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Compte rendu par Marin Mauger, Université de Bretagne Occidentale, Brest Nombre de mots : 2772 mots Publié en ligne le 2019-09-24 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3515 Lien pour commander ce livre
Cicéron, dans son traité oratoire, construit une démonstration, d’un optimisme leibnizien, visant à prouver que l’harmonie du style répond autant à la grâce qu’à la nécessité. Pour ce faire, il argue entre autres que si l’origine du fronton d’un temple dépend d’abord des besoins pratiques, sa nécessité lui confère, par l’ordonnance parfaite du monde, une dignitas qui se répercute sur l’ensemble du bâtiment. Cet exemple, anodin pour Cicéron, permet d’apprécier l’importance portée par un Romain au fronton d’un temple et de percevoir la majesté qu’il devait dégager. C’est justement la place spécifique du fronton dans l’architecture sacrée d’époque romaine que Karolina Kaderka, docteure en histoire de l’art, se propose d’examiner. Son ouvrage est le fruit d’une thèse de doctorat conduite sous la cotutelle de F. Queyrel à l’École Pratique des Hautes Études, et de F.-H. Mutschler et M. Jehne à l’Université technique de Dresde. L’autrice propose de mener une enquête sur l’ornementation tympanale des temples de Rome pour définir les spécificités du modèle romain en regard des cultures contemporaines grecques et étrusco-italiques.
L’objectif principal de l’ouvrage est de répondre à une lacune de la recherche sur le sujet. En effet, si les édifices de l’Urbs ont une place de choix dans les publications et si les interprétations de ces monuments sont sans cesse affinées ou renouvelées, aucune synthèse n’a proposé une réflexion spécifique sur la place des frontons et de leurs décors à Rome ou dans le monde romain. Des études sur l’ornementation tympanale existent pourtant pour les monuments grecs ou étrusco-italiques. L’historiographie grecque s’est intéressée dès le milieu du XIXe s. à l’ornementation des temples et, depuis 1990, plusieurs analyses, comme celle de H. Knell ou de M. Oppermann cherchent à considérer le décor selon une approche globale, en l’intégrant dans une historicité événementielle, artistique et socio-culturelle. Pour l’aire étrusco-italique, c’est l’intérêt précoce de la recherche pour la terre cuite architecturale qui a incité à étudier les ornements des tympans et à mener des analyses précises des plaques tympanales. Or, pour la période romaine, l’intérêt pour ce type de décor n’a pas induit la production de synthèse mettant en perspective l’évolution de l’ornementation avec le contexte artistique général. Il faut tout de même noter l’existence d’un premier corpus constitué par A. M. Colini en 1923, approfondi en 1925 avec une réflexion sur le tympan du temple de Jupiter capitolin en 1925. Toutefois, ce travail n’a pas suscité un élan de la recherche et aucune étude globale n’a été proposée depuis. Bien évidemment, avec l’ouverture du questionnement autour de la valeur politique et religieuse de l’image dans le discours idéologique républicain et impérial depuis la seconde moitié du XXe s., la documentation tympanale a été fortement discutée. Cependant, pour comprendre les spécificités de ce discours visuel, l’auteur a senti le besoin de confronter l’ensemble des exemples de Rome et de les mettre en relation avec l’évolution de la société, pour offrir une synthèse prenant en considération aussi bien les caractéristiques techniques qu’artistiques et idéologiques.
La limite géographique du sujet, fixée à la seule ville de Rome, répond avant tout à une démarche méthodologique bien définie. En effet, l’accès compliqué à la documentation provinciale et le faible nombre d’exemplaires publiés empêchent l’exhaustivité voulue par l’auteur. Ainsi, le choix d’une étude centrée sur la ville de Rome, sans limite chronologique et prenant en considération l’ensemble des supports figurant un décor tympanal, a été privilégié. L’ouvrage est composé de six chapitres, répartis en trois grandes parties. La première évoque les origines des frontons romains en étudiant les précédents de la culture grecque et étrusco-italique. La seconde partie regroupe les chapitres 2 à 5 et propose une étude au cas par cas des décors tympanaux romains en fonction des différents supports de représentations (documentation archéologique, reliefs historiques, sources littéraires et images monétaires, ...). Enfin, la dernière section de l’ouvrage correspond à la synthèse des données, qui cherche à répondre à la question principale : existe-t-il une identité propre des décors tympanaux à Rome ?
Le second chapitre marque l’entrée dans le cœur de l’étude. L’autrice y analyse cinq ensembles statuaires découverts dans un contexte archéologique romain. La présentation des œuvres est organisée chronologiquement. L’époque royale est illustrée par le fronton du temple de Mater Matuta daté du VIe s. av. J.-C. et décoré de plaques en terre cuite figurant une Gorgone encadrée de félins. L’auteur invite à y reconnaître, par l’iconographie et la technique, une forte influence grecque, et à relier la commande du décor à Tarquin l’Ancien et à son père Démarate de Corinthe plutôt qu’à Servius Tullius, comme cela est traditionnellement admis. Le second ensemble présente un décor de la période médio-républicaine, découvert Via San Gregorio. Il correspond au décor tympanal d’un temple voué à Fortuna – peut-être Respiciens –, formé de plaques de terre cuite en très haut-relief. La composition symétrique figure une double procession se dirigeant vers les divinités regroupées au centre. La spécificité de ce décor est l’intégration d’un personnage historique, identifié comme le dédicant du temple, peut-être un Émilien. La présence de ce personnage traduit l’expression d’une promotion individuelle, à la suite d’un événement probablement militaire, comme le laisserait penser la présence de Mars au centre du fronton. La période augustéenne est évoquée à travers le temple d’Apollon ad theatrum Marcelli et la réutilisation des œuvres grecques dans l’architecture romaine. Le fronton est orné d’une amazonomachie composée de sculptures du Ve s. av. J.-C. récupérées sur les deux tympans d’un même temple grec. Les statues issues de scènes de massacres de Niobides et d’amazones ont été regroupés par les artistes romains en un seul groupe. Le thème du massacre des barbares renvoie certes à la domination des Romains sur les Grecs, message renforcé par le pillage effectif des temples orientaux, mais également à la victoire d’Actium, thème apollinien particulièrement développé dans l’art augustéen. Enfin, deux œuvres plus modestes du Ier s. ap. J.-C. sont considérées. Un fronton fragmentaire figure, dans une composition symétrique, la dea Caelestis encadrée du char solaire et probablement du char lunaire dans la partie manquante. Ce support est attribué à un sanctuaire de Caelestis à Rome. Si certains dieux sont figurés sur leur fronton, il convient de rester prudent. En effet, le fronton du temple de Fortuna, ornée en son centre de Mars, ou celui du temple d’Apollon ad theatrum, figurant Athéna comme seule divinité, rappellent que, sans données archéologiques, l’attribution d’un décor tympanal à un sanctuaire ne peut être validée à partir des seuls indices iconographiques. À l’inverse, le contexte archéologique précis du dernier tympan assure l’identification du décor de massue et de skyphoi à Hercule. L’hypothèse est confirmée par les découvertes statuaires et épigraphiques. Ce petit sanctuaire privé fournit une comparaison intéressante de l’adaptation du décor public.
Le troisième chapitre offre un approfondissement de l’étude des décors archéologiques par l’analyse des reliefs historiques figurant l’image d’un tympan. Sur ces supports, les décors sont reproduits pour identifier le temple et ancrer la scène dans l’espace, mais ils sont le plus souvent simplifiés pour répondre au manque de place induit par l’exiguïté du registre tympanal. L’étude de ces décors doit donc prendre en considération cette interprétation iconographique et définir leur utilisation possible dans une démarche scientifique. Un premier groupe de trois reliefs permet d’approfondir l’appropriation du décor tympanal par les Julio-Claudiens. L’exemple le plus marquant est bien évidemment le décor du fronton de Mars Ultor reproduit sur le relief « Della Valle-Medici » qui joue avec la composition de l’iconographie divine pour traduire une légitimation personnelle du pouvoir. Un autre fronton, celui du temple de Magna Mater, présente une organisation paratactique d’attributs divins à la lecture sémantique et symbolique. Outre une image évidente de la divinité tutélaire du temple, l’autrice rappelle le lien de la déesse avec la fuite d’Énée et la récupération augustéenne de la divinité par son installation sur le Palatin. Enfin, le dernier relief ne permet pas d’identifier le temple représenté, mais invite une nouvelle fois à reconnaître le procédé de réutilisation de sculptures grecques, observé archéologiquement dans le cas du temple d’Apollon ad theatrum Marcelli. Une seconde série de reliefs illustre, plus explicitement que dans l’exemple du temple de Magna Mater, le recours impérial à la thématique des mythes fondateurs. L’autrice propose très prudemment une nouvelle lecture du relief « Hartwig », en reconnaissant une composition paratactique découpée en trois scènes, dont le thème serait la prise des auspices par Romulus et Rémus et la victoire de Romulus. Le second décor, probablement lié au temple de la gens Flavia, renvoie aux mythes de la naissance des jumeaux, marquant ainsi la réutilisation des mythes fondateurs dans la légitimation du pouvoir impérial. À côté d’autres reliefs moins explicites par leur décor symbolique, l’autrice met en avant deux dossiers stimulants. En effet, plusieurs reliefs conservent l’image du fronton du temple de la Fortuna Redux et de celui de Jupiter capitolin. La répétition des images permet d’envisager la variation des motifs représentés en fonction de la place disponible sur chacun des supports et les éléments discriminants, d’après le sculpteur, pour identifier le temple. Finalement, il paraît possible d’étudier les frontons à partir des reliefs historiques, car une réelle attention est portée à leur représentation, mais étant donné la réduction fréquente de la composition, la méthode requiert de la prudence, comme le fait l’autrice.
Le quatrième chapitre développe les témoignages plus succincts liés au décor des frontons. Comme cela a été observé dans la partie précédente, la réduction des supports iconographiques oblige à une interprétation de l’artiste lors de la reproduction du tympan. Ainsi, l’autrice amène son lecteur, à présent plus aguerri, à étudier des supports modestes, qui induisent une interprétation marquée du décor, pour définir leur utilité dans l’analyse des frontons romains. L’objectif est de discuter la valeur de tous les éléments figurant un décor tympanal pour n’intégrer dans la synthèse que les témoignages fiables. Une première série iconographique sur supports divers, notamment sur des plaques Campana, illustre l’arrivée de la triade apollinienne au Palatin. L’auteur appuie l’identification probable du temple figuré en arrière-plan à celui de la Victoire. Elle envisage également un dessin médiéval reproduisant un relief historique fragmentaire, dont l’interprétation du copiste autorise néanmoins à reconnaître le temple d’Hercule Invictus. L’utilité des sources littéraires est également discutée à travers l’exemple évocateur du temple d’Apollon Palatinus. Ce dernier est, comme nous l’avons déjà observé pour d’autres cas, décoré de statues grecques en remploi, procédé qui marque à nouveau la domination romaine sur l’Orient et la victoire d’Octavien à Actium. Enfin, un dossier bien traité permet d’apprécier les problèmes posés par la représentation architecturale sur les supports monétaires, à travers l’exemple déjà étudié du temple de Jupiter capitolin. L’exercice méthodologique développé dans cette partie incite à considérer l’importance jouée par le fronton et son décor, aussi bien comme marqueur de la topographie urbaine que comme expression d’un message idéologique. Toutefois, la réduction du support limite l’information transmise à une ambiance iconographique et ne peut pas fournir un argument pour l’analyse menée.
Le cinquième chapitre poursuit l’exercice méthodologique amorcé dans le chapitre précédent et se concentre sur le matériel archéologique dépourvu de contexte mais susceptible d’appartenir, d’après ses caractéristiques morphologiques ou techniques, à un décor de tympan. L’objectif est de déterminer les caractéristiques des sculptures tympanales afin de sensibiliser à leur identification. Huit ensembles possibles sont relevés et étudiés. La lecture du catalogue met en avant la difficulté d’identifier une statue isolée à un décor de tympan. Seule la présence d’un groupe assure l’identification. De plus, les statues grecques découvertes à Rome qui peuvent avoir appartenu originellement à un décor de temple n’ont pas nécessairement été réemployées à cette fin lors de leur exposition à Rome. Il est donc délicat, et l’autrice le montre par sa prudence, de déterminer sans contexte archéologique précis l’appartenance d’une sculpture à un décor tympanal.
Le sixième chapitre répond à l’objectif de synthèse fixé par l’auteur dès le début de l’ouvrage. Le discours s’articule autour des catégories utilisées pour questionner les particularismes des tympans grecs et étrusques, à savoir la matérialité, la technicité, la composition et le message véhiculé. L’objectif est de définir, avec l’ensemble du corpus étudié, les spécificités du décor tympanal romain. L’identité propre du modèle romain est également observée à travers les adaptations, peut-être moins élaborées, développées dans les provinces. En effet, les décors provinciaux connus sont d’une composition simple et diffusent majoritairement un message d’exaltation du pouvoir romain. Enfin, l’auteur renforce cette spécificité du fronton romain en construisant une chronologie de son évolution en comparaison avec l’évolution simultanée des décors tympanaux grecs et étrusco-italiques. Il en ressort que les caractéristiques du décor tympanal de Rome dépendent avant tout de la frontalité de l’architecture. Contrairement au temple grec, dans le temple romain la construction sur un podium induit le développement d’une façade principale et limite l’ornementation à un seul fronton. Cette spécificité entraîne une focalisation du regard sur le tympan. Placé en contexte urbain, il devient une affiche à la fois pour le dédicataire du temple, mais également pour son dédicant qui trouve ainsi une possibilité de promotion personnelle. Fortement individuel à l’époque républicaine, notamment lors de la guerre édilitaire, ce discours visuel se concentre à l’époque impériale sur la légitimation du pouvoir central, à travers les thèmes de la victoire ou des mythes fondateurs, montrant la pérennité du peuple romain sous l’influence du prince et de sa famille.
L’ouvrage est d’une belle qualité et de très nombreuses illustrations permettent de renforcer la fluidité du discours. Le texte est également enrichi de deux annexes, l’une comprenant les fiches de corpus des décors de tympans de Rome et des provinces et l’autre présentant un inventaire en latin et en français des attestations littéraires évoquant des frontons. L’ouvrage répond à son objectif de synthèse de la documentation romaine avec une méthodologie rigoureuse. On pourrait regretter que la synthèse soit relativement concise et n’intègre que trop peu les questionnements plus récents sur l’anthropologie des images et des religions. Toutefois, comme le rappelle l’autrice dès l’introduction et à de nombreuses reprises dans l’ouvrage, la documentation à disposition à Rome ne présente qu’un échantillon fragmentaire de la multiplicité des temples romains et de leur décor. Ainsi, toute synthèse trop poussée dans ses interprétations ne serait que conjecture. En définitive, il faut davantage saluer le souci l’autrice d’ancrer chaque cas étudié dans un contexte historique, socio-culturel et artistique précis, afin d’apprécier les spécificités des décors conservés.
N.B. : Marin Mauger prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée "Honorer les dieux au foyer : laraires et cultes domestiques en Gaule romaine" sous la direction de Valérie Huet (université de Brest) et Emmanuelle Rosso (université Paris IV).
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |