AA.VV.: Dekoninck, Ralph - Delbeke, Maarten - Delfosse, Annick - Heering, Caroline - Vermeir, Koen. Cultures du spectacle baroque. Cadres, expériences et représentations des solennités religieuses entre Italie et anciens Pays-Bas, 364 p., 190 x 255 mm, ISBN: 978-90-74461-93-1, 80 €
(Brepols Publishers, Turnhout 2019)
 
Compte rendu par Antonin Liatard, INHA
 
Nombre de mots : 2317 mots
Publié en ligne le 2020-05-18
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3602
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          Événements historiques à la fois polymorphes, polysémiques et polysensoriels, les festivités de l’époque moderne se situent à la croisée du politique et du religieux, du savant et du populaire, des arts plastiques et des arts du spectacle, et constituent un sujet de prédilection pour tous ceux qui s’intéressent à la culture et à la société de l’Ancien Régime. Éphémères par nature, le texte et l’image seuls permettent de les documenter, de leur assurer une nouvelle réception, voire de les spectaculariser davantage. Ces sources ont jusqu’à présent essentiellement été exploitées par des travaux consacrées aux fêtes civiques et monarchiques, tandis que les fêtes religieuses font figure de parent pauvre des études sur la culture du spectacle.

 

         Ce volume montre qu’elles sont pourtant un champ d’investigation fécond et stimulant. Il rassemble une série d’études menées dans le cadre du programme de recherche « Culture du spectacle baroque, entre Italie et anciens Pays-Bas », financé par la Politique scientifique fédérale belge (BelSPo) et placé sous les auspices de l’Academia Belgica, de l’Institut Historique Belge de Rome et de la fondation Princesse Marie-José, prolongé par le projet de recherche « Sacer Horror », soutenu par le Fonds de la recherche scientifique belge (F.R.S-FNRS). La première note de l’introduction renvoie à une liste non exhaustive des publications des membres de l’équipe du projet, dont plusieurs signent également des textes dans ce livre. L’ouvrage a pour ambition de « renouveler l’analyse historique et théorique des solennités spectaculaires en engageant une comparaison entre les anciens Pays-Bas méridionaux et l’Italie (fin XVIe-XVIIe siècles), et en s’intéressant tout particulièrement aux effets produits par les dispositifs déployés lors de ce type de manifestations » (p. 7). Si la problématique posée au début du livre consiste à se demander comment « deux cultures ont développé, indépendamment l’une de l’autre et au contact l’une de l’autre, les mêmes conceptions de l’expérience festive » (p. 8), en privilégiant l’étude des célébrations religieuses, il s’agit d’un prétexte à la mise en application et à la présentation des différentes approches de la recherche actuelle sur les fêtes baroques et leurs représentations. Le cadre géographique est plus d’une fois étendu à la France et à l’Espagne, tandis que certaines contributions abordent le domaine des réjouissances à caractère politique.

 

         Conçu comme un « défi transdisciplinaire » (p. 9), le volume comprend non moins de dix-huit essais écrits en français et en anglais par des historiens, des historiens de l’art, des historiens du spectacle, des historiens des sciences, des conservateurs et des musicologues, ainsi qu’une introduction co-écrite par les cinq directeurs de la publication, dont l’un est également l’auteur d’une des contributions. En fin d’ouvrage, chacun des auteurs fait l’objet d’une notice biographique.

 

         L’introduction, qui compense l’absence de conclusion, signale les enjeux du projet éditorial et scientifique et fournit une très utile mise au point à la fois méthodologique, historiographique et épistémologique, abordant différents concepts clés autour desquels s’articule toute réflexion portant sur les festivités et les livres de fêtes aux XVIe et XVIIe siècles, lesquels sont dégagés des études réunies dans la publication, auxquelles les auteurs font alors explicitement référence pour étayer leur propos. L’introduction est divisée en sept parties :

 

1. Mise au point terminologique et méthodologique.

2. À travers l’espace et le temps : entre tradition et renouveau.

3. Les cadres spectaculaires.

4. Le montage ornemental.

5. La profusion de l’ornement et l’intensification du sensible.

6. L’illusion et l’animation.

7. Fête de papier.

 

          Les auteurs justifient tout d’abord l’emploi des trois termes qui donnent son titre à l’ouvrage, à savoir ceux de cultures, de spectacle et de baroque, conçus comme des « outils heuristiques, voire des leviers herméneutiques susceptibles de déboucher sur une meilleure compréhension de ces phénomènes pluridimensionnels » et « de la manière dont les texte et les images en rendent compte » (p. 9). Ce premier développement leur permet d’inscrire leur démarche scientifique dans la perspective d’études antérieures portant sur la spectacularité, les fêtes de la Renaissance, l’anthropologie ou la performance (citant par exemple les travaux de Guy Debord, Jean Jacquot, Clifford Geertz, Ernst Kantorowicz et Kenneth Burke). Ils choisissent de porter leur attention non sur le déchiffrement des discours symboliques qui révèlent le message politico-religieux communiqué par les fêtes, organisées selon un scénario fixe préétabli et destiné à célébrer un destinataire privilégié (le prince, le saint, la Vierge), mais sur les dispositifs qui les communiquaient, leurs effets sur le spectateur et l‘appropriation du scénario de la fête par ce dernier.

 

         La suite de l’introduction aborde l’idée d’une culture du spectacle internationale et globale, corollaire de la circulation des techniques et des modèles à travers l’Europe moderne, ainsi que la tension entre centre (Rome) et périphérie / norme et adaptation. La fête religieuse baroque est alors présentée comme un produit de l’Église tridentine centralisée, et les festivités de manière générale comme des « palimpsestes rituels où les actions rejouent ou déjouent les scénarios hérités d’une tradition festive » (p. 15). La notion de « cadre » de la fête est définie en termes d’espace (la ville, l’église), investi par la cérémonie et métamorphosé par elle le temps des réjouissances, ce cadre général étant complété par une série de seuils et de dispositifs encadrants (arcs de triomphe éphémères, façades d’églises ornées, etc.). Il devient, grâce à la fête, un lieu chargé de sens, investi par des symboles qui sont sujets à plusieurs niveaux d’interprétation (sémiotique, herméneutique et esthétique). Cependant, la notion de « cadre » est aussi considérée dans sa dimension ornementale, les auteurs insistant sur le renouvellement récent des études dans ce domaine. Les fêtes baroques sont effectivement caractérisées par leurs décors éphémères et l’infinité de dispositifs, de montages et de constructions ornementales créées pour ces occasions. Leur profusion au même titre que l’intensification du sensible, voire la saturation des sens, participent selon eux d’un processus anagogique, l’expérience sensorielle étant considérée comme un chemin d’accès vers le spirituel. L’expérience de la fête est donc présentée comme une propédeutique aux pratiques dévotionnelles consistant à s’élever à partir du sensible vers le divin, l’ornement pouvant prendre l’ascendant sur le message véhiculé par la fête, et même s’y substituer, renversant le rapport du parergon à l’ergon. Au sein de la synesthésie festive, le sens de la vue était indéniablement le plus sollicité. La confusion souvent recherchée entre le naturel et l’artificiel, les décors permanents et éphémères, le goût pour l’illusion, les figures animées des tableaux vivants, l’hybridité et le monstrueux, s’explique d’après les auteurs par le primat du visuel, pleinement accompli dans les livres de fêtes, production relevant d’un genre icono-textuel ayant fait l’objet de nombreuses études (dont celle de Benoît Bolduc en 2016). Ce type de livre obéit à une double fonction : programmatique (faire comprendre l’intention du concepteur/ordonnateur de la fête) et commémorative (la pérenniser et la diffuser). Ils constituent par conséquent une recréation idéale, laudative et partiale, mais aussi et surtout, une des principales sources pour l’étude des festivités à l’époque moderne.

 

         Bien que le titre de l’ouvrage soit aussi celui d’une base de données issue du même projet de recherche, accessible en ligne et consacrée aux relations des fêtes de la canonisation des saints fondateurs de la Compagnie de Jésus en 1622, les directeurs de la publication ne sont pas tombés dans l’écueil d’une compilation d’études centrées sur les seules fêtes jésuites (cinq essais seulement leur sont exclusivement consacrés). Ainsi, l’essai inaugural sur les fêtes de canonisation italiennes écrit par Bernadette Majorana, qui a valeur de paradigme pour l’ensemble de l’ouvrage, ne se focalise sur aucun exemple précis, tandis que les contributions de J. Jaime Garcia Bernal et d’Eelco Nagelsmit montrent que les Carmes ou les Dominicains n’étaient pas en reste en ce qui concerne l’organisation de fêtes somptueuses, l’exécution de décors éphémères et les représentations dramatiques.

 

         La répétition, article après article, de certains lieux communs, tels que la primauté du visuel dans l’expérience festive et dans sa restitution/recréation écrite et iconographique, ne nuit pas à une lecture attentive, et il convient surtout de souligner l’originalité des approches proposées par les auteurs. Rosa de Marco, après une analyse du rôle de la signalétique dans le « livre-seuil » que constitue le livre de fête, qui permet au lecteur de parcourir mentalement l’iter suivi par la procession, analyse la fusion des sens, notamment olfactif et visuel, dans l’expérience de la fête en s’appuyant sur le concept de « synchrèse » emprunté à Michel Chion et au domaine de l’audio-vision. Caroline Heering, qui estime qu’il existe entre l’ornement, le végétal et l’art éphémère « une sorte de collusion originelle » (p. 67), étudie la nature, le sens et la fonction des ornements végétaux en revenant sur l’origine et le sens du terme d’ornement, qui métamorphose son support au même titre que la fête métamorphose l’espace où elle se déploie. Le sens de l’ouïe est interrogé via les trois contributions successives de Céline Drèze, Anne Piéjus et Émilie Corswarem, consacrées à la nature et à la fonction de la musique dans le fête religieuse, dans trois contextes religieux différents. La relecture d’un texte du jésuite Louis Richeôme à l’aune de la théorie contemporaine de l’image rétinienne du savant protestant Johannes Kepler, permet à Ruth Noyes de révéler une nouvelle dimension de l’apparat décoratif et lumineux des Quarante-Heures, transformant l’acte de la vision en métaphore de la Transsubstantiation. Les contributions de Lise Constant et de Cécile Vincent-Cassy sur les cérémonies rendues en l’honneur de la Vierge Marie à Bruxelles et à Tolède, manifestent clairement l’étroite implication du politique dans le religieux et inversement. Le concept de « comportement rétabli » emprunté à Richard Schechner et aux Performance studies par Stijn Bussels et Bram Van Oostveldt, s’applique d’ailleurs aussi bien aux joyeuses entrées anversoises dont traitent ces deux auteurs qu’aux processions mariales bruxelloises. Le caractère présentiste de chaque événement festif est ainsi annulé par son statut de réinterprétation et de réadaptation épisodique d’un premier événement fondateur. Il ne s’agit là, évidemment, que d’un simple aperçu des nombreux textes de l’ouvrage, qu’il serait trop long d’aborder un à un dans ce compte-rendu.

 

         Une certaine disparité existe dans le nombre des illustrations, presque toujours en couleurs, certains essais en étant dépourvus alors que l’article de Valérie Herremans en compte trente-cinq, qui plus est en pleine page, ce qui n’est le cas d’aucune autre contribution. Ce choix est cependant justifié dans la mesure où les reproductions de gravures et de dessins documentent de manière exceptionnelle la conception des décors éphémères des autels dans les anciens Pays-Bas catholique. On pourrait regretter qu’il n’ait pas été prévu, en fin de volume, une petite bibliographie de référence servant de support pour l’étude des fêtes religieuses dans les anciens Pays-Bas catholiques à l’époque moderne, d’autant qu’une lacune dans ce domaine au sein des entreprises d’inventaires et de recensements bibliographiques des textes sources (tel l’ouvrage publié en 2000 par Hellen Watanabe-O’Kelly et Anne Simon) est signalée dans l’introduction. Mais il est vrai que ce n’est pas l’objectif de ce livre, dont l’ambition n’est autre que de livrer les résultats très encourageants, des enquêtes menées dans le cadre d’un programme puis d’un projet de recherche interdisciplinaires et internationaux. La grande variété des sujets abordés et des démarches adoptées impulse un souffle nouveau au champ de recherche que constitue la fête baroque. Les qualités d’érudition des différents essais et les nombreuses références à des documents jusque-là peu ou pas exploités susciteront sans doute l’intérêt des lecteurs et de nouvelles perspectives de recherche pour l’avenir.

 

 

Sommaire 

 

Dekoninck Ralph, Delbeke Maarten, Delfosse Annick, Heering Caroline et Vermeir Koen, Introduction, p. 7-30.

Majorana Bernadette, Planning the spectator : Italian Festivals and Festival Books for the Canonisations of Saints (17th-18th Centuries), p. 31-45.

de Marco Rosa, Les seuils sensibles de l’expérience festive : du matériel à l’immatériel et inversement, p. 46-66.

Heering Caroline, De la nature à l’ornement. Le végétal dans les décors éphémères de la culture du spectacle baroque, p. 67-82.

Constant Lise, Images miraculeuses en mouvement. Les processions mariales à Bruxelles au XVIIe siècle, p. 83-102.

Herremans Valérie, Creating on Earth : Ephemeral Altar Ornamentation in the Early Modern Southern Low Countries, p. 103-146.

Vincent-Cassy Cécile, Précieux écrins pour un divin trésor. Les fêtes en l’honneur de la chapelle de la Vierge du Sagrario. Tolède, 20 octobre – 3 novembre 1616, p. 147-158.

Bernal J. Jaime Garcia, Sacred Celebrations for Teresa of Avila : Visual Theology and Sensory Grammar in Religious Displays in the Hispanic World, p. 159-181.

Nagelsmit Eelco, Between Pomp and Penitence. Staging Religious Feasts in Counter-Reformation Brussels, p. 183-196.

Drèze Céline, Les méditations de carême dans les anciens Pays-Bas : Musique et dispositifs décoratifs au service de l’exercice spirituel, p. 197-210.

Piéjus Anne, « Pénétrer doucement le cœur de celui qui écoute ». Le carnaval chrétien à l’Oratoire de Rome, p. 211-221.

Corswarem Emilie, Fête, musique et identité : le cas des églises nationales à Rome, p. 223-234.

Noyes Ruth S., « Sacro orrore and the Species ». Counter-Reformation Visual Theory and Eucharistic Spectacular Ornament, p. 235-248.

Kay Nancy J., Sacra Conversazione : Eavesdropping on the Saints of Antwerp during its Centennial Jubilee Procession, p. 249-260.

Degans Édouard, Les monstres de l’ornement. Hybridations et métamorphoses spectaculaires dans les festivités éphémères médicéennes à Florence au second Cinquecento, p. 261-279.

Cholcman Talmar, Italians in the Southern Netherlands : one Stage, Two Nations, Three Voices, p. 281-296.

Bussels Stijn et Van Oostveldt Bram, « Le comportement rétabli » et la performance de la Pucelle de la ville dans les joyeuses entrées à Anvers, p. 297-317.

de Mûelenaere Gwendoline, Omnia singularem disputationi conciliabant celebritatem. Les défenses de thèses dans les Pays-Bas espagnols, p. 319-336.

Alberti Alessia, « Farla immortale nelle carte ». Formes et fonctions des estampes milanaises de l’éphémère baroque (1621-1647), p. 337-360.

Auteurs, p. 361-364.

 


N.B. : Antonin Liatard prépare actuellement, sous la direction d’Olivier Bonfait (Université de Bourgogne-Franche-Comté) et de Ralph Dekoninck (Université catholique de Louvain-la-Neuve), une thèse de doctorat portant sur l'aménagement et le décor des sanctuaires jésuites des anciennes provinces de l’Assistance de France, de Gallo-belgique et de Flandre-belgique. Suite à la décision de publier ce compte rendu, qui a été soumis au comité scientifique d'Histara-les comptes rendus, la rédaction de notre revue signale que le co-directeur de la thèse de M. Liatard, Ralph Dekoninck, est également l'un des cinq co-éditeurs de l’ouvrage anonyme recensé.