Doperé, Frans (avec la collaboration de Mathieu Lejeune et Francis Tourneur) : Dater les édifices du Moyen Âge par la pierre taillée, Collection Précisions, n° 4, 537 p., 19 x 19 cm, en couleurs, ISBN 978-2-87457-104-6, 89 €
(Éditions Safran, Bruxelles 2018)
 
Compte rendu par Julien Noblet, Service archéologique de la ville d’Orléans
 
Nombre de mots : 1587 mots
Publié en ligne le 2019-01-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3543
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          Sous un titre ô combien alléchant, F. Doperé propose à la communauté des chercheurs le fruit de 25 années de recherches, consacrées depuis 1991 à relever sur 370 édifices tant religieux que civils, sis principalement en Ile-de-France et en Belgique, les différentes techniques de taille visibles sur leurs maçonneries (les éléments sculptés étant exclus). Ainsi a-t-il patiemment accumulé puis comparé des données couvrant une longue fourchette chronologique car s’étalant du Xe au XVIe siècle. Cet ouvrage, qui se veut être un « manuel de terrain pour guider l’archéologue dans l’observation et l’enregistrement des techniques de taille avec la datation des maçonneries comme but essentiel » (p. 402), se décompose en 11 parties richement illustrées. La première, à but didactique, consiste en une présentation des différents outils utilisés par les tailleurs de pierre au Moyen Âge et se trouve utilement complétée par un glossaire en fin d’ouvrage. Puis, les 9 chapitres suivants sont consacrés à l’étude des techniques de taille sur un type particulier de pierre (calcaires et grès en Ile-de-France, nord de la France et Bourgogne ; pierres de Tournai ; pierres blanches brabançonnes et flamandes ; grès ferrugineux ; grès houillers et grès famenniens ; calcaires dévoniens et carbonifères ; grès quartzitiques du Brabant ; grès quartzitiques du Hainaut ; grès rhénans mosellans et autres roches magmatiques). Chacune de ces parties apparaît selon un plan identique : en premier lieu, le contexte géologique fait l’objet d’une présentation concise par F. Tourneur, docteur en géologie, puis suit un tableau chronologique des monuments ou parties d’édifices étudiés (leur nombre varie de 39 à 578 selon les parties) dont l’organisation en différentes colonnes permet de noter la technique de taille et quand cela peut être précisé l’outil utilisé, la localisation dans le bâtiment de l’observation et enfin la datation de l’élément analysé. De cette base de données est ensuite extrait un tableau synthétique qui propose au lecteur une vision de l’évolution des techniques de taille au fil des siècles. Un riche texte propose ensuite une analyse fine et argumentée de cette évolution qu’achève un tableau présentant le pourcentage des techniques de taille observées pour chaque période : de ces statistiques découle une estimation de la fiabilité des datations proposées. Enfin des études de cas permettent à l’auteur de concrètement illustrer l’apport de l’étude de la taille de la pierre dans toute analyse archéologique du bâti. Ainsi de nombreuses datations d’édifices sont-elles confirmées ou affinées par ce procédé, permettant parfois même des renouvellements de chronologie. Quant au dernier chapitre, il résume les conclusions géographiques et chronologiques fournies pour chaque catégorie de pierre.

 

         Avant de présenter certains des nombreux apports du travail de F. Doperé, soulignons d’emblée qu’ils témoignent d’une grande rigueur scientifique. Pour chaque zone géographique concernée, la datation des traces d’outil s’est appuyée sur des données précises, à savoir des sources ou des résultats de dendrochronologie. Une fois un corpus établi, la multiplication et le recoupement des données a permis de mieux percevoir les transferts de technique de taille et de dégager de grandes tendances, évitant ainsi le risque d’accorder une valeur trop importante à un cas isolé. Par ailleurs, l’auteur insiste sur l’impossibilité d’extrapoler la chronologie de la taille d’une catégorie de pierre vers une autre et sur le fait qu’il n’y a jamais de changement de technique instantané. En effet, il constate toujours une période de transition, de co-utilisation d’outils divers généralement sur un quart de siècle.

 

         Naturellement, toutes les pierres ne manifestent pas les mêmes caractéristiques physiques et donc une résistance différente à la taille. Partant, certains types se prêtent moins facilement à l’analyse, comme les grès quartzitiques tertiaires du Brabant, d’autant que s’ajoutent pour les édifices bâtis avec ce matériau une lacune de sources ; l’absence de données précises empêche ici de proposer une chronologie fine. À l’inverse, l’abondance de renseignements pour les pierres blanches brabançonnes, les calcaires et grès d’Ile-de-France ou les « pierres bleues » (calcaires dévoniens et carbonifères) facilitent les considérations statistiques et aboutissent à des résultats fiables dont voici quelques exemples.

 

         En France, le taillant droit, présent au XIe siècle, domine la première moitié du XIIe siècle. Dans les décennies 1130-1150 apparaît en région parisienne le taillant denté, parfois pour la taille de bases (gradine), avant que son emploi ne soit étendu au traitement de l’ensemble des maçonneries (bretture). Ce changement de technique se repère environ soixante ans plus tard en Belgique, à Tournai, où le taillant denté est utilisé au début du XIIIe siècle, puis grâce à l’exportation des pierres de Tournai, pénètre dans tout le bassin de l’Escaut et de ses affluents. Pour F. Doperé, ce changement dans l’outillage du tailleur de pierre est à mettre directement en relation avec l’apparition en Ile-de-France de l’architecture gothique. L’utilisation du taillant denté facilite en effet la taille des éléments profilés des supports, avant que le procédé ne soit appliqué à l’ensemble des maçonneries. D’autres auteurs avaient évoqué différentes hypothèses pour expliquer la réapparition d’outils dentés attestés à l’époque antique : la présence de ruines romaines à proximité des édifices concernés ou un choix déterminé par la nature de la pierre (E. Vergnolle), une technique redécouverte et importée du Proche-Orient à l’occasion des croisades (J.-C. Bessac). Ces pistes mériteraient, selon l’auteur, d’être approfondies par de véritables études d’ensemble, à même de fournir des résultats probants : existerait-il un lien entre monuments antiques présents à proximité d’un monument gothique et apparition précoce d’outil denté dans ce dernier ? La présence de remplois romains dans un édifice aboutirait-elle au même constat ? À l’inverse, l’absence de vestiges antiques entraîne-t-elle l’apparition tardive d’outils dentés ? Intéressantes suggestions que seules des investigations systématiques et poussées sur le terrain permettraient de valider ou de rejeter.

 

         Autre constat : en Brabant et au Limbourg, en Belgique, le marteau taillant apparaît au XIIe siècle et son utilisation perdure jusque vers 1450, époque à laquelle il est progressivement remplacé, dès le deuxième quart du XVe siècle, par le ciseau. Lors de l’utilisation sur un temps long d’un même outil, la largeur de la ciselure périmétrique du bloc peut se révéler un bon marqueur datant. Enfin, l’utilisation d’outils pointus (pic, broche, bédane) dans certaines zones de la région mosane ou rhénane souligne l’absence d’influence française de même que la nécessité d’utiliser des dents acérées en raison de la nature des calcaires locaux. Ainsi, lorsque qu’apparaît un outil denté, le ciseau grain d’orge est-il préféré à la gradine, laquelle possède des dents plus larges. L’étude de F. Doperé révèle également qu’à partir du XVe siècle en Ile-de-France, les traces d’outil laissées sur les blocs sont effacées par grattage à l’aide d’une ripe ou par lissage. Au même moment en Belgique, la taille au ciseau supplante toutes les autres techniques. L’auteur met en évidence l’abandon, au cours du XVe siècle, de l’important éventail de l’outillage médiéval dans un souci d’uniformisation des surfaces et des techniques de taille.

 

         Au final, le livre – ou plutôt la somme d’informations – de F. Dopéré consiste en une étude novatrice, utile et précieuse. Tout d’abord, il attire l’attention des historiens de l’art et des archéologues du bâti sur la nécessité d’observer les techniques de taille, qui peuvent apparaître comme d’intéressants indicateurs chronologiques, à même de compléter les traditionnelles données issues de l’archéologie du bâti et de l’archéométrie. Les archéologues et historiens de l’art travaillant sur la Belgique, l’Ile-de-France ou la Bourgogne ont désormais à leur disposition un indispensable outil supplémentaire pour affiner la chronologie des bâtiments qu’ils étudient. Pour ceux qui sont actifs dans d’autres zones géographiques, non traitées dans ce volume, ils y trouveront  une méthodologie rigoureuse apte à fournir un modèle pour que de nouvelles aires puissent faire l’objet d’une couverture systématique et étendue. Seule la multiplication des informations couplées à la compilation de datations fiables débouchera alors sur la constitution de nouvelles bases de données, d’où découleront des schémas probables de l’évolution des techniques de taille. Comme le rappelle à plusieurs reprises l’auteur, les conclusions qu’il développe ne s’appliquent qu’aux types de pierres et régions incorporées dans son étude, et n’ont en aucun cas une portée universelle. À l’inverse, elles ont valeur d’exemplarité. Enfin, signalons la thèse soutenue d’Aline Wilmet, sur Le décor sculpté des supports de l’architecture gothique en vallée mosane. Une analyse des formes et des techniques pour une approche renouvelée du chantier médiéval, travail qui propose déjà de complémentaires pistes de datation par les techniques de taille des éléments sculptés.

 

 

Table des matières :

 

Préface, p. 5

Remerciements, p. 9

Introduction, p. 11

1e partie : Les outils et les techniques de taille, p. 27

2e partie : Les techniques de taille sur les calcaires et grès en Ile-de-France, dans le nord de la France et en Bourgogne, p. 44

3e partie : Les techniques de taille sur les pierres de Tournai, p. 144

4e partie : Les techniques de taille sur les pierres blanches brabançonnes et flamandes, p. 164

5e partie : Les techniques de taille sur les grès ferrugineux, p. 266

6e partie : Les techniques de taille sur les grès houillers et grès famenniens, p. 282

7e partie : Les techniques de taille sur les calcaires dévoniens et carbonifères, p. 290

8e partie : Les techniques de taille sur les grès quartzitiques (Brabant), p. 358

9e partie : Les techniques de taille sur les grès quartzitiques (Hainaut), p. 370

10e partie : Les techniques de taille sur les grès rhénans mosellans et sur d’autres roches magmatiques, p. 396

11e partie : Conclusions chronologiques et géographiques, p. 403

Résumé en français, anglais, flamand et allemand, p. 441

Glossaire, p. 453

Notes, p. 463

Liste des édifices, p. 491

Index, p. 501

Bibiographie, p. 505