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Compte rendu par Julien Noblet, Service archéologique de la ville d’Orléans Nombre de mots : 2317 mots Publié en ligne le 2020-01-06 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3531 Lien pour commander ce livre
Robert Bork, après avoir abordé l’architecture gothique à travers l’étude des dessins (The Geometry of Creation: Architectural Drawing and the Dynamics of Gothic Design, 2011) ou l’exemple des flèches (Great Spires: Skyscrapers of the New Jerusalem, 2003), propose aux lecteurs une synthèse européenne sur la fin de la période gothique, qualifiée dans l’historiographie française d’architecture flamboyante. Comme le met particulièrement bien en perspective la riche introduction, l’architecture gothique des années 1350-1550 a été dans un premier temps décriée, tantôt qualifiée de décadente, tantôt ignorée au profit des seules œuvres sculptées ou peintes de cette époque, émanant de la sphère bourguignonne ou de l’Europe du Nord. À partir des années 1960, les travaux de Paul Frankl, suivis de ceux de Jan Białostocki réhabilitèrent l’ensemble des créations des dernières phases du gothique, y intégrant enfin les réalisations architecturales. Dès lors, les publications consacrées aux monuments gothiques des XIV-XVIe siècles furent de plus en plus nombreuses et l’auteur dresse un précieux état de la question, mentionnant de manière exhaustive les travaux anglo-saxons. Par ailleurs, il met en évidence la multiplication des études monographiques ou régionales ces dernières années, lesquelles insistent à l’unisson sur la vitalité et l’inventivité du gothique du XVe siècle et même du gothique de la Renaissance, pour reprendre le titre d’un colloque consacrée à cette question en 2007. Afin de dépasser le cadre de ces travaux parfois trop ciblés ou trop localisés, il relève le défi d’effectuer un large balayage – tant chronologique que géographique – de l’architecture de la fin de la période gothique afin d’en saisir toutes les spécificités et d’en comprendre l’évolution.
Divisé en sept chapitres, son ouvrage, qui entend combler une lacune de l’historiographie, prend comme point de départ deux préceptes : d’une part, l’architecture gothique doit être fondamentalement associée à la notion de modernité et d’autre part, l’éclipse de cette tradition architecturale mérite d’être étudiée comme un problème à part entière (p. 13).
Les six premiers chapitres retracent donc l’évolution du gothique, jusqu’à l’hybridation des styles, tandis que le dernier évoque la fin du style et son appropriation historique.
Le premier chapitre brosse un panorama de l’Antiquité jusqu’à 1300, afin de rappeler au lecteur l’évolution architecturale depuis Vitruve jusqu’à l’époque gothique, en insistant sur quelques points riches en répercussion pour la suite de l’histoire de l’art, comme les constructions florentines des XIe-XIIe siècles, l’architecture normande et anglaise en lien avec l’utilisation de la voûte d’ogives, les innovations de l’opus francigenum entre 1130 et 1300 et la propagation de ce style en Europe, y compris en Italie, même si l’héritage antique y reste prégnant.
Dans une seconde partie, Robert Bork examine en détail la période 1300-1350 afin de définir en fonction des styles – et non des dates – les questions de gothique et de classique. Il rappelle en préambule que, pendant tout le Moyen Âge, des éléments appartenant à l’architecture antique sont utilisés, mais rarement dans le respect de la théorie vitruvienne, puis évoque, pays après pays, les innovations et caractéristiques repérées au cours de la première moitié du XIVe siècle. En Angleterre émerge alors le decorated style, né de l’alliance entre un voûtement complexe et un tracé rayonnant, qui va essaimer sur le continent, comme l’atteste le tracé curvilinéaire des voûtes du cloître du monastère espagnol de Santas Creus, œuvre d’un maître maçon anglais (Raynard de Fonoyll), ou de nombreux édifices du nord de l’Allemagne ou de la Pologne, en raison des échanges commerciaux entre ces contrées et les îles Britanniques. À la même époque, les flèches ajourées sont inventées dans le milieu rhénan, le principe de panneautage est poussé à son paroxysme, témoignant d’un goût accru pour la recherche d’effets spectaculaires qui animera l’art flamboyant.
Continuant sa progression chronologique, l’auteur évoque dans un troisième chapitre les années 1350-1400, marquées par la peste noire. Tout en s’interrogeant sur un possible impact de cette épidémie sur le développement architectural, avec notamment la multiplication des monuments et chapelles funéraires, il souligne, comme de nombreux historiens de l’art auparavant, l’importance de la seconde moitié du XIVesiècle pour l’évolution du style gothique. L’Europe centrale et l’Empire germanique où exercent les Parler, la région de la Baltique où prédomine l’utilisation de la brique, voient l’apparition de voûtes au tracé complexe ; en Angleterre domine désormais le perpendicular style, identifiable pour la première fois à l’abbaye de Gloucester, avec les voûtes en éventail de la galerie du cloître. Ce style est également adopté pour l’architecture civile, comme en témoigne le Hall de Westminster, où l’auteur souligne le rôle du maître maçon Henri Yevele. C’est à cette époque que se développent également les églises-halles ou la micro-architecture, qui offre un champ nouveau d’expérimentations. À la même époque, la tradition architecturale rayonnante, associée à saint Louis, reste forte en France et notamment à Paris où, sous le règne de Charles V, officie Raymond du Temple. Néanmoins, des zones en contact avec l’Angleterre, comme la Normandie, la papauté d’Avignon ou le duché de Berry (le duc Jean avait été otage après le traité de Brétigny) sont les lieux de nouvelles expérimentations. En Espagne fleurit le style mudéjar, tandis qu’en Toscane, le duomo de Florence manifeste l’existence d’alternatives à l’architecture gothique.
Le volet suivant est dévolu à la première moitié du XVe siècle, qui voit émerger de manière frappante à Florence un classicisme architectural. En 1420, Martin V s’installe à Rome et a pour ambition de restaurer l’antique cité, un élément qui selon l’auteur a pu jouer un rôle crucial dans la transition entre gothique et Renaissance. Pour l’auteur, en France comme en Bourgogne, le contexte lié à la guerre de Cent Ans lui semble peu favorable au lancement de nombreux projets architecturaux. Ce constat mérite toutefois d’être nuancé comme le prouve la construction de la salle des Thèses à Orléans (édifice non mentionné par l’auteur), commencée en 1411 et dont la fin du chantier a été fixée par dendrochronologie en 1421 ; le recours à cette technique de datation amènerait certainement à revoir la chronologie d’autres monuments. Dans les Pays-Bas bourguignons se développe, avec les hôtels de ville, une architecture spectaculaire : la construction de beffrois à grande échelle fait écho au développement des tours de la cathédrale de Strasbourg, d’Esslingen ou de Bâle dans le Saint-Empire et en Europe Centrale. Au Portugal, l’auteur souligne le rôle du maître d’œuvre Huguet dans l’introduction des formes flamboyantes sur le chantier de Batalha au début du XVIe siècle, tandis qu’en Hongrie, où l’influence de Vienne et de Prague se fait sentir sur l’architecture religieuse pendant le règne de Sigismond, la présence de nombreux architectes militaires italiens est un facteur important pour la diffusion de l’italianisme dans cette contrée.
La question de la modernité – ou des modernités – est l’objet du chapitre suivant, portant sur les années 1450-1500. Après un rappel sur le développement de la théorie architecturale et du rôle des humanistes dans sa diffusion, Robert Bork reprend l’idée que le gothique de la fin du XVe siècle, loin d’être une architecture décadente, est arrivé à un haut degré de maîtrise technique. À nouveau, chaque pays fait l’objet d’une analyse au cas par cas ; pour la France, l’auteur souligne l’importance d’une tradition gothique bien vivace et rappelle l’influence de l’art italien bien avant les guerres d’Italie, grâce aux œuvres de Jehan Fouquet et de Francesco Laurana. Irrémédiablement, devant la multiplication des études ces dernières années, il est impossible pour l’auteur de synthétiser toutes les données à l’échelle de l’Europe, aussi est-il compréhensible de constater l’absence des mentions de travaux récents sur l’architecture française de cette période, comme par exemple ceux de Lucie Gaugain sur Amboise ou Séverine Pégeot sur l’architecture flamboyante bourguignonne. Pour les Flandres, l’auteur souligne l’importance des Keldermans dans le développement du gothique brabançon. Dans le monde germanique, si l’héritage des Parler est encore prégnant, la maison d’Andreas Reichlin à Überlingen, avec sa façade à bossage de 1463, témoigne de l’influence précoce exercée par l’architecture italienne au-delà des Alpes. En dépit des nombreuses destructions du patrimoine hongrois pendant la domination ottomane, R. Bork arrive cependant à analyser l’importance du mécénat de Matthias Corvin, qui cherchait à exposer par l’architecture ses alliances italiennes et souhaitait se montrer plus pétri de romanité que l’empereur Frédéric III. Au service de la propagande dynastique, le nouveau style permet également au roi de revendiquer une identité nationale : il est d’ailleurs le premier souverain hors d’Italie à encourager l’architecture « à l’antique », même s’il continue à promouvoir le style gothique notamment pour les édifices religieux. En Bohême, Benedikt Ried poursuit au château de Prague à la fois les recherches des Parler pour complexifier le dessin des voûtes tout en adoptant le nouveau langage architectural pour les encadrements de fenêtre. Toutefois, les éléments renaissants sont réinterprétés de manière créative par un maître baignant dans la tradition ; les éléments Renaissance sont juxtaposés à des structures gothiques, trait commun à de nombreux autres pays étudiés par l’auteur pour la période 1500-1550. Ainsi, en dépit d’un goût prononcé pour l’ornement « à l’antique » en Angleterre par exemple, le patronage architectural se complait majoritairement dans la tradition gothique, comme en témoigne la chapelle d’Henri VII à Westminster. En France, une originale hybridation des styles caractérise l’architecture tant religieuse que civile, les travaux respectifs de Catherine Chédeau sur les églises de Bourgogne ou de Flaminia Bardati sur le mécénat cardinalice auraient pu être évoqués à ce sujet. Dans les Pays-Bas, le gothique domine encore plus qu’en France, comme en témoignent de très ambitieux projets, signes d’une prospérité croissante : le gothique brabançon atteint son apogée sous la régence de Marguerite d’Autriche, même si des artistes comme Jan Gossaert savent parfaitement utiliser l’architecture « à l’antique » ou « à la moderne ». Progressivement, une nouvelle génération d’architecte va se montrer de plus en plus respectueuse de la syntaxe architecturale importée d’Italie : la mort de la régente en 1530 marque un tournant architectural certain. Le même constat est applicable au monde germanique, où le dessin des voûtes atteste une virtuosité toujours plus poussée. À l’inverse, en Pologne, l’auteur signale le rôle des fils de Casimir IV († 1492) dans l’introduction du nouveau vocabulaire (cour à arcades du château du Wawel à Cracovie), lequel pénètre également grâce à la présence d’architectes italiens, comme le florentin Bartolomeo Berrecci qui édifie la chapelle funéraire de Sigismond Ier. Dans la péninsule Ibérique, la politique royale a de grosses répercussions sur la culture architecturale. Ainsi aux projets gothiques de Manuel Ier succèdent ceux ouvertement renaissance de son fils João III, lequel rejette l’héritage paternel et toutes les exubérances du style manuélin. En Espagne sont érigées des cathédrales gothiques d’une ampleur que l’on ne retrouve pas ailleurs en Europe à cette époque. La tradition gothique reste active et vivace, même si les commandes de la famille Mendoza introduisent la nouvelle manière et participent de la définition du style plateresque.
Ainsi Robert Bork définit-il trois phases chronologiques : celle des exceptions avant 1500, de l’hybridation vers 1500 et enfin le tournant anti-gothique qu’il place vers 1550, date charnière au-delà de laquelle les innovations dans le domaine de l’architecture gothique ne sont plus évidentes. Le dernier chapitre est donc logiquement consacré à l’extinction de ce courant, mot volontairement très fort et faisant écho à certains travaux antérieurs. Après quatre siècles de dynamisme créatif, le gothique cesse d’être une source d’inspiration pour les formes ou les technologies ; la diffusion des traités d’architecture, puis leur traduction en langue locale expliquent la transformation de la culture architecturale. Dans chaque pays, l’auteur constate une assimilation plus lente du style « à l’antique » pour l’architecture religieuse : il est en effet difficile pour des maîtres d’œuvre d’adapter la théorie des ordres à des structures encore largement d’inspiration médiévale. Néanmoins, pour la France, la façade de la collégiale d’Oiron (non évoquée) témoigne d’une des premières tentatives de monumentalisation d’un frontispice par la superposition – certes incorrecte – des ordres, formule relayée par de nombreux édifices du Vexin. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer la rémanence du modèle gothique en France : les travaux d’Hélène Rousteau-Chambon, sur le gothique des Temps Modernes, ouvrage absent de la bibliographie, l’ont parfaitement mis en évidence pour la France.
Cette notion est développée par Robert Bork dans son épilogue, intitulé « L’héritage de l’architecture gothique tardive » : l’achèvement des chantiers de cathédrale aux XVIIe-XVIIIe siècles de Salamanque à Orléans, souvent dans une recherche d’unité stylistique, témoigne encore de l’attrait pour l’architecture gothique et dont l’avènement du style néo-gothique sera le juste prolongement au XIXe siècle.
Tout au long de l’ouvrage, Robert Bork garde à l’esprit la nécessité de montrer la pluralité de l’architecture gothique et d’insister sur les caractéristiques majeures de ce style. Son ouvrage présente donc une très large synthèse permettant aux lecteurs de découvrir un riche panorama architectural, témoignant de l’extrême connaissance de l’auteur sur le sujet. Nécessairement, chaque spécialiste de tel ou tel pays repèrera des manques, pour la bibliographie par exemple, mais ces lacunes, ô combien pardonnables en raison de la vastitude du sujet, ne sont rien comparées à l’apport de cet ouvrage pour la compréhension de l’architecture gothique à l’échelle européenne. La réussite du travail de Robert Bork est à la hauteur de l’entreprise : désormais, il existe une synthèse, richement illustrée, qui permet de mieux comprendre toutes les vicissitudes d’un courant architectural et rend accessible une abondante littérature étrangère.
Sommaire
Introduction: The Anti-Gothic Turn, p. 1-20 Chapitre 1: Getting the Point-Antiquity to 1300, p. 21-52 Chapitre 2: From Gothic to Late Gothic-1300 to 1350, p. 53-77 Chapitre 3: The Evolution of Late Gothic-1350 to 1400, p. 79-114 Chapitre 4: The Antique Mode and its Gothic Context-1400 to 1450, p. 115-149 Chapitre 5: Polarized Modernisms-1450 to 1500, p. 151-221 Chapitre 6: Collision and Hybridity-1500 to 1525, p. 223-319 Chapitre 7: Purge and Extinction-1525 to 1575, p. 321-410 Epilogue: The legacy of the Anti-Gothic Turn, p. 411-439 Bibliographie, p. 441-464
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |