|
||
Compte rendu par Guillaume Bureaux, Université Rouen Normandie Nombre de mots : 2226 mots Publié en ligne le 2019-04-30 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3513 Lien pour commander ce livre
Si l’on ne devait retenir de l’ouvrage de Katherine Anne Wilson qu’une seule idée concernant la tapisserie médiévale, ce serait que celle-ci, et en particulier celle produite dans les terres de la Grande Principauté de Bourgogne, nous révèle, seule, les liens asymétriques existants entre les ducs d’une part, les artisans, les membres de la noblesse et les centres de pouvoir occidentaux d’autre part.
D’abord la tapisserie demeure le témoin du lien privilégié qui existe entre le commanditaire et les artisans. Qu’il s’agisse d’un partenariat de longue date ou de commandes plus ponctuelles, le tapissier entretient un lien particulier avec le duc car ses services sont multiples : dessins, réalisation, livraison, entretien, transport, conservation et restauration. La tapisserie est un objet politique et diplomatique d’importance nécessitant un soin tout particulier à chaque étape de sa « vie », soin que l’artisan est à même de lui prodiguer.
Dans un second temps, la tapisserie marque et structure la relation qu’ont les ducs avec eux-mêmes et avec leur espace. Quelle que soit la forme que celle-ci prenne (housses de coussins, couvertures, ornements de meubles ou grands pans pendus sur les murs), elle est un marqueur de l’espace des résidences ducales. Par le programme iconographique qui lui est propre, la tapisserie donne une identité et une fonction particulière à la pièce où elle est installée. Plus encore, elle peut être utilisée pour diviser un même espace en plusieurs zones, en plusieurs lieux, sorte de parcours liminaire et symbolique. En outre, la tapisserie marque et soutient à la fois le message politique et l’image d’eux-mêmes que les ducs souhaitent diffuser auprès de leurs invités. Enfin, la tapisserie est un objet mémoriel d’importance. Installée dans une chapelle, elle a pour fonction de maintenir vivace le souvenir d’une famille, d’une dynastie, voire d’un ancêtre, par l’apposition des armes familiales dans ou autour de la scène représentée.
Enfin, la tapisserie est un objet important dans les échanges diplomatiques et dans la constitution des liens qui vont unir la famille des Valois-Bourgogne avec les membres de leur maison, avec les grandes cours occidentales et, bien évidemment, avec le roi de France et ses proches. Elle permet notamment à Philippe le Hardi de préparer son projet de croisade en assurant à son fils, le comte Jean de Charolais, futur Jean Sans Peur, le soutien du Grand Maître de l’Ordre Teutonique ainsi que des membres de grandes familles comme les Trémoille. Elle permet également la favorisation des négociations avec le Sultan Bayézide après la défaite de Nicopolis et la capture de l’héritier ducal. Enfin, la tapisserie donne l’opportunité de conclure des alliances tant économiques que familiales et constitue l’un des leviers pour désamorcer de possibles conflits dynastiques.
Ces trois aspects fondamentaux de la tapisserie constituent les trois grands chapitres qui structurent l’œuvre et les propos de Katherine Anne Wilson. Ici, l’auteure, notamment spécialiste de l’usage de la culture matérielle dans l’évolution des relations sociales et de la circulation et l’échange des biens de luxe issus des domaines bourguignons, nous offre une recherche stimulante et complète sur la production, l’échange et le rôle diplomatique de tapisseries, quelles que soient leurs formes. Il nous semble ici important de relever certains éléments de chaque chapitre soulignant l’importance de cet ouvrage pour la connaissance du rôle réel de la tapisserie dans la société médiévale.
Dès l’introduction, Katherine Anne Wilson donne le ton de son ouvrage : celui-ci est proche des sources. Plus encore, il est constitué de manière à donner la part belle aux sources qui sont finalement, plus que la tapisserie, le véritable cœur de ce livre. Cela commence dès l’introduction, p. 1, que l’auteure débute par un extrait du compte B1435, fol. 65, des Archives départementales de Côte d’Or. Dans le texte introductif, elle se concentre sur les définitions des grands thèmes qui traversent son ouvrage, comme la consommation, sur une présentation des documents utilisés ainsi que sur l’historiographie de la tapisserie.
Le premier chapitre, intitulé « Spinning Networks and Spreading Risk » se focalise sur ceux qui font la tapisserie et son commerce : les artisans et les fournisseurs. Il commence par évoquer le risque que représente la réalisation d’une tapisserie. Et ce risque est double pour le tapissier, d’abord en cela que le coût est colossal. Usant des comptes de 1386 à 1390, Katherine Anne Wilson parvient à repérer trois paiements pour le tissage de six tapis représentant l’Histoire de l’Apocalypse versés à Robert Poinçon. Sur les 3367 francs que coûtèrent ces tapis, 1167 francs sont réservés à l’achat de 100 livres de fil d’or. Du coût général de la réalisation découle le second risque : le long délai de paiement voire l’absence de paiement. C’est le cas pour Robert Poinçon pour qui l’auteure ne relève aucun paiement final pour les six tapis de l’Apocalypse (d’une valeur totale de 5000 francs). Mais ces risques sont pris en toute connaissance de cause par les artisans qui, en s’associant avec la maison ducale, voient les perspectives d’enrichissement et de renforcement de leur réputation s’accroître, notamment pour ceux exerçant leur art dans les grandes villes marchandes, pouvant, à terme, déboucher sur la prise de responsabilités urbaines ou sur l’accession à des charges d’importances au sein de la cour ducale.
Le deuxième chapitre « Flexible Architecture. The Warp and Weft of Urban and Courtly Residence », le plus long des trois avec ses 57 pages, s’intéresse aux rôles et aux formes que prennent les tapisseries au sein des résidences ducales. Dans ce chapitre, peut-être plus que dans les deux autres d’ailleurs, l’auteure fait appel à de nombreux travaux de chercheurs pour appuyer son argumentation. Grâce aux comptes et aux travaux préliminaires, Katherine Anne Wilson parvient à montrer le rôle prépondérant de la tapisserie dans la création et la structuration de l’espace politique au sein même des résidences ducales. Cela commence notamment par la grande diversité de pièces de tissus que l’on retrouve dans les sources comptables et dans les inventaires après décès, ainsi que de lieux auxquels étaient destinées ces tapisseries. En effet, une parure de chambre, comprenant couvre-lit, dais, couvertures de coussins, de bancs et de meubles, qu’elle soit unie ou disparate, demeure un objet mouvant, transférable et transmissible entre membres d’une même famille. Son rôle n’est pas le même qu’une tapisserie installée dans une chapelle familiale. L’auteure montre que là où la parure de chambre, et bien d’autres pièces de tapisseries, peut jouer un rôle politique important notamment dans les chambres réservées aux visites diplomatiques, les représentations placées dans les chapelles jouent un rôle politique plus important encore : entretenir la mémoire familiale. Par le biais notamment de ces exemples, et de l’étude qu’elle propose sur les marchands tapissiers de Dijon sous le règne de Philippe le Hardi, l’auteure montre la capacité de la tapisserie à transcender les cadres, et plus particulièrement comment cela témoigne du lien intime qui unit le cadre religieux et le cadre domestique dans les résidences nobles de la fin du Moyen Âge et surtout comment cela est réfléchi par les ducs de Bourgogne. Enfin, il est question, dans cette section, du rôle des tapisseries dans le renforcement de la réputation de la dynastie ducale que l’auteure n’hésite pas à qualifier de Royal Reputation. Sorte de prémices au dernier chapitre, Katherine Anne Wilson montre de quelle manière, par l’agencement des tapisseries dans et à l’extérieur des résidences, les ducs ont constamment affirmé la présence bourguignonne dans les centres de pouvoir en élaborant des enchaînements thématiques grâce à une multitude de pièces tissées reflétant tant leurs ambitions politiques que leur capacité financière à acquérir et entretenir des objets aussi coûteux.
Le chapitre suivant, intitulé « The Fabric of Social Relations », est sans doute le plus éclairant quant aux rôles politique et diplomatique entretenus par la tapisserie. En se référant notamment aux théories de Mauss et de Bourdieu, elle présente le don de tapisseries comme un précieux moyen de conservation des relations interpersonnelles de même qu’un moyen unique, pour le duc de Bourgogne, de diffuser sa culture et le savoir-faire de ses terres, et ce dans des contextes politiques bien précis. Celui principalement développé par Katherine Anne Wilson concerne la régence de Philippe le Hardi lors de laquelle ce dernier, s’il n’est pas roi, en a les pouvoirs et l’influence : il incarne le personnage qui ramène la paix avec le royaume d’Angleterre et qui, par le biais d’une politique de don agressive, parvient à organiser les conférences d’Amiens et de Boulogne ainsi que le mariage entre Isabelle de France et Richard II. C’est, d’après l’auteure, grâce aux nombreuses tapisseries, jouant le rôle d’ambassadrices, destinées notamment aux ducs de Gloucester, de Lancastre, d’York et au roi d’Angleterre que ces négociations aboutissent. Bien évidemment, les dons de tapisseries, s’ils ont eu une influence sur la diplomatie occidentale, n’étaient pas à l’unique destination des anglais mais également des grands seigneurs qui géraient le royaume en l’absence, mentale, de Charles VI. Philippe le Hardi se devait donc de conserver de bonnes relations avec ses frères les ducs d’Anjou et de Berry de même qu’avec son neveu le duc d’Orléans. À la mort de Philippe, c’est Jean Sans Peur qui continue la politique paternelle, malgré la forte rivalité qu’il entretient avec le duc d’Orléans, en adressant à celui-ci de nombreux présents. Dans le même temps, comme le souligne l’auteure, Jean consolide sa base de soutiens, notamment auprès d’Amédée VIII de Savoie, en adressant, notamment en 1406, une tapisserie de chambre à la Dame de Savoie. Jusqu'à sa mort en 1419, Jean Sans Peur use des présents diplomatiques pour se constituer un grand nombre d’alliances, qu’il renforce dans le but de permettre à son fils, Philippe le Bon, d’en profiter lorsque son règne prendra effet.
En guise de conclusion, Katherine Anne Wilson offre aux lecteurs et aux chercheurs un épilogue concernant un domaine spécifique de la tapisserie : le « recyclage ». En effet, comme nous l’avons souligné, la tapisserie demeure un objet « vivant », qui peut s’abimer, qui est coûteux, qui peut s’échanger et se récupérer. En donnant le titre de « Repair, Reuse and Remaking : Constructing the Burgundian Polity », Katherine Anne Wilson montre que la tapisserie est un objet précieux, tant financièrement, politiquement que symboliquement.
Enfin, vingt-huit illustrations agrémentent le fil du développement de Katherine Anne Wilson de même que deux tableaux concernant, pour le premier, p. 25, ceux que l’auteur nomme les Fixed suppliers, à savoir les sept fournisseurs qui restent au service des ducs de Bourgogne pendant au minimum dix-sept ans. Le second récapitule, pour chacun, leur lieu de résidence, leurs catégories professionnelles ainsi que les marchandises fournies inscrites dans les comptes de la maison ducale. À noter que, pour une raison inconnue, l’auteure inclut dans son deuxième tableau un huitième acteur, Jean de Neufport, alors qu’il n’est pas mentionné dans le premier. En complément des nombreuses incises en moyen français, l’auteure agrémente son développement de vingt-quatre pages de glossaire (p. 159-182). Chose intéressante à relever, pour chacune des entrées insérées, celle-ci est d’abord notée dans une citation puis traduite et expliquée en anglais. Pour certains, des précisions bibliographiques complémentaires sont indiquées. Notons, par là même, que l’ouvrage, en anglais, demeure accessible à un large public du fait d’un vocabulaire relativement simple et des argumentations extrêmement claires.
Au titre des regrets, et pour évacuer les quelques anicroches inévitablement présentes dans un travail de recherche, nous soulignons ici l’absence d’une étude, voire juste d’une présentation, de la tapisserie d’Hercules installée dans la grande salle lors du Banquet du Faisan à Lille en 1454. Une rapide analyse de celle-ci est présente dans l’ouvrage d’Agathe Lafortune-Martel, Fêtes nobles en Bourgogne au XVe siècle. Cela est d’autant plus dommage que la portée politique de la représentation de l’ancêtre imaginaire bourguignon dans le contexte du Banquet du Faisan entre parfaitement dans le thème du troisième chapitre de cet ouvrage. Dans le sillage, une mise en parallèle de la préparation d’une croisade entre Philippe le Hardi et Philippe le Bon aurait pu être réalisée, puisqu’une partie du chapitre 3 est consacrée à celle de 1396 (p. 130-136).
Le second regret que nous pouvons formuler découle de ce qui vient d’être dit. En effet, l’auteure, qui nous présente initialement une étude de la tapisserie bourguignonne de 1363 à 1477, consacre une grande partie de son étude à la production, l’utilisation et l’échange diplomatique de tapisseries sous les règnes de Philippe le Hardi et de Jean Sans Peur (1363-1419) et laisse de côté ceux de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire (1419-1477). Il est dommageable que différentes études, notamment celle de Sophie Jolivet sur les politiques vestimentaires de Philippe le Bon, ayant montré l’importance des textiles, y compris les tapisseries, sous les règnes des deux derniers ducs Valois de Bourgogne, n’aient pas été prises en compte.
Malgré ces quelques remarques, l’ouvrage de Katherine Anne Wilson remplit parfaitement le contrat qu’elle s’est imposé : livrer une synthèse claire, présentant de très nombreuses perspectives de recherches, apportant des éléments de réponse dans la majorité des cas et en répondant parfaitement à certaines. Plus encore, la recherche ici présente souligne avec une grande réussite la complexité de la diplomatie bourguignonne, de même que la grande hauteur de vue des ducs quant à l’avenir de leurs territoires et à la manière dont la politique du don sert les intérêts de ces derniers. En cela, Katherine Anne Wilson livre un ouvrage de référence tant sur le savoir-faire que sur le génie politique des ducs Valois de Bourgogne et, à n'en pas douter, ce travail fera date.
|
||
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |