Arnoux, Mathilde - Leenhardt, Jacques (préf.): La réalité en partage. Pour une histoire des relations artistiques entre l’Est et l’Ouest en Europe (Passerelles), xiv-212 p., ill. en noir, 12,5x21 cm, ISBN : 978-2-7351-2441-1, 12 €
(Editions de la MSH/Centre allemand d’histoire de l’art, Paris 2018)
 
Compte rendu par Juliette Milbach, EHESS/CNRS
 
Nombre de mots : 1771 mots
Publié en ligne le 2019-08-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3596
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          La réalité en partage. Pour une histoire des relations artistiques entre l’Est et l’Ouest en Europe constitue un outil indispensable pour (re-)penser les relations culturelles de l’après-Seconde Guerre mondiale au sein de l’Europe. Son auteur, l’historienne de l’art, directrice de recherche au Centre allemand d’histoire de l’art, Mathilde Arnoux, qualifie parfois ces relations d’échanges. Elle aborde ces dernières dans leurs déséquilibres, montrant notamment combien la Pologne apparait largement plus libérale que la RDA. Lectrice exigeante, Arnoux décortique pour le lecteur les sources interprétatives de référence de ces relations. Les jalons historiographiques qu’elle pose par ses lectures font de La réalité en partage, qu’on pourrait qualifier d’essai, une source majeure. En outre, son ouvrage investi plusieurs concepts invitant à dépasser de nombreux obstacles méthodologiques auxquels l’histoire de l’art a pu s’être confrontée. Il s’agit de distinguer les relations des circulations, en observant bien un terrain sur lequel les mouvements ont été limités par les conséquences même de la Conférence de Yalta. Les oppositions binaires Est/Ouest, abstraction/figuration, art libre/art officiel y sont ainsi dépassées pour mettre en avant des points de contacts ou de tensions plus nuancés.

 

         L’ouvrage, on l’aura compris à partir de son titre, s’articule autour d’une notion, celle de Réalité qui est tout autant divisée que partagée ainsi que le rappelle Jacques Leenhardt dans sa préface. La notion de réalité se veut neutre. Elle reprend la même neutralité que le réel, notion qui était utilisée pour le projet collectif du Centre allemand d’histoire de l’art « OwnReality. A chacun son réel » mené par Arnoux entre 2010 et 2016 et dont le présent ouvrage propose une mise en perspective des réflexions méthodologiques. Il s’agit dans le projet comme dans le livre d’étudier le discours sur l’art en France, RFA, RDA, Pologne, entre 1960 et 1989. En faisant de cette notion la clef de voûte de son analyse, Arnoux dépasse la surdétermination liée à la définition et la mise en image du « réalisme » pesant sur toute étude de la scène artistique de l’Est depuis les débats de 1936 menés par Aragon, Brecht, Lukacs etc. Et depuis la Querelle, en particulier à partir des années 1960, c’est bien la notion de réalité, au-delà de l’idéologique « réalisme » qui constitue, comme le rappelle Arnoux, « un axe de réflexion pour les artistes, les critiques, les théoriciens dont les interprétations distinctes ont pu servir à organiser des tendances, des groupes » (p. 41). C’est là encore d’un intérêt considérable puisqu’il s’agit de se placer du point de vue de l’art.

 

         Le choix de l’étude s’est porté sur le vieux continent. Les États-Unis et l’URSS ne sont pas étudiés même s’ils sont présents en négatif partout. On peut le regretter, mais le projet aurait sans doute pris une toute autre ampleur et aurait perdu sa vocation européenne qui confère à la démarche une vocation tout à fait contemporaine. En outre, cela permet de contourner la notion trop souvent stérile de concurrence dont il est difficile de se défaire si l’on place au cœur du propos les deux superpuissances.  

 

         La réalité en partage se compose de deux chapitres méthodologiques et de trois études de cas dont la première est consacrée au rôle clef du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris dans les échanges franco-RFA-RDA. Ces trois études de cas sont plurielles, elles portent respectivement sur l’analyse d’expositions, de la critique d’art et des artistes. Elles demeurent communes en ce sens qu’elles prennent pour point de départ le discours sur l’art, déterminé fortement par le contexte. Les études de cas analysent la manière dont la création artistique s’articule à ce dernier. L’introduction pose les bases historiographiques permettant d’aborder le contexte socialiste dans toute sa spécificité. Arnoux justifie dans l’introduction son approche à la fois historique et épistémologique lui permettant une vue pluri-focale afin de dépasser toute interprétation trop étroite. Surtout elle explique tout l’intérêt du choix de cette notion en partage :

 

         « Pour que l’analyse rende possible l’identification des marques laissées par les divisions et oppositions de la guerre froide sur les discours et les interprétations, pour qu’elle permette de reconnaître le caractère surplombant de la division sur l’appréciation des relations artistiques en Europe et pour qu’elle ouvre sur la possibilité de concevoir des relations artistiques qui ne seraient pas soumises de prime abord à l’ordre géopolitique, il ne peut être question de développer des études comparatistes qui reproduiraient l’opposition selon les lignes de divisions idéologiques de la guerre froide. » p. 11

 

         Cette idée de partage est tout à fait heuristique et permet de dépasser, ce qui constitue d’ailleurs une partie du développement des propos introductifs, le prisme des circulations aujourd’hui trop souvent exclusif en matière d’analyse des relations Est/Ouest. Cette critique invite à penser ce qui fait relation : « […] pour que les relations artistiques ne viennent pas seulement illustrer l’histoire culturelle et politique, il faut reconnaître que, en plus des interprétations singulières selon les contextes, elles permettent aussi de mettre en valeur le partage de questions propres aux pratiques artistiques » (p. 12) et de restituer, voire de porter, un regard croisé sur cet objet d’étude commun.

 

         Les deux premiers chapitres (1. Les apports des recherches sur l’art des pays autrefois situés à l’est du rideau de fer et 2. Penser les relations artistiques entre pays situés de part et d’autre du rideau de fer pendant la guerre froide) constituent un solide cadre historiographique et conceptuel à l’étude. Aux analyses totalitaristes qui ne prêtaient pas assez attention aux capacités d’adaptation des individus succèdent dans les années 1990 la socio-histoire. Les recherches socio-historiques ont permis de mettre en avant des distinctions parmi les pays et entre prescriptions politiques et initiatives individuelles. Surtout, les travaux relevant de la sociohistoire « ont rendu aux acteurs de cette période une vie privée, une pensée propre, une capacité d’analyse et d’action, même si le monde dans lequel ils vivaient était pétri d’idéologie et de contraintes.» (p. 18) Concernant plus précisément l’histoire de l’art (Jérôme Bazin, Cécile Pichon-Bonin, Susan E. Reid, etc.), cela a donné lieu à un renouveau de l’étude du réalisme socialiste en mettant notamment l’accent sur l’analyse des rapports entre scènes artistiques et institutions. Pour Arnoux néanmoins, les enjeux géopolitiques restent très (trop) présents dans l’analyse des relations entre scènes artistiques à l’ouest et à l’est du rideau de fer. C’est pourquoi l’auteur invite à dépasser ces interprétations en plaçant au centre de son analyse des questions propres aux pratiques artistiques (références, recherches, expériences partagées en dépit des frontières). Arnoux retrace donc l’historiographie qui préside à l’étude de ces relations en donnant pour moments-clefs les expositions européennes qui ont fait l’objet de catalogue de référence à l’instar de l’exposition sur le design Cold War Modern: Design 1945-70 au Victoria and Albert Museum en 2008. L’un de ses deux commissaires, David Crowley, accompagné dans le catalogue notamment par Susan Reid, auteur de travaux majeurs sur la redéfinition de la scène artistique soviétique durant la guerre froide, analysait la conception rivale de la modernité entre les blocs en rompant avec une stricte opposition idéologique.

 

         L’analyse de ces récentes recherches fait ressortir des parallélismes dans les démarches et les thématiques, ou alors relève de l’histoire culturelle. Ainsi, « la relation est étudiée à travers l’analyse de la réception de l’œuvre dans un contexte donné, selon un horizon d’attente particulier. L’œuvre est envisagée comme un support de représentation du pays, de la culture, du mouvement, de la tendance auxquels l’artiste est attaché. » (p. 34) La réalité en partage offre une réponse, ou en tout cas une nouvelle voie d’analyse, à la possible impasse de ces travaux dans lesquels « l’approche de l’art risque d’être surdéterminée par le contexte politico-culturel de chaque espace en jeu et l’art de chaque pays, de chaque espace idéologique encourt le risque de se voir confirmé dans son existence, puisque c’est en tant que tel qu’il est envisagé dans sa réception par l’autre. L’approche politico-culturelle qui prévaut dans ce type d’analyse des relations artistiques met en avant les représentations des spécificités nationales ou idéologiques, plutôt que les questions soulevées par la création artistique. » (p.35). La grande nouveauté des propositions d’Arnoux réside précisément dans le fait que tous les présupposés à son analyse relèvent de l’art.

 

         L’ouvrage restitue des visions du monde à partir de pratiques artistiques et du discours que celles-ci engendrent. Ce discours est offert à la lecture et analysé dans la diversité de ses acteurs et de ses formes. Les qualités de l’ouvrage sont nombreuses. Nous nous permettons de conclure sur celles qui nous paraissent les plus inspirantes pour convaincre le lecteur de la pertinence d’user de La réalité en partage comme outil visant à déconstruire les perspectives nationales qui prévalent encore parfois en histoire de l’art. La lecture qu’Arnoux fait des textes de référence fournira des arguments pour réfuter l’occidentalisation de l’interprétation de la scène artistique de l’Est. Cela en permet l’inscription dans une perspective historique car en relatant notamment des articles de revue d’art des années 1980, la grille interprétative mise à jour apparaît aujourd’hui encore très prégnante. Les études de cas, en particulier autour de l’action de Pierre Restany et des échanges entre Daniel Buren et Anka Ptaskowska viennent alimenter cette contemporanéité des réflexions. La pluri-focalité de l’analyse se révèle à la fois dans la méthodologie et dans les spécificités du discours mais aussi dans la mise en lumière des points communs entre exposition, critique et artiste. L’ouvrage vient démontrer que cette articulation entre discours et pratiques artistiques dépend précisément du rapport entre art et réalité dont chacun connaît l’impermanence. Cette conclusion inscrit le projet « OwnReality. A chacun son réel » et l’ouvrage La réalité en partage. Pour une histoire des relations artistiques entre l’Est et l’Ouest en Europe qui en résulte en partie, comme un jalon majeur dans l’étude de l’histoire de l’art de la modernité.  En mettant en garde contre un certain nombre d’éléments constitutifs de l’écriture de l’histoire de l’art, comme par exemple le caractère éminemment diplomatique des expositions consacrées à l’art allemand en France, Arnoux montre tout au long de son essai, une propagande d’une intensité tout aussi importante de part et d’autre du rideau de fer.

 

 

Préface

Avant-propos

Introduction

I Les apports des recherches sur l'art des pays autrefois situés a l'est du rideau de fer

II Penser les relations artistiques entre pays situés de part et d'autre du rideau de fer pendant la guerre froide

III Interdépendance. Les expositions d'art de RFA et de RDA organisées au musée d'Art moderne de la Ville de Paris en 1981

IV Divergence. Pierre Restany face a la peinture abstraite polonaise en 1960

V Rapports subtils. La rencontre d'Anka Ptaszkowska avec Daniel Buren

Conclusion

Notes

Index

Remerciements