Lemerle, Frédérique: Le voyage architectural en France (XVe-XVIIe siècles). Entre antiquité et modernité, (Études Renaissantes - ER, 26), 290 p., 29 b/w ill. + 8 colour ill., 210 x 270 mm, ISBN: 978-2-503-58128-6, 55 €
(Brepols, Turnhout 2018)
 
Compte rendu par Olivier Latteur, Université de Namur
 
Nombre de mots : 1855 mots
Publié en ligne le 2020-07-22
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3532
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          Cet ouvrage explore les relations entre patrimoine architectural et récits de voyage à l’époque moderne et, ce faisant, il comble indéniablement une lacune. En effet, si la pertinence de l’utilisation de la littérature de voyage dans le cadre d’une étude des édifices anciens a déjà souvent été soulignée, aucune recherche de cette ampleur n’avait été publiée jusqu’à présent. Qui plus est, la plupart des travaux menés dans cette perspective, comme ceux de Gilles Bertrand ou de Roey Sweet, concernent plutôt la pratique du Grand Tour, centrée sur la péninsule italienne, et traitent essentiellement du XVIIIe siècle. Frédérique Lemerle a fait le choix original de se pencher sur la France au cours des XVe, XVIe et XVIIe siècles et d’aborder un très vaste ensemble de monuments, incluant les châteaux et demeures princières (le Louvre, Chambord, Blois, Fontainebleau, Saint-Germain, Versailles…), les antiquités gallo-romaines (Nîmes, Arles, Bordeaux, le pont du Gard…) et les édifices religieux (Notre-Dame de Paris, cathédrales d’Amiens et de Chartres, etc.). L’architecture militaire, pourtant très populaire auprès des voyageurs circulant dans d’autres régions, et les ouvrages d’art tels que les ponts sont par contre peu évoqués, probablement parce qu’ils intéressaient moins les « touristes » de cette époque. Si les cadres thématique et chronologique (1470-1670) de l’étude s’avèrent d’emblée très clairs, on notera cependant, et c’est l’un des rares défauts de l’ouvrage, que le cadre géographique précis de l’étude n’est jamais véritablement posé : s’agit-il de la France contemporaine ou de la France moderne ? Et s’il s’agit du royaume de France (ce qui s’avère être le cas à la lecture de l’ouvrage), s’inscrit-il dans les frontières du début ou de la fin de la période envisagée ? Ces données se révèlent importantes puisque les conquêtes de Louis XIV ont fait rentrer dans le giron de la France des villes telles que Perpignan, Lille, Arras ou Besançon, qui présentent toutes des édifices remarquables. Il semble néanmoins que ce soient les frontières du XVIe siècle qui aient été retenues, excluant donc les annexions les plus récentes, mais pas systématiquement puisque l’on trouve tout de même dans cet ouvrage quelques mentions éparses de Perpignan, de Strasbourg ou encore des forteresses de Salses et de Nice. L’ajout de cartes présentant l’emplacement des principaux sites visités aurait par ailleurs permis de mieux définir l’espace étudié et de visualiser plus précisément les itinéraires des différents voyageurs.

           

         Le premier chapitre de l’ouvrage porte sur la pratique du voyage et sur les conditions matérielles de visite des monuments à l’époque moderne. Cette brève remise en contexte permet de rappeler à quel point les voyages étaient chers, lents et hasardeux à cette période et combien les conditions de visite d’un édifice étaient soumises à différents aléas, dont la bonne volonté de son propriétaire ou du concierge qui lui était affecté. L’auteure revient également sur les sources dont disposaient les voyageurs modernes pour définir leur itinéraire, à savoir les principaux guides de voyage décrivant le royaume de France. Il aurait pu s’avérer utile d’y adjoindre une explication, même brève, quant à la sélection du corpus de sources étudié dans la suite de la publication. Le nombre de témoignages retenus par l’auteure est impressionnant, mais il existe certainement beaucoup d’autres récits de voyage dormant dans les fonds des bibliothèques françaises et étrangères : savoir précisément ce qui a fait l’objet d’un dépouillement et ce qui reste à faire aurait probablement facilité la tâche des scientifiques désireux de se lancer dans une recherche ultérieure sur cette thématique. Visiblement, ce sont surtout les sources éditées et numérisées qui ont ici retenu l’attention, pour des raisons évidentes d’accessibilité, mais plusieurs manuscrits inédits sont également exploités au sein de l’ouvrage.

           

         Les trois chapitres suivants présentent les récits de voyage analysés en adoptant une trame chronologique : le long XVIe siècle (chapitre II), les règnes d’Henri IV et de Louis XIII (chapitre III) et le début du règne de Louis XIV (chapitre IV). L’auteure évoque, les uns après les autres, les différents voyageurs (italiens, anglais, hollandais, impériaux, espagnols et, bien évidemment, français) et leurs centres d’intérêt respectifs : les monuments antiques, les édifices religieux ainsi que les demeures prestigieuses, souvent royales, et leurs éventuels jardins. Après avoir brièvement présenté l’auteur du récit étudié, Frédérique Lemerle met systématiquement en évidence son intérêt et son originalité propre. Ce découpage chronologique a l’avantage de permettre de suivre aisément le fil de l’exposé et de déceler les évolutions qui marquent cette période de près de deux siècles. C’est notamment le cas de la naissance progressive d’un intérêt pour l’architecture en France, les humanistes français (Rabelais, Montaigne…) se montrant dans un premier temps relativement peu curieux vis-à-vis du patrimoine architectural qui les entourait, ou de l’émergence de certains lieux de visite emblématiques, à l’instar de Versailles. Cette structure chronologique favorise également l’utilisation de cette partie de l’ouvrage en tant qu’instrument de travail permettant d’obtenir facilement des informations sur l’identité et l’itinéraire d’un voyageur et de trouver des récits de voyage contemporains. Le lecteur s’intéressant à un site ou à un édifice particulier pourra, quant à lui, recourir à l’index fort bien conçu se trouvant à la fin de la publication. En ce sens, cet ouvrage présente les mêmes qualités que La Renaissance et les antiquités de la Gaule (2005), de la même auteure et chez le même éditeur, en élargissant la thématique et le spectre chronologique couverts par l’étude.

           

         Le cinquième chapitre porte sur une catégorie spécifique de voyageurs : les artistes et les architectes, parmi lesquels on retrouve des figures bien connues comme Charles Perrault ou le Bernin. Leur témoignage s’avère bien évidemment extrêmement précieux puisqu’ils observent les complexes architecturaux avec un regard plus affûté que le commun des voyageurs : leurs descriptions n’en sont que plus rigoureuses et ont l’avantage d’être parfois accompagnées de dessins extrêmement précis. Certains d’entre eux, imprimés ou manuscrits, illustrent d’ailleurs les différents chapitres de l’ouvrage et permettent de prendre pleinement conscience de leur intérêt historique (et esthétique) et de connaître l’apparence de certains édifices qui ont été par la suite modifiés ou détruits.

           

         Le chapitre VI propose une synthèse originale des chapitres précédents sous un angle culturel : Frédérique Lemerle s’essaie en effet à écrire une histoire du goût en matière d’architecture, en déterminant ce qui attirait les visiteurs et ce qui leur (dé)plaisait, en fonction de l’époque à laquelle ils vivaient, de leur origine et de leur formation. Les différents types d’édifices (châteaux et demeures princières ; antiquités ; édifices religieux), ainsi que leur aménagement intérieur et leurs éventuels jardins, sont tour à tour passés en revue. On relèvera, à titre d’exemple, le fait que les églises gothiques étaient nettement plus prisées que celles qui avaient été érigées dans le style roman, bien que les voyageurs ne distinguent pas véritablement les deux styles. Parmi ces églises gothiques, la cathédrale Notre-Dame de Paris, probablement la plus célèbre et la plus appréciée d’entre elles à l’heure actuelle (comme l’ont bien démontré les fortes réactions suite à l’incendie du 15 avril 2019), est souvent jugée décevante en comparaison de celles de Chartres, d’Orléans ou d’Amiens, preuve s’il en est que les goûts évoluent en fonction de l’époque. On notera par ailleurs que ces églises, bien qu’elles aient été appréciées par les visiteurs tout au long de la période envisagée, sont progressivement concurrencées par des édifices plus récents et plus « à la mode », tels que les églises Saint-Louis-des-Jésuites ou du Val-de-Grâce, qui possèdent une coupole, symbole de modernité. Ce chapitre, qui s’insère donc dans le domaine de l’histoire culturelle, est assurément l’un des plus intéressants de l’ouvrage au regard des perspectives de recherche qu’il ouvre : dans quelle mesure la diffusion de l’empirisme (qui favorise, à la même époque, l’émergence de l’antiquarisme) a-t-il eu une influence sur la précision des descriptions ? Quelles sont, de manière plus précise, les corrélations entre, d’une part, l’appréciation d’un édifice et, d’autre part, les objectifs, l’origine, la formation et la confession religieuse de l’observateur ? Dans quelle mesure les conclusions de Frédérique Lemerle peuvent-elles s’appliquer à d’autres espaces géographiques ou témoignent-elles d’une spécificité française ? Autant de questions qui mériteraient probablement une étude à part entière et qui, espérons-le, susciteront la curiosité de chercheurs et de chercheuses dans les années à venir.

           

         Dans l’ultime chapitre du livre, l’auteure livre un vibrant plaidoyer visant à réaffirmer l’utilité de la littérature de voyage dans le cadre des recherches sur le patrimoine architectural. Cette catégorie de sources a trop souvent été jugée imprécise et donc, à tort, non pertinente dans ce domaine d’études. Au terme de son ouvrage, Frédérique Lemerle rappelle à quel point les témoignages de ces voyageurs constituent, au contraire, une mine inépuisable d’informations sur le patrimoine bâti : ils donnent en effet à voir non seulement l’apparence de bâtiments aujourd’hui endommagés, détruits ou profondément modifiés, mais aussi les différentes étapes de construction de certains d’entre eux, le cas le plus notable étant indubitablement celui de Versailles qui a rapidement suscité l’intérêt des voyageurs français comme étrangers. La mobilisation des récits de voyage dans cette perspective nécessite cependant une enquête « longue et aride », pour reprendre les mots de l’auteure (p. 8), afin de les recenser, puis de les confronter. Seule la mise en série de ces sources permet, en effet, de cerner leur complémentarité et de donner ainsi du sens à des témoignages parfois trop hâtivement considérés comme épars ou peu significatifs. L’auteure souligne également, à juste titre, que la consultation de ces sources doit nous inviter à réfléchir sur nos critères actuels de périodisation en matière d’histoire, et particulièrement d’histoire de l’architecture : un édifice moderne peut, par exemple, rapidement passer de mode et ne plus susciter la curiosité du public. En ce sens, les récits de voyage fournissent aussi un formidable éclairage sur la réception de l’architecture à l’époque moderne. Ils permettent, enfin, de réfléchir sur les pratiques actuelles de restauration des monuments : la littérature de voyage démontre à quel point les édifices étaient en constante évolution à cette période, au fil d’incessantes entreprises d’entretien et de modernisation, ce qui pose la question de savoir dans quel état nous voulons, aujourd’hui, présenter ces monument restaurés au visiteur.

           

         En définitive, Frédérique Lemerle nous offre une étude riche et dense qui ne manquera d’intéresser des publics très divers. Les historiens d’art, archéologues et restaurateurs du patrimoine bâti y trouveront quantité d’informations sur l’apparence ancienne d’un certain nombre d’édifices et sur les fonctions qu’ils ont pu revêtir au fil des siècles. Les historiens y découvriront un ouvrage original sur la pratique du voyage et sur la réception de l’architecture antique, médiévale et moderne au cours de la « première modernité ». Cette publication, qui ouvre de multiples perspectives de recherches pour l’avenir, s’inscrit donc aussi bien dans le cadre d’une histoire de l’architecture que dans celui d’une histoire du voyage et, plus largement, d’une histoire culturelle.

 


N.B. : M. Olivier Latteur prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée "Cohabiter avec l'Antiquité (XVIe-XVIIIe siècles). Antiquarisme, traditions locales et impact paysager des vestiges antiques dans les Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège". Cette thèse est co-dirigée par Mme Isabelle Parmentier (Université de Namur) et Mme Françoise Van Haeperen (Université catholique de Louvain).