écoles. Le nombre est strictement limité par le résultat au concours, le rang obtenu, puis par le nombre de places à l’Académie. Qu’un passe-droit existe pour l’architecte François II Franque (lettre d’un protecteur proche d’une abbesse ou du cousin du Duc d’Antin) et non pour Joseph Vernet relève de l’appréciation du directeur de l’Académie de France à Rome. Il juge que Vernet, peintre de marines ne répond donc pas au critère déterminant : être peintre d’histoire.

 

          Une étude sociologique de la population des pensionnaires recrutés sous l’Ancien régime montre que les catégories socio-professionnelles des parents appartiennent plutôt à celle des patrons (fabricants, marchands, négociants, entrepreneurs de manufacture) pour 18,8 % ; du service du Roi (architectes des bâtiments, directeur des poinçons et monnaies, etc.) pour 13,8 % ; des professions relevant des arts libéraux (académiciens, peintres logés au Louvre, etc.) pour 33,7 %. Une aristocratie de métier apparaît au cours du XVIIIe siècle, mais qui demeure au service du Roi. On ne peut donc pas comparer le statut du jeune noble anglais qui choisit de parcourir l’Europe pour parfaire son éducation à celui du pensionnaire qui doit réinvestir le capital culturel acquis à Rome dans les grands projets royaux.

 

          Cependant, à partir de 1759, le directeur de l’Académie de France à Rome, Charles-Joseph Natoire incite les pensionnaires à exercer leurs talents à l’extérieur, dans les alentours de Rome. Ils pratiquent alors le dessin à la sanguine ou l’aquarelle. Ils deviennent, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, de véritables spécialistes. Ils participent avec leurs relevés à la constitution d’archives des sites archéologiques récemment découverts.

 

          Le cliché du pensionnaire, docile copiste de l’antiquité ou de la Renaissance ne résiste pas à l’observation du comportement de certains rebelles à l’institution. Dès le début, des sculpteurs refusent d’exécuter la copie de bustes réclamée par Colbert. Les directeurs se plaignent souvent des frasques de leurs locataires (ivrognerie, scandales divers, etc.) mais les prémices de la Révolution apparaissent au moment de l’affaire Mouton, du nom de ce pensionnaire, Adrien Mouton qui refuse en 1766 de se conformer à la règle de la confession obligatoire. Renvoyé de l’Académie comme « réfractaire invincible à la loi pascale », il intentera un procès au directeur Charles Natoire qu’il gagnera 14 ans plus tard. Peu après, certains pensionnaires prennent un atelier en ville, en dépit de l’interdiction du Roi. Dans ces lieux, se tiennent les premières assemblées de franc-maçonnerie. Le rôle d’Anne-Louis Girodet comme disciple de David – très bien décrit par Sidonie Lemeux-Fraitot – est emblématique. Il rédige « quatre propositions principales pour régénérer l’art français : abolir l’unique résidence à Rome ; autoriser les élèves à visiter librement les environs (en particulier les montagnes, Venise, Naples et Florence) mais aussi les Flandres ; porter le temps de pensionnat de quatre à six ans et augmenter le montant de la pension de mille écus ».

 

          L’ouvrage montre particulièrement bien le rôle de Rome comme creuset de tous ces désirs : connaître l’art italien sous ses formes les plus diverses ; découvrir la nature ; rencontrer des talents ; thésauriser des traces du voyage et bien d’autres choses encore.

 

 

Sommaire

 

Avant-propos par Jean-Noël Bret  p.7

 

Introduction. Grand Tour, voyages d’artistes et Académie de France à Rome : XVIIe-XIXe siècles : itinéraires, croisements, transferts par Emilie Beck Saiello     p.9

 

PARTIE I. POINTS ET TRAJECTOIRES

    I.    Les artistes, le Grand Tour et l’Italie à l’époque des Lumières par Gilles Bertrand  p.21

   II.   Peindre l’Italie. Le voyage des peintres nordiques et français à Rome au XVIIe siècle par Laurent Bolard  p.55

   III.   Le séjour romain des jeunes « grands touristes » au XVIIIe siècle par Jean Boutier  p.69

   IV.   La Société des Dilettanti. Du Grand Tour à la Renaissance grecque (1734-1800) par François-Charles Mougel  p.95

   V.  Marseille, porte du Grand Tour par Gilles Montègre p.125

 

PARTIE II. PERMANENCES ET INCONSTANCES

   VI.  D’Avignon à Paris en passant par Rome – Ou comment le chemin le plus court entre deux points n’est pas forcément la ligne droite par Béatrice Gaillard   p.145

  VII.  Entre exclusive et ouverture – l’Académie de France à Rome et ses rapports avec les artistes indépendants du siècle des Lumières. Le cas de Joseph Vernet par Emilie Beck Saiello  p.165

  VIII. Girodet à l’Académie de France à Rome, entre indépendance et dissidence par Sidonie Lemeux-Fraitot  p.189

 

PARTIE III. PARIS-ROME, ROME-PARIS : LA MODIFICATION

   IX.  Des rives de la Seine aux bords du Tibre – L’influence du cercle amical de Claude-Henri Watelet et Jean-Baptiste Marie Pierre sur les paysages dessinés par les pensionnaires de l’Académie de France à Rome au milieu du XVIIIe siècle par Nicolas Lesur  p.215

   X.  Images pour le Grand Tour, motifs pittoresques ou représentations ?Le peuple romain au temps des Lumières par Olivier Bonfait  p.241 

   XI. La lumière de Rome depuis la Villa Médicis – Le silence des âmes entre peinture et poésie par Marc Bayard  p.267

 

Table des illustrations  p.281

 

Index onomastique  p.287

 

Index topographique  p.303

 

Notice sur les auteurs  p.311