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Compte rendu par Eleonora Colangelo Nombre de mots : 3752 mots Publié en ligne le 2021-01-30 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3538 Lien pour commander ce livre Docteure en Histoire de l’art à l’Université La Sapienza de Rome, Graziella Becatti (G.B. ci-dessous) est chercheuse associée au sein du Group for Early Modern Cultural Analysis dirigé par Ralph Dekoninck de l’Université catholique de Louvain. Publié sous l’égide de l’Institut historique belge de Rome et issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2015, le livre présenté ici s’intéresse à l’histoire et à la réception d’Hypnos/Somnus, de l’Antiquité jusqu’à la pleine Renaissance, à l’heure du classicisme. Il s’inscrit dans le cadre de récents travaux italiens consacrés à la fortune des antiquités à la Renaissance et à l’époque moderne, dont le lecteur intéressé trouvera des références bibliographiques dans le catalogue des antiquités de la collection Médicis-Lorraine conservées au Musée archéologique national de Florence, contenant quelques contributions de G.B. elle-même (B. Albeid, M. Iozzo [éds.], Piccoli grandi bronzi. Capolavori greci, etruschi e romani delle collezioni mediceo-lorenesi nel Museo Archeologico Nazionale di Firenze, Florence, 2015).
Abstraction faite de la Table des matières (p. 5-8), le livre s’organise en deux grandes parties. Au cœur de l’ouvrage (p. 15-196), constitué d’une Introduction (p. 9-10), de dix-sept Chapitres (p. 15-196) et d’une Conclusion (p. 197-200), viennent s’ajouter la Liste des abréviations (p. 201) et la Bibliographie (p. 203-216), cette dernière étant divisée en bibliographie générale (p. 203-211), sitographie (p. 211-212) et sources (p. 212-216). Alors que les figures et les planches iconographiques trouvent leur place à l’intérieur des chapitres, l’ouvrage manque d’un index analytique réunissant l’ensemble des auteurs, personnages, concepts et realia mentionnés.
Dans l’Introduction (p. 9-10), G.B. passe en revue les principaux travaux portant sur Hypnos/Somnus dans les domaines artistique, historique et philosophique. En particulier, l’autrice remarque l’absence d’études consacrées exclusivement à Hypnos, dieu souvent associé à Oneiros et/ou à la sphère onirique. Cette lacune conduit G.B. à engager une étude très vaste capable d’enrichir les enquêtes de Carlo Brillante, Guido Guidorizzi et Patricia Cox Miller pour le monde gréco-romain et de Francesco Gandolfo pour l’époque moderne (C. Brillante, Studi sulla rappresentazione del sogno nella Grecia antica, Palerme, 1991 ; G. Guidorizzi, Il compagno dell’anima : i Greci e il sogno, Milan, 2013 ; P. Cox Miller, Il sogno nella tarda antichità, éd. italienne, Rome, 2003 ; F. Gandolfo, Il “Dolce tempo”. Mistica, ermetismo e sogno nel Cinquecento, Rome, 1978).
Après un très bref aperçu bibliographique, G.B. explicite le choix du sujet ainsi que la méthode suivie. Celle-ci se base sur deux lignes d’étude complémentaires : d’une part, analyser l’iconographie d’Hypnos (pour les Grecs) et de Somnus (pour les Romains) à l’intérieur des contextes culturels et sociaux ayant déterminé la naissance et le développement du dieu ; d’autre part, repérer les fils rouges qui ont été fondamentaux pour l’évolution des deux effigies de Sommeil, à savoir « l’effigie dall’atteggiamento gradiente e l’erote dormiente » (p. 9). Afin d’offrir un aperçu exhaustif, G.B. développe son raisonnement en deux parties sur la base des cycles temporels ayant vu la naissance, l’aboutissement et la décadence de Sommeil : la première se focalise sur les mythes, les symboles et les schémas figuratifs d’Hypnos/Somnus dans l’Antiquité et au Moyen Âge, tandis que la seconde porte sur leur fortune aux époques postérieures, de la Renaissance au XVIIe siècle. Compte tenu des domaines de recherche du recenseur, le présent compte rendu fournira un aperçu plus approfondi et des remarques supplémentaires pour la première partie.
L’ouvrage s’ouvre sur une étude des théories philosophiques et scientifiques autour de Sommeil depuis l’époque archaïque jusqu’à l’Antiquité tardive (p. 13-29). L’autrice s’emploie à dégager les différentes élaborations d’Hypnos en Grèce ancienne telles qu’elles nous sont présentées par les philosophes présocratiques (Empédocle, Héraclite et Leucippe) et dans la prose médicale (Alcméon). En particulier, G.B. rappelle les analyses physiologiques du repos énoncées par les anthologies hippocratiques et reprises à l’époque hellénistique par Aristote dans le traité Peri Hypnoû (p. 21-22). Suivant la perspective selon laquelle le sommeil et la mort représentent respectivement « momenti di avvicinamento parziale o totale alla sfera divina » (p. 18), G.B. traite des conceptions positives du repos portées par les Pythagoriciens, les Orphiques et Pindare. L’association entre âme et sommeil, très répandue dans la littérature grecque à partir du Ve siècle avant notre ère, est reconnue comme étant la cause principale de ces théories positives (p. 21 notamment sur celle de Platon). Si les doctrines platoniciennes et chrétiennes contribuent à renforcer le débat sur les rêves dans la première Antiquité tardive, les études sur le sommeil disparaissent totalement pour réapparaître aux IIe-IIIe siècles de notre ère avec Plutarque et Apulée. Ce dernier auteur est souvent mentionné par G.B. en relation avec les parallèles syncrétiques qu’il propose entre Éros et Hypnos, Amor et Somnus dans le traité De deo Socratis (p. 26 ; cf. également p. 39, 90, 197). Nous reviendrons sur ce point en guise de conclusion.
Dans le deuxième chapitre (p. 29-40), G.B. se penche sur la présence d’Hypnos/Somnus dans les mythes, en portant ses efforts sur les attributs et dénominations de Sommeil à partir de la Théogonie d’Hésiode (p. 29). En se basant sur les sources littéraires jusqu’à Nonnos, l’autrice prend soin de reconstituer le portrait global de Sommeil à la lumière de sa généalogie (p. 29), de ses traits caractéristiques (p. 30) et de ses demeures (p. 31-32). Après une première contextualisation de Sommeil dans la littérature grecque des époques archaïque et classique, G.B. affirme que ce sont les sources latines qui restituent les portraits les plus articulés du dieu, où Somnus se distingue de Sopor en raison de ses pouvoirs bénéfiques (voir p. 36). De ce point de vue, l’autrice propose une lecture intéressante du phénomène lorsqu’elle lie l’évolution de Somnus à l’affirmation de l’otium dans la Rome du Ier siècle avant notre ère. Entendu comme remissio animi ou « repos de l’âme », l’otium expliquerait la diffusion des maisons de campagne (villae) accueillant en leur intérieur des œuvres d’art aux significations philosophiques : c’est dans ce cadre que les effigies de Sommeil trouvent leur place (p. 38).
Le troisième chapitre (p. 41-49) traite des cultes en l’honneur d’Hypnos/Somnus, dont l’existence et l’autonomie font l’objet de discussion. G.B. se concentre principalement sur les cas de Trézène, Sparte, Sycione et Épidaure à la lumière de Pausanias et des données archéologiques et épigraphiques, surtout funéraires, de l’époque des Antonins (Ier-IIesiècles de notre ère). C’est en analysant les cas de Sparte et de Sycione que G.B. parvient à formuler une hypothèse fort intéressante : « E’ probabile che le immagini del dio più ricorrenti trovassero una compiuta collocazione nelle fasi dei santuari dal momento in cui questi divenneri centri di diffusione culturale e filosofica » (p. 44).
Le quatrième chapitre (p. 47-49) est consacré aux attributs de Sommeil, parmi lesquels le pavot reçoit un traitement particulier. Cependant, le caractère original du chapitre tient à l’analyse du geste typique des dormeurs, celui de l’anapauomenos. En cela, G.B. recourt au terme technique utilisé par Pline l’Ancien pour qualifier les statues ayant le bras plié en arrière vers le haut, l’avant-bras sous la tête comme pour évoquer un état d’abandon ou de débilitation psycho-physique : outre le Satyre de Praxitèle (l’exemplaire le plus connu maintenant aux Musées capitolins à Rome : p. 47, fig. 2), G.B. mentionne la statue d’Ariane anapauomene à la Galerie des Offices (p. 47, fig. 1) et le Dionysos du Cratère de Derveni daté du IVe siècle avant notre ère, maintenant au Musée de Thessalonique.
Le cinquième chapitre (p. 51-58) porte sur la manière dont les peintres grecs mettent Hypnos en image. G.B. s’arrête tout d’abord sur le coffre de Cypsélos déposé par le tyran à Olympie, dont on ne possède que la description de Pausanias mentionnant, parmi les éléments du décor, Nyx (Nuit) et ses enfants Hypnos – reconnaissable par son teint noir – et Thanatos. C’est le transport de Sarpédon, connu par le biais de la narration du chant XVI de l’Iliade, que G.B. étudie de façon plus approfondie en relation avec l’action conjointe d’Hypnos et de Thanatos en tant qu’émissaires de Zeus (p. 56-58). G.B. s’arrête en particulier sur le cratère d’Euphronios daté de 520-510 avant notre ère (p. 55, fig. 6), dont elle souligne la représentation particulière d’Hypnos qui se distingue par sa barbe et sa chevelure, toutes deux noires. Les pages suivantes visent à approfondir le lien entre Hypnos et Thanatos dans l’iconographie grecque et à cerner les particularités qui différencient les deux figures. Il s’agit d’un processus de caractérisation que G.B. cherche à reconstituer en s’appuyant sur la coupe de Pamphaios maintenant au British Museum (p. 56, fig. 7) et sur les nombreuses lécythes attiques représentant le transport des défunts. Dans cette partie de l’ouvrage, nous retiendrons la conclusion relative au coffre de Cypsélos et aux lécythes attiques, qui sont unis par le fait d’établir la même différence chromatique entre Hypnos (aux teintes noires) et Thanatos (à l’aspect blanc).
Dans le sixième chapitre (p. 59-80), l’autrice s’attarde sur les statues de Sommeil « in atteggiamento gradiente », à savoir « proteso in avanti, che compie con leggerezza un lungo passo » (p. 59). La première statue mentionnée est celle en marbre du Musée du Prado à Madrid, reproduction peut-être d’une statuette en bronze plus ancienne conservée au Musée archéologique national de Florence (respectivement, fig. 9 et 10). Les éléments formels de la statue (à savoir les ailes placées sur les tempes, le cor et le déséquilibre corporel des figures porte-torche de l’époque hellénistique) conduisent G.B. à croire que le modèle dynamique d’Hypnos constitue une invention romaine de l’époque impériale, mêlant plusieurs éléments issus principalement de la tradition littéraire. La deuxième partie du chapitre porte sur la contextualisation des statues d’« Hypnos gradiente » au sein des jardins privés et des lararia domestiques de l’époque impériale. En particulier, l’autrice s’attarde sur l’Hypnos d’Almedinilla, du IIe siècle de notre ère, découvert dans la villa d’El Ruedo en Espagne (fig. 64). Cette statue devait probablement faire l’objet d’une mise en scène de Somnus telle qu’esquissée par Ovide dans Les Métamorphoses – ce qui est fort probable également pour la statuette de Jumilla, maintenant conservée au Pergamonmuseum de Berlin (IIe siècle de notre ère, fig. 12). La même destinée est attribuée non seulement à une tête de Somnus au British Museum (p. 67, fig. 12, provenant d’une villa de Civitella d’Arna près de Pérouse), mais également à la statue de Somnus découverte en 1928 dans le jardin-péristyle de la Villa Adriana à Tivoli (fig. 14, maintenant au Musée national romain de Palazzo Massimo). Ce n’est que dans le dernier paragraphe de la section que G.B. suggère une nouvelle contextualisation de la statue du Prado.
Après avoir rappelé la fonction des jardins et des heredia dans les traditions littéraire et philosophique, l’autrice analyse alors les statuettes de Somnus provenant de lararia domestiques fouillés dans les régions de Lyon et de Besançon, de Turin et d’Augst, ce qui pourrait faire penser à une vénération locale pour Sommeil en tant que génie protecteur de la maison (p. 77-79). Si toutes ces données expliquent le développement de Somnus dans les régions septentrionales de l’Empire romain entre les Ier et IIe siècles de notre ère, les statues et effigies mentionnées représenteraient, au sein de contextes privés, une véritable « citazione culturale » des idéaux littéraires relatifs à l’otium (p. 80).
Dans le septième chapitre (p. 81-92), G.B. s’intéresse à Hypnos/Somnus représenté sous la forme d’un Éros endormi. Créé à l’époque hellénistique, ce modèle connaît un réel essor au cours du IIe siècle de notre ère sous les Antonins. En se basant sur les classifications des Érotes endormis dressées par Adolf Furtwängler en 1912 et par Magdalene Söldner en 1986, l’autrice analyse en particulier Hypnéros, la première figure hybride issue de la contamination entre Éros et Hypnos à l’époque impériale (p. 81-87). G.B. se concentre en particulier sur le papillon de l’Éros Chiaramonti (inv. 1724, p. 85, fig. 20) et de l’Éros des Offices (inv. 392, p. 86, fig. 21), dont elle considère la double origine en affirmant qu’il pourrait s’agir soit de la représentation ancienne de l’âme, soit d’un ajout moderne. L’autrice analyse ensuite les contextes auxquels les Érotes endormis étaient destinés (termes, espaces privés et funérailles), évoquant en particulier la valeur de ces statues à l’intérieur des tombeaux des enfants.
Vient ensuite, dans le huitième chapitre (p. 93-97), l’étude de Somnus psychopompe et de l’association entre mort et sommeil déterminée par la confusion entre les deux puissances correspondantes. Dès le début, G.B. affirme que cette prétendue confusion démontre une prépondérance évidente de Sommeil, ce qui expliquerait la fortune de ce dieu dans les contextes funéraires. À titre d’exemple, G.B. examine la fresque de la nécropole romaine sur la via Laurentina, près d’Ostie, où Somnus porte des rameaux de pavot et une torche. De manière similaire, elle s’attarde sur une stèle funéraire maintenant au Belvédère du Vatican, sur laquelle Somnus apparaît cette fois-ci avec des ailes sur les tempes, un pavot et un cor entre les mains (p. 94, fig. 25). Ce schéma figuratif connote également les sarcophages de Bordeaux conservés au Louvre (IIIe siècle de notre ère), dont G.B. met en exergue la présence de Somnus adulte et barbu dans les scènes de rencontre entre Dionysos et Ariane, ou Endymion et Séléné (p. 97).
Comme le montre le neuvième chapitre (p. 99-106), qui clôt la première partie de l’ouvrage, l’association avec la mort demeure dans l’Antiquité tardive grâce aux élaborations chrétiennes d’Augustin et de Jean Chrysostome. Les différentes interprétations du sommeil, issues des théories des pères de l’Église élaborées entre les IVe et Ve siècles de notre ère, demeurent dans les œuvres principales du Moyen Âge. La source principale sur laquelle G.B. se fonde est le Dictionarii seu repertorii moralis, ouvrage encyclopédique écrit par le théologien français Pierre Bersuire (1290-1362) : à l’entrée dormire, l’acte de dormir (dormitio) est divisé en plusieurs catégories (virtuosa, vitiosa, dolorosa, gloriosa), alors que Somnus est souvent confondu avec Mercure à l’intérieur de digressions mythologiques (p. 102). Après le traitement des ouvrages médicaux, G.B. passe en revue un autre rameau de la tradition constitué par les manuscrits de l’Ovide moralisé de Bersuire. Ceux-ci expliquent la fortune exceptionnelle de Somnus au Moyen Âge, surtout au niveau iconographique, comme en témoignent les miniatures où Iris vole vers la caverne de Somnus (recto) tandis qu’Alcyonée rêve (verso). Hormis les miniatures, G.B. précise cependant qu’il n’existe pas une iconographie riche de Somnus au Moyen Âge. Les deux seules exceptions sont prises en considération, à savoir la Chaire de Maximien à Ravenne et le Duomo di Benevento. L’autrice s’attarde plus en détail sur la première, réalisée avant 556, où Somnus apparaît dans la scène des rêves du Pharaon et de Joseph avec une variation thématique significative : si le prince égyptien accomplit le geste de l’anapauomenos en présence d’un Somnus barbu et paré, Joseph rencontre un ange jeune et ailé durant son sommeil (p. 105-106). C’est en annonçant précisément les interférences entre Sommeil et les anges que la première partie de l’ouvrage se termine.
Passons maintenant à la seconde partie, consacrée essentiellement à la redécouverte du sommeil au XVe siècle sous l’impulsion de la philologie et des études ésotériques. Dans le premier chapitre de la seconde partie (p. 113-124), l’autrice s’intéresse à la fortune de Somnus à Rome et à Florence, entrevoyant des analogies entre cette redécouverte et le succès du dieu au IIe siècle de notre ère. Le premier contexte analysé est celui de l’Académie de Marsile Ficin, philosophe et médecin qui consacre une analyse approfondie au sommeil, dont il établit une bipartition entre virtus et voluptas dans sa Theologia platonica : pris dans son acception positive (dormire, antonyme de dormitare), le sommeil exprime la liberté de l’âme ou vacatio animae propre aux philosophes et intellectuels.
Dans le deuxième chapitre (p. 125-134), l’autrice reste dans le même cadre chronologique en consacrant des pages inspirantes à la littérature du XVe siècle constituée de compositions in somno, de somno et ad somnum, à savoir « contre », « en faveur » et « en l’honneur » du sommeil. La place de Somnus dans les traités théoriques qui l’assimilent souvent à Mercure est ensuite examinée dans le troisième chapitre (p. 135-144).
Dans le quatrième chapitre (p. 145-165), G.B. analyse la place de Somnus dans les collections privées des antiquités, dont l’Éros endormi constitue toujours un exemplaire obligé. Celui étudié par G.B. est le Cupidon de Michel-Ange, façonné à Florence dans un contexte historique profondément influencé par des doctrines philosophiques faisant une place importante au sommeil. Ainsi l’autrice analyse-t-elle les sources et les contributions principales relatives à la statue (p. 147-150), avançant des hypothèses sur son archétype (p. 150-153) tout en affirmant que le modèle vu par Michel-Ange devait très probablement être une statue de Somnus anapauomenos (p. 154). La collection des Érotes appartenant à la grotte d’Isabelle d’Este est ensuite évoquée à la lumière des courants néoplatoniciens qui ont dû inspirer la composition iconographique du Studiolo de la duchesse (p. 154-158). Après avoir remarqué la coexistence de Somnus et Amor dans l’exemplaire des Érotes endormis (p. 159), l’autrice passe en revue les collections romaines des XVIe et XVIIe siècles, où – semble-t-il – les statues de l’otium étaient parfaitement intégrées à l’intérieur d’itinéraires philosophiques (p. 159-161). Dans la dernière section du chapitre, enfin, G.B. examine les Érotes en série qui tendaient à l’exhaustivité pour le désir des propriétaires, désireux d’intégrer à l’intérieur de leurs collections le canon des quatre Érotes, à l’image de ceux des Douze Césars et des Douze dieux (p. 162-166).
Le cinquième chapitre (p. 167-174) porte sur le lien entre la famille Médicis et le sommeil tel qu’il émerge des représentations allégoriques et cosmologiques de Somnus dans le Studiolo de François Ier au Palazzo Vecchio et dans la Sale delle Nicchie de Cosme Ier du Palais Pitti, réalisés entre 1519 et 1574 (p. 167-174). Cela donne les bases pour l’analyse entamée dans le sixième chapitre (p. 175-186), où G.B. aborde un thème fort intéressant et jamais étudié de manière systématique en relation au sommeil, à savoir la présence de Somnus à l’intérieur des chambres à coucher des résidences aristocratiques. Le passage le plus original propose une mise en perspective de la Camera dell’Aurora réalisée par Taddeo Zuccari au Palais Farnèse de Caprarole entre 1563 et 1565 (p. 176-180), de la Tela della Notte décorée par Jacopo Zucchi au Palais Firenze entre 1589 et 1591 (p. 180) et du Casino della Morte d’Annibale Carracci daté de 1602-1603 (p. 181). De même, G.B. n’oublie pas d’examiner les statues de Somnus à l’intérieur des chambres privées. Elle choisit d’analyser plus en détail le Sommeil d’Algardi, placé entre 1635 et 1636 dans la soi-disant Camera del Sonno, au premier étage du Casino Borghese, et considéré comme l’aboutissement de Somnus dans l’art plastique. Restant dans le même contexte historique, G.B. analyse les trois Érotes endormis représentant les fils de Somnus dans l’aile opposée du Casino Borghese, à savoir Phobétor, Phantasos et Morphée (p. 186).
Le huitième chapitre (p. 187-190) est entièrement dévolu à la contrefaçon des statues de Somnus aux XVe-XVIesiècles. L’analyse du Somnus anapauomenos de la collection Mattei et de l’Éros de la collection Colonna offre quelques belles pages d’histoire de l’art (p. 188-189). Outre les statues, G.B. cite également des exemples de fausse archéologie, comme une inscription transcrite par Pirro Ligorio citant un culte ancien au génie du Sommeil (p. 189-190). Ce sujet se rattache finalement au neuvième chapitre (p. 191-195) consacré à la disparition de l’Hypnos élancé ou gradiente à l’époque moderne, substitué par des anges porte-songe ou par Mercure/Hermès.
L’ouvrage se termine par une brève conclusion dans laquelle G.B. fait la synthèse des principales notions qu’elle a pu dégager de ses analyses (p. 197-200). L’enseignement qu’elle en retire est que, si une telle étude sur Hypnos/Somnus permet d’enquêter sous un angle inédit sur des contextes historiques et artistiques importants connus le plus souvent par d’autres biais, elle peut également constituer une loupe intéressante pour comprendre les différents niveaux d’interprétation de l’Antiquité au XVe siècle. De même, la conclusion permet de faire ressortir un point saillant : si l’image littéraire d’Hypnos/Somnus demeure plutôt vague, ses portraits les plus significatifs et ses enracinements cultuels ne sont compréhensibles, depuis l’Antiquité, qu’à travers l’élaboration artistique reçue par le dieu en peinture et en sculpture. Nous ajoutons qu’il s’agit d’une tendance ayant affecté l’histoire et la fortune non seulement d’Hypnos mais aussi d’Éros dans des environnements fortement influencés par les doctrines anciennes.
L’ensemble de l’ouvrage donne à voir un corpus large dont tous les éléments sont saisis et commentés avec érudition. Le grand intérêt du livre se trouve dans la mise en perspective que G.B. propose de la circulation d’Hypnos/Somnus dans les milieux étroitement associés à l’otium. Ce faisant, elle associe constamment l’analyse des contextes socio-culturels à celle des élaborations artistiques du dieu à travers une approche non seulement comparative mais également trans-périodique. La plupart des descriptions proposées sont excellentes et coïncident parfaitement avec les documents figuratifs et d’archives reproduits, ce qui est d’autant plus vrai pour la partie relative à la Renaissance. Il arrive néanmoins que le lecteur antiquisant trouve des concepts et notions désormais abandonnés ou inadaptés à saisir les logiques des polythéismes anciens : il suffit de penser à l’utilisation du mot ‘personnification’ pour indiquer le statut divin d’Hypnos/Somnus (p. 9, 27-29, 36, 38-40, 44, 65, 142, etc.). À ce propos, une analyse plus détaillée des problèmes posés par les notions d’abstraction et de personnification dans l’Antiquité aurait sans doute éclairé certaines interférences entre sphère culturelle, représentation littéraire et pratique médicale. Nous souhaitons qu’elles puissent être intégrées à l’occasion d’une réédition (nous nous limitons ici à suggérer l’étude d’E. Stafford, Worshipping Virtues. Personification and the Divine in Ancient Greece, Swansea, 2000).
Au niveau graphique, les fautes restent rares (la virgule parfois placée entre sujet et verbe, p. 102 ; Antichita sans accent, p. 111 ; e au lieu d’è, p. 128 ; Vite, intitulé d’un ouvrage de Vasari, écrit en romain et non en italique, p. 170).
La Bibliographie est, dans son ensemble, bien présentée et rédigée, bien qu’une observation d’ordre historiographique s’impose. De fait, on regrette l’absence de toute mention aux ouvrages capitaux de Jean-Pierre Vernant et d’Emily Vermeule qui, les premiers, ont mis en avant et cerné les points de contact entre les forces du désir et les puissances de l’anéantissement, de la mort et du sommeil en Grèce ancienne (J.-P. Vernant, L’individu, la mort, l’amour, Paris, 1989, p. 131-152 ; E. D. Vermeule, Aspects of Death in Early Greek Art and Poetry, Berkeley, 1979, p. 145-178). Pour l’avenir, une analyse plus poussée des liens entre Éros et la lignée de Nyx représentée par Hypnos et Thanatos pourra, sans doute, compléter l’étude de G.B. De ce point de vue, nous pouvons d’ores et déjà remarquer la différence substantielle au niveau sensoriel entre Thanatos et Hypnos, d’une part, et Éros, d’autre part : si les deux premiers correspondent à des formes différentes de la même détérioration physique propre à la condition mortelle, Éros opère un ravissement qui rompt les frontières esthétiques entre condition humaine et condition divine. Un regard plus approfondi sur les écarts sensoriels et perceptifs entre Éros et Hypnos contribuerait à éclairer davantage l’histoire et la réception conjointe de ces dieux après l’Antiquité, à la lumière des relations qui s’instaurent avec le divin avant, durant et après le sommeil. Ces quelques remarques et critiques marginales ne sauraient toutefois faire oublier le caractère novateur et l’argumentation élégante de cet ouvrage, susceptible d’intéresser non seulement les historiens de l’art mais aussi les archéologues et les spécialistes des littératures grecque, latine et romaine. Nous ne pouvons donc que le saluer chaleureusement.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |