AA.VV.: Sato, Tomoko - Vienne, Véronique - Jumeau-Lafond, Jean-David - Marès, Antoine. Mucha, 21,2 cm × 32,7 cm × 1,7 cm, 247 p., ISBN : 978-2-7118-7125-4, 35 €
(RMN, Paris 2018)
 
Compte rendu par Eric Thil, Université de Sarrebruck
 
Nombre de mots : 2541 mots
Publié en ligne le 2021-05-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3546
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          Un nouvel opus sur l’Art Nouveau dont la splendeur ferait concurrence aux livres d’art issus du XIXe siècle, voilà comment qualifier ce catalogue tiré de l’exposition qui s’est déroulée au palais du Luxembourg (Paris) du 12 septembre 2018 au 27 janvier 2019 et intitulé aussi simplement qu’efficacement Mucha. En plus de l’époustouflant coloris des tableaux reproduits, l’ouvrage retrace la biographie du peintre, illustrée par des photos d’excellente qualité. La couverture, digne d’un temple dédié à l’Art Nouveau, déploie des lettres dorées aux courbes généreuses, laissant une impression de beauté qui, chère à la définition platonicienne, engage le lecteur sur la voie de l’élévation spirituelle à travers les 247 pages instructives de ce livre. L’écriture large et aisée rend ce moment de lecture particulièrement agréable.

 

         En guise de préface, trois textes : après une brève histoire du Musée parisien du Luxembourg (p. 9), le petit fils de l’artiste, John Mucha , explique l’origine de l’exposition qu’il considère entrer en connivence avec la conception artistique de son aïeul pour qui l’art « devait être mis à la portée de tous » (p. 10). S’ensuivent les remerciements des directeurs général et scientifique de la réunion des musées nationaux (p. 11).

 

         L’ouvrage se divise en deux parties, comprenant respectivement quatre et six chapitres. La première partie, davantage scientifique, revient sur les diverses facettes de la personnalité de Mucha à travers des articles de qualité de quatre chercheurs. La seconde, plus axée sur l’exposition, emprunte sans doute les textes issus des différentes sections de l’exposition et présente chaque pièce de manière plus détaillée. Cette seconde partie a le mérite de vulgariser les articles scientifiques, aidant par là un amateur à comprendre les propos exprimés dans la première partie par le biais d’exemples picturaux et décoratifs. 

 

         Le premier chapitre, composé par Tomoko Sato et intitulé « Alphonse Mucha : Art Nouveau & Utopie », témoigne d’une volonté encyclopédique d’éclairer l'artiste et sa poétique à travers les faits biographiques. Le caractère cosmopolite de ce dernier, à la fois Tchèque d’origine, Français de cœur et grand voyageur (en effet ce dernier ira jusqu’aux Etats-Unis pour lever des fonds, p. 27) se voit reflété par les multiples facettes de son éventail artistique, puisqu’il fut aussi bien illustrateur qu’affichiste, peintre allégorique que photographe, tour à tour comique et sulfureux. Après un bref rappel de son parcours artistique (qui le fit émigrer à Vienne, à Munich puis à Paris) et de ses influences (la peinture allégorique de Lefebvre en particulier), l’autrice revient plus précisément sur la conception artistique de Mucha, qu’elle explique éloignée et méfiante à l’égard de la tendance parnassienne de l’Art pour l’Art. Ainsi, pour l’artiste, une œuvre se doit d’avoir un but, celui de représenter une vision personnelle ainsi que ses propres idéaux ou ses combats. L’art du maître tchèque est indissociable de ses origines slaves et de son époque, une époque de mouvement (la vitesse provoquée par la révolution industrielle) et de confrontation (la pauvreté morave face à l’immensité parisienne). Vivant d’abord grâce au mécénat, qu’il perd rapidement, le peintre travaille comme illustrateur puis comme affichiste. Il est apte à rendre compte picturalement de l’acmé d’une histoire, choisissant précisément l’apogée de la tension dramatique qu’il fige dans ses affiches (p. 15-17). Ouvrant les bras à la nouveauté, Mucha devient alors malgré lui la figure de proue de ce mouvement artistique européen que représente l’Art Nouveau (p. 21). Cette idée est assez paradoxale si l’on considère l’énorme dette de ce dernier envers ses origines slaves. En effet, ses représentations graphiques trouvèrent un écho favorable grâce à un Paris fin de siècle devenu russophile après la visite du tsar Nicolas II en 1896 (p. 19-20). Toutefois l’autrice précise que le ‘style Mucha’ ne peut se réduire à la notion d’Art Nouveau, qui occulte une partie de sa manière voire de sa philosophie. Et de donner comme exemple l’aspect pastel et lumineux de plusieurs œuvres, dont la raison est peut-être à chercher dans la spiritualité de l’artiste qui, bien qu’héritier des Lumières européennes (p. 23), cherche à réconcilier les arts et le sacré. En effet, l’art se doit d’aider l’humanité à s’élever spirituellement vers un monde idéal de Beauté, qui trouve son expression dans l’utilisation de couleurs vives et lumineuses. Cette conception quasi mystique explique son intérêt pour les sciences ésotériques, la franc-maçonnerie ou encore la religion qui trouvent un écho dans des travaux plus complexes, tel que Le Pater ou encore L’Epopée slave (p. 24). Malgré le caractère inachevé de certaines d’entre elles, ces dernières œuvres regagnent un intérêt depuis la fin de la Guerre froide, expliquant ainsi pourquoi la dernière partie de l’exposition lui accorde une section intégrale. En effet, celles-ci furent longtemps avant tout lues et comprises de façon historique (propagande), ce n’est que depuis peu qu’on leur prête d’autres portées plus poétiques, la critique mondiale ayant d’une part enfin eu la possibilité de connaître l’intégralité de ce cycle et, d’autre part, refusant ce côté engagé de Mucha envers un régime politique qui était au plus loin de ses propres idéaux pacifistes. La chercheuse conclut sur le caractère humaniste et pacifiste de Mucha, dont la disparition a laissé un vide. 

 

         Le deuxième article scientifique, écrit par Véronique Vienne, revient sur la carrière de Mucha en tant qu’affichiste. Après un bref rappel de la définition de l’Art Nouveau (p. 31), l’autrice revient sur le caractère extraordinaire de ce travail d’affichiste à succès, alors même qu’il n’avait aucune formation, hormis celle d’illustrateur. Ces affiches, loin de ne revêtir qu’un simple aspect publicitaire, servent avant tout de repère dans un espace urbain alors en pleine transformation. L’expérience acquise par le peintre au sein des théâtres viennois explique probablement son aisance et son accommodation rapide à cette nouvelle activité. Mais c’est surtout envers le symbolisme naissant que le maître tchèque conservera une dette. En effet, ce mouvement lui permit de trouver une forme de métalangage (p. 32) dès la création de sa première affiche : celle du spectacle Gismonda, pièce de Victorien Sardou mettant en scène « la divine » Sarah Bernhardt, qui, conquise, sera dès lors sa première commanditaire (p. 33). Ce qui frappe dans l’art de Mucha, c’est l’abandon d’une forme de réalisme photographique au profit d’une élévation allégorique du sujet peint (p. 36). En effet, les femmes sont transfigurées et deviennent des êtres sacrés, comme libérées du monde matériel, ce qui fait écho à l’émancipation visible en cette fin de siècle qui fait « frémir les hommes » autant qu’elle les fait « fantasmer ». Devenant ainsi le symbole d’une (r)évolution, les personnages se voient entourés d’un halo sphérique, roues qui métaphorisent leur caractère sacré autant que cette révolution féminine (voire féministe) à l’aube du XXe siècle (p. 37). Cet aspect sacré provient également de l’aura mystique qui se dégage du « style vitrail » muchien (p. 39). En effet, les figures et objets sont souvent entourés d’un trait noir rappelant les vitraux des cathédrales et que l’autrice de l’article rapproche des collages photographiques créés par l’artiste dans un souci économique (les modèles, payées à l’heure, revenant beaucoup plus chères). Les six ans qu’il passe comme affichiste (1896-1902) lui permettent donc d’acquérir une renommée mondiale notamment par le biais des rétrospectives organisées dans toute l’Europe et jusqu’aux Etats-Unis (p. 40). Mais, soit refusant une catégorisation, soit du fait que la mode est intrinsèquement éphémère, il se retire de la vie parisienne (tournant 1901-1902) et ne réalisera plus, par la suite, que quelques affiches à résonance plus personnelle (p. 41).

 

         Le troisième chercheur, Jean-David Jumeau-Lafond, s’attache à montrer les liens qui unissent Mucha au symbolisme, menant l’artiste vers ce qu’il appelle « un spiritualisme sensuel ». Dans un premier temps, l’auteur retrace le contexte historique d’émergence du symbolisme, qu’il oppose aux courants positivistes du XIXsiècle. Les symbolistes cherchent ainsi à donner corps à des idées invisibles, autrement dit à l’âme (p. 43-45). Ce courant représente un support important pour le peintre que le chercheur met en évidence par une longue énumération de rencontres (p. 46), ainsi que par le lien unissant l’artiste à la spiritualité alors en vogue (p. 47-49). Pour l’auteur, la rupture stylistique entre les premiers travaux graphiques de Mucha et sa production en tant qu’affichiste (vers 1894 lorsqu’il rencontre Sarah Bernhardt) s’accompagne d’une rupture spirituelle (p. 50), visible notamment à travers l’évolution du rôle des femmes, qui deviennent ainsi des figures oniriques et symboliques d’une vision du monde propre à l’artiste (p. 51). L’originalité de sa manière provient dès lors de la sensualité des figures féminines. Leur beauté charnelle permet l’ascension dans un domaine davantage sacré (p. 52), ce qui rappelle les théories néo-platoniciennes remises au goût du jour par Baudelaire en 1857 et dont se réclamaient les artistes symbolistes. Cette influence encore inexplorée traduit une visée universaliste autant qu’humaniste de l’art muchien.

 

         Le quatrième et dernier article scientifique démontre, sous la plume d’Antoine Marès, le lien qui unit « Alphonse Mucha, les Slaves et la ‘résurrection’ tchèque ». Retournant loin dans le passé (la guerre de Trente Ans), l’auteur rappelle de façon très précise l’histoire slave (et tchèque) ainsi que le rôle donné à l’art dans cette bataille idéologique : celui d’un moyen servant à construire une nation et à forger son identité (p. 56). Il fait concorder l’arrivée de Mucha à Paris avec les bouleversements politiques de la fin du XIXsiècle durant lesquels les Tchèques, souhaitant se défaire de l’influence austro-hongroise, recherchent du soutien à Moscou comme à Paris (p. 57). Son hypothèse réside dans le fait que cette idée d’émergence d’un monde slave a pu influencer les choix artistiques du peintre, notamment dans la dernière partie de sa vie, expliquant ainsi l’importance pour lui de son Épopée slave (p. 59). C’est ce monde que l’artiste tchèque met en scène dans le cycle épique slave en réinterprétant l’histoire dans un but d’unification (p. 62). L’on regrettera une tendance trop historique et moins centrée sur la figure même de l’artiste (par ailleurs jugé étrangement par l’auteur comme un « OVNI », p. 62) mais qui n’est pas dénuée d’intérêt pour comprendre les enjeux idéologiques à l’œuvre dans les pays de l’Est à cette époque.

 

         La seconde partie, qui reprend les diverses sections de l’exposition, redonne des informations similaires à celles des quatre chercheurs susmentionnés. 

 

         Le chapitre 5, intitulé « Un Bohémien à Paris », revient sur les débuts de Mucha, jouant par une habile syllepse sur les origines de Mucha (en Bohème), ainsi que sur les débuts de grande pauvreté de l’artiste (p. 65). S’ensuivent des séries de clichés photographiques et d’affiches richement commentées avant de revenir sur les liens particuliers qui unissaient le peintre tchèque à Paul Gauguin, qu’il hébergea avant son départ pour la Polynésie (p. 72), et à Sarah Bernhardt, dont l’influence sur sa carrière fut décisive (p. 74).

 

         Le sixième chapitre, « Un Inventeur d’images populaires », revient sur les affiches publicitaires créées par le maître tchèque (p. 87). Malgré un foisonnement riche d’illustrations, l’on remarquera un manque de commentaires de ces dernières. Cette section insiste toutefois bien sur le caractère cosmopolite de l’œuvre de Mucha (établissant ainsi une transition avec le chapitre suivant), qui joue avec les styles et les références, notamment slaves (p. 100). La faveur du public s’explique par l’engouement des Français pour la culture russe faisant suite à la visite du tsar Nicolas II en 1896. Cette variété dans les influences de l’artiste permet d’expliquer son intérêt pour l’allégorie dont notamment les plus célèbres : celle des quatre saisons (p. 105-109) ou des quatre arts (p. 110-117). Une savante analyse de cette dernière série de tableaux permet de mieux comprendre la disposition des toiles de Mucha en définissant la fameuse « formule Q » (p. 111) qui consiste en un fond en forme de cercle sur lequel repose une figure féminine dont les jambes ou le bassin s’échappe de la sphère, imitant ainsi par cette position la lettre Q. Cette marque sera reprise sur de nombreux objets décoratifs (p. 118-121), ce qui n’est guère surprenant étant donné la participation de l’artiste à la revue Documents Décoratifs, qui donna à tous l’accès à son art, y compris aux artisans (p. 126).

 

         « Mucha le cosmopolite » explore la contribution du peintre à l’exposition universelle, pour laquelle il décore le pavillon de la Bosnie-Herzégovine. Ce dernier sera récompensé par l’Empire austro-hongrois, alors que, paradoxalement, il réprouve ce régime. De cette dualité naîtra l’idée de l’épopée slave (p. 131). Cette section permet une présentation des œuvres et des sources associées à l’Exposition universelle, raison pour laquelle le peintre fit un voyage dans les Balkans afin d’y puiser l’inspiration. Inspiration qu’il trouvera mais qui fera de son travail une œuvre stylisée et trop idéalisée pour refléter la réalité (p. 145). De façon inattendue, dans ce chapitre émerge un bref paragraphe qui nous rappelle également sa collaboration avec le bijoutier parisien Fouquet (p. 146).

 

         Le huitième chapitre laisse entrevoir « le Mystique » qui sommeille en Mucha. Cette section revient sur la spiritualité, importante dans la vie de l’artiste qui, durant son séjour à Paris, devint un adepte de la franc-maçonnerie, avec laquelle il resta toute sa vie en étroite relation au point de créer une loge dans son pays natal, qu’il décorera et pour laquelle il créera des bijoux (p. 161). Il s’agit là d’une belle occasion de revenir sur certaines toiles très spirituelles et pas forcément connues du grand public.

 

         Le pénultième chapitre, intitulé « Mucha le Patriote », expose surtout son rôle au sein de la communauté (voire plutôt de la nation) tchèque. Le patriotisme de l’artiste tchèque s’observe d’abord par la décoration que ce celui-ci fit dans la maison municipale de Prague (p. 184) ou à travers des affiches créées en l’honneur de manifestations du patrimoine slave (à l’instar de celle du festival sportif de Sokol, p. 185). Cette section présente également les tableaux qui composent l’Épopée slave (déclinée en vingt tableaux, dont dix qui reviennent sur des épisodes de l’histoire tchèque et dix qui évoquent des épisodes venus d’autres pays slaves, cf. p. 181). Il est rappelé le rôle financier important du mécène américain Crane (p. 186) et le choix idéologique de l’artiste d’offrir ses toiles à la ville de Prague en 1928 (p. 188).

 

         Le dernier chapitre, « Artiste et philosophe » (injustement intitulé puisqu’il met davantage en lumière son côté humaniste et pacifiste), couvre la dernière partie de sa vie jusqu’à son arrestation et son décès en 1939 (p. 223). Cette section rappelle l’engagement de l’artiste, qui créa des affiches philanthropiques comme celle pour les dons à l’égard d’enfants après la guerre civile russe (p. 227). Il peignit également les atrocités de la guerre (p. 230) et exprima sa conviction pour la liberté (p. 231). Le retour sur les Trois âges (p. 238-240) fait de lui un messager de paix, puisqu’en peignant ces trois vertus, il « reste convaincu qu’elles seules peuvent, (…) contribuer au progrès de l’humanité », ainsi que l'indique le site même du musée (https://museeduluxembourg.fr/fr/actualite/mucha-messager-de-la-paix).

 

         Le magnifique exemplaire de ce catalogue s’accompagne d’une affiche de l’exposition représentant L’Été de Mucha. C’est un livre à lire et relire, et à posséder dans sa bibliothèque.

 


N.B. : Éric Thil prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction du Prof. Dr. Christiane Solte-Gresser (université de Sarrebruck), qui porte sur "La culture de la subversion : L’homosexualité masculine dans la littérature européenne de 1830 à 1930".