AA.VV.: Arnaud Timbert (dir.) - Barral i Altet, Xavier - Benešovská, Klára - Carrero SantamarÍa, Eduardo - Ceccarini, Patrice - Flum, Thomas - Freigang, Christian - Grant, Lindy - Masatsugu, Nishida - Murray, Stephen - Phalip, Bruno - Reveyron, Nicolas - Timbert, Arnaud (collab.). Qu’est-ce que l’architecture gothique ? Essais, (Architecture et urbanisme), 16 x 24 x 1,8 cm, 246 p., ISBN : 10 2757423657, 23 €
(Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq 2018 )
 
Rezension von Mathieu Lejeune, Institut français de Mayence
 
Anzahl Wörter : 4062 Wörter
Online publiziert am 2020-11-27
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3569
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          « Qu’est-ce que l’architecture gothique ? » Cette question, en apparence simple, soulève l’ambiguïté d’un terme, évoquant d’une part une unité que l’on perçoit presque instinctivement en visitant un édifice gothique ou néo-gothique, d’autre part une pluralité formelle, matérielle et culturelle qui traverse les siècles et les frontières. S’y ajoute notre propre subjectivité, à travers laquelle naissent des interprétations parfois complémentaires, parfois contradictoires, et ce, quelle que soit notre expérience du phénomène, que nous soyons néophytes en la matière, amateurs éclairés, étudiants, chercheurs ou enseignants. Une fois le problème posé, on ne peut que saluer le courage d’Arnaud Timbert et des auteurs dont les essais sont réunis ici pour tenter de questionner les réalités sémantique, artistique et historiographique de l’architecture gothique en ce début du XXIe siècle.

 

         Dans sa préface, Christian Freigang montre de quelle façon l’architecture religieuse – et notamment la cathédrale – ont littéralement incarné le gothique pour des générations d’érudits et d’architectes, en évoquant d’emblée la figure d’Eugène Viollet-le-Duc pour lequel cette architecture est avant tout l’expression d’une technique de construction aboutie. Dans son ouvrage Architecture de la Renaissance en Italie (1868), Jacob Burckhardt différencie les termes de gothique et de Renaissance, le premier étant organique et malléable, s’élaborant à l’échelle locale ou régionale tandis que le second est déterminé de manière universelle par des principes visuels de proportion découlant des canons vitruviens. Christian Freigang souligne que, si ces distinctions ont profondément marqué les historiens de l’art européens jusqu’au milieu du XXe siècle, tels Hans Jantzen, Paul Frankl ou Louis Grodecki, elles n’ont pas pour autant empêché la grande diversité de leurs interprétations.

 

         L’introduction d’Arnaud Timbert évoque d’emblée la masse littéraire produite dans le domaine de l’architecture gothique, ayant permis de circonscrire le phénomène, de classer ses formes stylistiques et de le contextualiser à la lumière d’approches socio-historiques. Au tournant du XXIe siècle s’inscrivent de nouvelles démarches, anthropologiques et sensibles, s’intéressant aussi bien à la valeur performative des édifices (architecture et liturgie, place du regard, lumière, polychromie) qu’à l’esthétique des matériaux et à une « poétique du chantier », encouragées par l’investissement des historiens de l’art sur les chantiers de restauration. Ces enquêtes replacent les maîtres d’œuvre, les bâtisseurs et les fidèles au cœur du sujet, parfois trop strictement centré sur la question des commanditaires. En outre, l’utilisation accrue de nouvelles technologies (scanner laser, modélisation 3D, outils informatiques de la mécanique des matériaux et des structures) apporte un nouvel éclairage sur l’évolution structurelle des édifices gothiques et étaie des questionnements auparavant limités, notamment sur le rôle des organes de contrebutement. L’auteur introduit ensuite les différents essais de l’ouvrage, en leur offrant une contextualisation historiographique et méthodologique très éclairante. La question de la datation doit-elle nécessairement orienter l’analyse architecturale ? Les concepts et modèles sémantiques élaborés par les historiens des XIXe et XXe siècles sont-ils encore pertinents au regard de l’évolution de la discipline ? Enfin, Arnaud Timbert relance une question qui a déjà fait couler beaucoup d’encre : l’architecture gothique amène-t-elle une rupture, au point qu’il faille parler d’une « révolution gothique » ? Selon l’auteur, ce terme est difficilement conciliable avec la pensée médiévale et, surtout, l’Antiquité demeure une source féconde d’inspiration pour les chantiers gothiques, que ce soit dans le recours aux spolia ou dans la référence aux formes et aux traditions constructives antiques.

 

         L’essai de Xavier Barral i Altet prolonge ces réflexions à l’échelle de la cathédrale de Chartres, édifice devenu emblématique de l’architecture gothique. En évoquant avec sensibilité la figure de Louis Grodecki, l’auteur nous rappelle que l’histoire de l’art est indissociable de la personnalité de ceux qui la produisent et nous montre, à travers l’échange respectueux entre Grodecki et Simson au milieu du XXe siècle, que des points de vue différents sont parvenus à faire avancer le débat sur les concepteurs chartrains. Xavier Barral i Altet considère que l’ouvrage dirigé par Arnaud Timbert en 2014 sur cette même cathédrale, en croisant de manière inédite les analyses formelles et matérielles, présente un « aboutissement de l’historiographie chartraine » en ce qu’il bouleverse les constructions idéologiques des deux derniers siècles. L’auteur de l’essai justifie également l’importance de prendre en compte les études historiques portant sur le territoire et la ville dans lesquels la cathédrale s’inscrit. Le cas chartrain se révèle particulièrement éloquent puisque la reconstruction dispendieuse de la cathédrale intervient à une période où l’école épiscopale perd en attractivité, concomitamment à une stagnation économique de la cité, loin de l’image d’un centre culturel et spirituel que l’on se plaisait à imaginer. Cet essai se penche également sur le concept même de « gothique », en introduisant tout d’abord la généalogie du terme à la Renaissance, à travers la lettre que Raphaël envoie au pape Léon X, critiquant le manque de goût des ornements « allemands » et la faible grâce de leurs arcs en tiers-point en regard de la perfection géométrale des arcs antique. Enfin, le chapitre où Xavier Barral i Altet aborde le développement de l’architecture et de la sculpture gothique, en y faisant ressortir les caractères essentiels, est exemplaire autant dans sa définition que dans son accessibilité et mériterait d’être lu par quiconque souhaite aborder le sujet pour la première fois.

 

         En interrogeant le concept de « gothique tardif », Thomas Flum propose une réflexion d’ordre historiographique pour définir une architecture, longtemps restée en marge de l’illustration traditionnelle du gothique, par les édifices du XIIIe siècle dans le nord de la France. Pourtant, l’auteur souligne que ce gothique dit « tardif » s’est développé sur environ 200 ans (ca. 1350-1550) et témoigne d’une diversité difficilement réductible à un seul terme. Jugeant ce style comme le résultat d’une décadence par rapport à celui du XIIIe siècle, avec un dynamisme ornemental tantôt qualifié de maniériste, tantôt de baroque, de nombreux historiens de l’art ont exclu d’emblée les capacités d’innovation des artistes de l’époque. Thomas Flum montre également que le terme s’inscrit dans un débat non résolu sur l’articulation entre le Moyen Âge et les temps modernes, avec d’un côté, les partisans d’un long Moyen Âge tel que défini par Jacques Le Goff, et de l’autre, les adeptes d’une Renaissance des XIVe et XVe siècles proposée par Erwin Panofsky. Par cet exemple, l’auteur démontre que la périodisation est avant tout une affaire de point de vue. La capacité des architectes à mélanger les styles au XVIe siècle – comme pour se jouer par avance de nos considérations – s’illustre dans la cathédrale de Pienza, où Bernardo Rosselino élabore une façade au décor antiquisant tout en la dotant de fenêtres aux remplages gothiques. L’essai de Thomas Flum ouvre enfin un important débat : le bien-fondé de cette périodisation. Utilisée dans l’enseignement pour son efficacité pédagogique, l’auteur souligne à juste titre qu’elle est pourtant rejetée dans le domaine de la recherche. Thomas Flum conclut cependant sur une note optimiste, soulignant que la diversité des méthodes utilisées aujourd’hui par les historiens de l’architecture, presque pleinement intégrée et acceptée, dépasse ces revendications méthodologiques et ces divisions schématiques de l’histoire.

 

         Un autre modèle historiographique est interrogé par Eduardo Carrero Santamaría à travers la réception du style gothique dans les grandes cathédrales de Castille entre la fin du XIIe siècle et les premières décennies du XIIIe siècle. Les nombreux tâtonnements et changements de projets visibles sur les édifices ont immédiatement donné lieu à la recherche de modèles, notamment français, à défaut de se concentrer sur l’analyse archéologique des édifices eux-mêmes. À ce titre, le chœur de la cathédrale de Burgos manifeste un changement de parti  illustré par la chapelle Saint-Nicolas – située sur la première travée droite septentrionale – dans laquelle deux fenêtres donnent aujourd’hui sur une chapelle contiguë du déambulatoire et non plus sur l’extérieur. La recherche compulsive de modèles a conduit les historiens de l’art a de nombreux contresens, à commencer par cette proposition d’un chevet originel à chapelles semi-circulaires isolées, sur le modèle de la cathédrale de Bourges, faisant écho aux comparaisons déjà formulées entre les vaisseaux des deux cathédrales par Élie Lambert et Robert Branner. Toutefois, cette proposition se heurte au plan sous-jacent de la crypte monumentale qu’on aurait du mal à imaginer comme le résultat d’une reconstruction ad fundamentum puisqu’elle reproduit les formes de la chapelle axiale actuelle et celles du côté méridional. Eduardo Carrero Santamaría admet lui-même poser une question « gênante » en abordant ce « jeu intellectuel contemporain » de la recherche indispensable de modèles. Toutefois, l’auteur répond par une analyse aussi exigeante que prudente, en admettant lui-même son ignorance, que ce soit pour la commande de la sculpture du cloître de la cathédrale de Burgos, sitôt envisagée comme une glorification du roi Alfonso X en dépit des lacunes textuelles et iconographiques ou encore dans les amorces de nervures situées sur des clefs de voûte du déambulatoire de la cathédrale, pour lesquelles il ne trouve pas d’explication. Finalement, Eduardo Carrero Santamaría montre que le renouvellement des regards sur l’architecture gothique passe avant tout par une rigueur intellectuelle, au contraire de cette méthode comparative qui, poussée à l’excès, devient clairement une fin alors qu’elle est censée être un moyen.

 

         La rencontre entre des historiens de l’architecture japonais et européens en novembre 2014 à l’occasion du colloque L'idée d'architecture médiévale en Europe et au Japon donne l’occasion à Nicolas Reveyron d’établir une comparaison intéressante entre les conceptions de l’architecture dans ces deux aires culturelles. Alors que l’édifice japonais sera d’abord considéré dans ses toits, l’architecture européenne est avant tout abordée par son plan. De même, le rapport au temps est profondément différent puisque les Européens identifient le caractère ancien des édifices en fonction de leurs matériaux authentiques – ce que Nicolas Reveyron appelle les « reliques du vrai » – contrairement aux temples japonais dont la forme architecturale, perpétuellement reconstruite au cours des âges, garantit l’ancienneté. L’auteur plaide également pour l’idée d’une émergence de l’architecture gothique, d’une part parce qu’elle coexiste avec l’art roman entre la seconde moitié du XIIe siècle jusqu’au début du XIIIe siècle, et d’autre part parce que des édifices comme Cluny III manifestent des recherches technologiques qui ouvrent la voie au nouvel art de bâtir. La tentative de définition du gothique se heurte également à des édifices considérés comme singuliers telle la cathédrale de Bourges, dont les dispositions ont été expliquées par une référence à la tradition, que ce soit aux premières basiliques chrétiennes comme l’a proposé Dany Sandron ou à Cluny III pour Alain Erlande-Brandenburg, et des choix architecturaux audacieux comme la hauteur impressionnante des piles du vaisseau central ainsi que l’étagement à trois niveaux du bas-côté intérieur. Comme le souligne Nicolas Reveyron, cette notion de « singularité » découle aussi d’une construction intellectuelle qui relègue sous cette étiquette les édifices ne correspondant pas au « canon chartrain ». Il en va ainsi par exemple de l’usage de voûtes sexpartites après la fin du XIIe siècle, trop souvent considéré comme un archaïsme par rapport à ce type de voûtement employé dans les édifices du premier gothique. Pourtant, les recherches d’Arnaud Ybert ont bien montré qu’un nombre significatif d’édifices employaient encore la voûte sexpartite entre 1160 et 1400 ; Nicolas Reveyron ajoute que ce type de voûte exalte une certaine prouesse technologique et notamment stéréotomique. Ainsi, en interrogeant la validité de ces notions de continuité, de progrès et de rupture, l’auteur rappelle que le gothique est bien davantage une mosaïque d’architectures qu’une forme figée.

 

         Stephen Murray convoque quant à lui les acteurs du chantier gothique, en les regroupant dans trois catégories : « l’ecclésiastique (l’évêque, l’abbé, le doyen), l’artisan (maçon, charpentier, plombier, forgeron) et le financier (organisateur qui doit gérer les ressources) ». À l’appui de schémas, il décrit les dynamiques en place entre ces trois catégories, démontrant que l’architecture est la résultante d’une oralité qui exprime désirs et compromis plutôt que l’illustration impersonnelle d’un « style ». Les édifices gothiques ne doivent donc pas être uniquement appréhendés par le biais de leur matérialité car ils sont avant tout le produit de cette rhétorique, qu’il appelle le « grand dessein gothique ». Pour illustrer cette notion, l’auteur prend l’exemple de la cathédrale d’Amiens, en analysant l’architecture avec le regard de ses commanditaires ecclésiastiques et des fidèles qui y pénétraient. Selon Stephen Murray, le grand espace central formé par la croisée du transept a été conçu pour attirer les pèlerins vers les parties orientales, les plus sacrées, abritant la châsse de saint Firmin et le chef de saint Jean-Baptiste. Fondateur de la chapelle de la Conversion de saint Paul, située dans la partie orientale du bras sud du transept, le doyen du chapitre Jean d’Abbeville passe pour avoir également joué un rôle dans la conception du carré central, ce qui serait suggéré par la proximité de ces espaces avec les stalles où siégeait le chanoine. Au XVIe siècle, le doyen Adrien de Hénencourt choisit quant à lui de se faire inhumer devant l’image du miracle de l’Invention et de la Translation des reliques de saint Firmin, sculptée sur la clôture du chœur qu’il avait précisément commandée. Au début de son article, Stephen Murray évoquait à juste titre notre frustration face aux témoignages textuels et iconographiques de Villard de Honnecourt, Gervais de Canterbury et l’abbé Suger de Saint-Denis, qui ne fournissent pas toujours les réponses que l’on aimerait avoir sur le déroulement des chantiers. Il n’est pas certain que cette notion de « grand dessein gothique » puisse résoudre ces ignorances, mais elle a au moins le mérite d’engager notre réflexion sur les dynamiques humaines qui produisent cette architecture gothique.

 

         Lindy Grant prolonge ces réflexions sur le rôle des commanditaires, à travers les figures de Gervais de Canterbury, l’abbé Suger et l’évêque Arnoul de Lisieux. Pour l’auteure, l’adoption de l’architecture gothique reflète un « changement de goût » des dignitaires ecclésiastiques, capables de distinguer une architecture dépassée d’une architecture novatrice. À l’occasion de la reconstruction du chœur de l’abbatiale de Canterbury, le moine Gervais compare le caractère rustique de l’ancienne sculpture, qui semble taillée à la hache, avec la finesse de la nouvelle, taillée au ciseau. De même, la mention d’un architecte français par le chroniqueur – en l’occurrence Guillaume de Sens – assimile cette nouveauté à l’architecture du nord de la France. Plus loin, Lindy Grant explique la proximité de l’architecture de la cathédrale de Lisieux avec celles de Noyon et de Laon par le rapprochement de l’évêque Arnoul avec le « cercle de l’abbé Suger », lui permettant de revendiquer son appartenance à la France plutôt qu’à la culture normande dont il est issu. Bien qu’il faille en effet reconnaître l’importance de ces réseaux de sociabilité dans l’expansion de la nouvelle architecture, le lecteur perçoit rapidement les limites d’un raisonnement à sens unique, à savoir une lecture strictement politique de l’architecture gothique, qui ne mentionne qu’en deux phrases – à propos de la cathédrale de Rouen – le rôle pourtant crucial des sculpteurs, tailleurs de pierre et maçons. On ne peut que rejoindre les encouragements de Bruno Phalip à la fin de ce volume, à savoir entreprendre de nouvelles investigations sur les édifices du monde anglo-normand, permettant de prendre davantage en considération la circulation des artistes et des artisans, loin d’être limitée aux seules contingences politiques.

 

         La contribution de Patrice Ceccarini est pour le moins originale puisqu’elle propose une « archéologie cognitive » afin d’appréhender la cathédrale gothique. Partant du principe que l’architecture est « homologue aux structures du langage naturel », l’auteur propose de la diviser en sous-catégories répondant aux sciences du langage : système matériel, système syntaxique, système sémantique. Face à la difficulté de définir précisément ce qu’est le gothique, Patrice Ceccarini recherche un principe ordonnateur, « une génétique », qui assimile la cathédrale à un « être vivant organisé. » Selon l’auteur, ces principes répondraient à la métaphysique élaborée par les théologiens de l’Antiquité tardive jusqu’à Jean Scot Érigène au IXe siècle, dont l’impact sur la pensée occidentale n’est plus à démontrer. Si l’on ne peut qu’admirer l’érudition de Patrice Ceccarini et son aisance dans les définitions métaphysiques médiévales, nous devons admettre avoir eu des difficultés à suivre le fil de sa démonstration, à se demander – en n’excluant pas l’hypothèse de notre propre ignorance – si cette complexité émane tant de l’architecture gothique que des termes et de la construction intellectuelle de l’auteur lui-même. Sur ce point, il aurait été instructif de commenter les trois « diagrammes phylogénétiques » reproduits dans l’essai, afin de concrètement appuyer l’argumentation. De plus, ne peut-on pas aborder la géométrie et les questions de hiérarchisation des macro- et microarchitectures qu’évoque l’auteur sous un angle plus pragmatique, à savoir celui des hommes qui les ont produites ? En restituant la construction géométrique du retable de la chapelle Notre-Dame-de-Bethléem de la cathédrale de Narbonne, Jean-Claude Bessac a par exemple montré qu’il n’était nullement indispensable aux sculpteurs médiévaux de développer une géométrie complexe, nous apparaissant aujourd’hui comme une « torture de l’esprit », aussi bien pour concevoir, reproduire en série ou à différentes échelles un même objet. De même, ce processus de hiérarchisation est loin d’être propre au cadre chrono-culturel qui concerne le gothique. Le cas analogue des décors micro-architecturés des sarcophages et monuments funéraires romains ne prouve-t-il pas qu’au final, ces phénomènes découlent moins de la métaphysique médiévale qui aurait guidé les artisans, que du cerveau humain, constitué d’une pensée en arborescence nous permettant de concevoir aussi bien le global que le particulier et de créer naturellement cette hiérarchisation ? Nous aimerions conclure en citant Roland Recht : « Ces “choses-là” captivent surtout un public moderne qui aime voir derrière la rationalité de l’architecture gothique une algèbre mystérieuse, “incompréhensible” pour les praticiens eux-mêmes, en un mot un ordre transcendantal à partir duquel on pourrait l’expliquer »[1].

 

         Klára Benešovská nous propose une plongée dans la Prague de Charles IV (1316-1378) avec une synthèse historique et artistique particulièrement édifiante. Pour affirmer son accession à la tête du Saint-Empire, l’empereur entreprend de faire de la capitale du royaume de Bohême une nouvelle Rome, avec un ambitieux programme architectural et urbanistique. L’auteure souligne qu’il est difficile de décrire le syncrétisme de cet art de cour par le seul terme de « gothique », quand bien même l’on évoquerait un « gothique international ». Matthieu d’Arras, premier maître d’œuvre de la cathédrale de Prague à partir de 1342/1344, conçoit l’édifice dans ses grandes lignes et son style évoque le gothique rayonnant de nombreuses cathédrales françaises comme Clermont-Ferrand, Narbonne ou Rodez, notamment pour le chevet. À sa mort, en 1352, son successeur Peter Parler développe un style plus unifié, renvoyant à la cathédrale de Cologne où son père avait été parlier (ou appareilleur), mais s’inscrivant surtout dans la tradition impériale, avec cette impressionnante mosaïque du Jugement dernier sur la façade sud. L’ornementation de la nouvelle sacristie et de la chapelle Saint-Venceslas, constituée de pierres précieuses, de camées, de peintures murales et d’images de saints en relief, évoque également moins le gothique que la tradition romaine, avec une référence aux précieux reliquaires qui y sont exposés, dont la châsse de saint Venceslas, martyr et saint patron de la Bohême. Les créations à la cour de Vencelas IV, successeur de Charles IV à compter de 1363, s’illustrent par la géométrie complexe et raffinée des voûtes du palais royal, à côté de sa collection personnelle de manuscrits enluminés portant sur l’astronomie, l’astrologie et les sciences naturelles. En soulignant ainsi le profond éclectisme des formes artistiques de la cour de Bohême, K. Benešovská interroge le terme de gothique qui ne saurait recouvrir à lui seul cette étendue de styles, de symboles et de traditions.

 

         En opérant une distinction entre un « gothique visible » et un « gothique invisible », Nishida Masatsugu montre dans le dernier essai que ce sont moins les formes précises du gothique que l’idée du gothique qui a influencé aussi bien l’architecture religieuse des pères missionnaires que l’architecture postmoderne au Japon. Si l’église d’Ôura, bâtie vers 1860-1870, développe une élévation à trois niveaux avec un triforium aveugle et des voûtes d’ogives à liernes, son système constructif s’inscrit pourtant dans la tradition nippone, avec la réalisation du comble par des maîtres-charpentiers japonais. En 1991, l’architecte de l’hôtel de ville de Tokyo, Tange Kenzô, conçoit des tours jumelles de part et d’autre d’un corps médian, expression la plus éloquente du programme architectural gothique. Certes, cette inspiration n’est pas nouvelle puisque les architectes des premiers gratte-ciels de Chicago et de New York font explicitement référence au gothique dans les années 20, à tel point que l’ouvrage publié par Robert Bork en 2003 sur les flèches gothiques intègre ces derniers dans une filiation tout à fait intéressante. Ainsi, à travers ces exemples extra-européens, l’essai de Nishida Masatsugu donne une nouvelle dimension au gothique, avec des résonances profondément ancrées dans l’inconscient contemporain par le biais de la mondialisation.

 

         Au terme de ces neuf essais, Bruno Phalip propose une Postface critique et stimulante. « Faut-il donc en finir avec le gothique ? » demande-t-il avec la même provocation que celle qui voudrait dépasser ce mot et son ambiguïté par la fondation d’une nouvelle terminologie. L’auteur souligne que le propos est non seulement essentiel pour l’enseignant et le chercheur, mais aussi et surtout pour l’étudiant. Tout en admettant le caractère simpliste du terme gothique, autant que son découpage en périodes, ne peut-on pas en effet concevoir que ces classifications sont propres à l’esprit humain pour appréhender des réalités complexes et que, après avoir été initié à l’art par le biais de ces périodisations, les étudiants peuvent ensuite s’en émanciper à travers les nuances que permettent les travaux de recherche approfondis ? La diversité des méthodes et des réflexions proposées dans ces essais invite également au débat, sain, nécessaire et si possible bienveillant, comme l’exhorte l’auteur. B. Phalip regrette toutefois que le renouvellement des regards sur l’architecture gothique souffre aujourd’hui d’une certaine « étanchéité intellectuelle des travaux universitaires », soulignant deux causes d’ordre structurel. D’une part, « la stérile sélection par l’adoption du conventionnel », expliquant la peur des jeunes chercheurs de limiter leurs chances de recrutement et conduisant à un conformisme déjà courageusement abordé par Jean Wirth[2], Jean Le Bihan et Florian Mazel[3]. D’autre part, « l’individualisation des recherches », qui « fragmente les résultats » et encourage l’application étroite de méthodes et de concepts personnels, ne risquant pas de se heurter à d’autres points de vue. À l’inverse, les travaux collectifs et interdisciplinaires, par exemple récemment menés sur les cathédrales d’Auxerre et de Chartres, invitent au croisement, au dialogue et à la remise en question. Ce n’est pas pour autant qu’il faille croire en une pure objectivité scientifique ou à la fusion homogène des interprétations, idéaux dont le caractère illusoire a déjà été bien souligné par Roland Recht[4]. C’est précisément en juxtaposant des points de vue très contrastés que cet ouvrage offre au lecteur l’opportunité de s’interroger par lui-même, en ricochant d’un auteur à l’autre, et de nourrir ainsi sa propre réflexion sur ce qu’est l’architecture gothique.

 

 


[1] Roland Recht, « Chantiers et ateliers du Moyen Âge » in Cours et travaux du Collège de France, Résumés 2003-2004, Annuaire, 104e année, Paris, 2004, p. 1097-1112, cit. p. 1097, https://www.college-de-france.fr/media/roland-recht/UPL9833_res0304recht.pdf.

[2] Jean Wirth, La datation de la sculpture médiévale, Genève, Droz, 2004, p. 16.


[3] Jean Le Bihan et Florian Mazel, « La périodisation canonique de l’histoire : une exception française ? », Revue historique, n° 680-4, 25 novembre 2016, p. 785812, voir note p. 801-802.

[4] Roland Recht et Daniel Russo, « Interview avec Roland Recht. Ils peuvent se passer de moi, je ne peux me passer d’eux. », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA, 18.2, 18 novembre 2014, voir not. n°19, http://journals.openedition.org/cem/13556.


 


 

 

Table des matières

 

Préface, Christian Freigang, p. 9

Introduction. Les voies et les mots d’une réponse, Arnaud Timbert p. 13

La cathédrale de Chartres, exemple emblématique des incertitudes de la discipline : positions théoriques, impasses idéologiques, questions ouvertes, Xavier Barral i Altet, p. 29

Le gothique tardif et la visibilité des époques, Thomas Flum, p. 53

L’étude de l’architecture gothique dans les cathédrales des royaumes de Castille et de León aux XIIe et XIIIe siècles. Une crise des modèles, Eduardo Carrero Santamaría, p. 69

De quoi le gothique est-il le nom ? Nicolas Reveyron, p. 91

Le grand dessein gothique, Stephen Murray, p. 109

Qu’est que l’architecture gothique ? La perspective des mécènes, Lindy Grant, p. 129

Un modèle expérimental : la cathédrale gothique comme génétique de l’univers, Patrice Ceccarini, p. 145

Ce qu’il advint de l’architecture gothique à la cour de Charles IV et de Venceslas IV, Klára Benešovská, p. 181

Le gothique visible, le gothique invisible, Nishida Masatsugu, p. 211

Postface. De nouvelles terres gothiques ou l’expérience du pluriel, Bruno Phalip, p. 233

Remerciements, p. 243