Bodart, D. H. - Alberti, F. (dir.): Rire en images à la Renaissance, (The Body in Art), (BIA), 552 p., 76 b/w ill. + 214 colour ill., 216 x 280 mm, ISBN: 978-2-503-54946-0, 150 €
(Brepols, Turnhout 2018)
 
Rezension von Guillaume Bureaux, Université Rouen Normandie
 
Anzahl Wörter : 2406 Wörter
Online publiziert am 2020-02-18
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3610
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          Comment étudier le rire en tant qu’objet d’histoire ? Comment en étudier les implications quand les causes du rire évoluent en même temps que la société ? C’est une partie de l’ambitieux programme de ce volume, sanctionnant la tenue d’un colloque international du 7 au 10 mars 2012, qui propose un postulat relativement simple : celui d’étudier le rire dans l’art de la Renaissance, période durant laquelle cette expression corporelle du plaisir est à la fois généralement mal vue par les autorités ecclésiastiques et largement présente dans l’art et la vie populaire.

 

         L’ouvrage débute par une préface (p. 5-14) de Daniel Ménager (professeur de littérature, spécialiste de la Renaissance et auteur de l’ouvrage La Renaissance et le rire) dans laquelle il rappelle au lecteur, entre autres généralités, la difficulté de saisir le rire et ses causes, tout en réaffirmant la nécessité de dépasser nos conceptions contemporaines ; ainsi que la très grande présence du rire dans la littérature populaire (dont le meilleur représentant demeure Rabelais).

 

         S’ensuit une introduction (p. 15-42) des deux directrices de publication, Francesca Alberti (Maître de Conférence à l’Université de Tours et spécialiste de l’histoire de l’art italien de la Renaissance) et Diane H. Bodart (Associate Professor à Columbia University, spécialiste de la représentation du pouvoir à travers le portrait), qui exposent le plan du livre consistant à explorer le rire dans et par les images à travers cinq axes majeurs, chacun constituant une partie de l’ouvrage :

 

  • 1/ Du grotesque à la caricature, les procédés de la déformation comique
  • 2/ Peintures ridicules
  • 3/ Le rire et ses pratiques
  • 4/ Rire dans l’espace sacré
  • 5/ Ingeno : Détournements et jeux parodiques

 

         La première partie (p. 43-126), consacrée aux procédés de la déformation comique, regroupe quatre articles (trois en français, un en anglais) et aborde l’un des aspects les plus universels du rire, à savoir « rire de l’autre », en insistant principalement sur ses défauts physiques, considérés comme le signe évident, depuis l’Antiquité, des personnages ridicules, marginaux, pauvres d’esprit ou encore socialement inférieurs. Source du rire populaire, la déformation comique, qu’il s’agisse de rabaisser ou de moquer l’autre, est un mode d’expression relativement simple qui ne s’est frayé un chemin dans l’art qu’au prix d’un long processus : par la pratique dissimulée au revers des tableaux ou sur des murs (Bert W. Meijer) ; par la mise en avant des défauts psychiques et psychologiques liés à la faiblesse de caractère ou au manque d’intelligence amenant aux déviances sexuelles, et des défauts physiques dus à la vieillesse (Valérie Boudier) ; par des procédés caricaturaux avant la lettre, jouant sur l’exagération à outrance des visages dans une optique de contestation ou de moquerie politique (Diane H. Bodard), et même sur les comparaisons avec les animaux dans un but de rabaissement social du corps ou de la personne visée (Sandra Cheng).

 

         La seconde partie (p. 127-225), comprenant cinq articles (un en italien, deux en français, deux en anglais), s’intéresse à la polysémie du grotesque et au caractère multiforme que celui-ci prend dans les œuvres picturales, jouant sur les codes de la laideur et les décors fantaisistes, extravagants. Dans les peintures cocasses, mêlant les caractéristiques végétales, animales et humaines, les traits des grotesques participent à la mise en valeur de l’excès et de la disproportion du corps ouvert (Francesco Porzio). Le grotesque passe aussi dans la représentation de situations du quotidien, quel que soit le milieu, avec l’intégration d’animaux rendant absurdes les scènes dont l’aspect comique ne semble pas correspondre à nos représentations, en particulier en ce qui concerne la présence de chats (Michel Hochmann). Le rire grotesque devient également un sujet à part entière de la peinture italienne à partir de la fin du XVIe siècle, notamment sous l’influence d’artistes allemands tels Hans von Aachen, qui démocratisent la transgression de la dichotomie entre rire moral et hilarité immorale en peignant notamment des portraits de sujets riant à gorge déployée (Thomas Fusenig). Malgré le succès de ce genre particulier de peinture, les représentations du rire déplaisent particulièrement à l’Église qui les qualifie de « vaines », d’« invraisemblables », voire même de « disproportionnées » et d’« obscures ». Certains ecclésiastiques, en particulier le cardinal Paleotti, n’hésitent pas à rédiger des traités moraux ayant pour conséquence une marginalisation rapide de ce genre pictural (Philippe Morel). Et le succès du grotesque n’est pas présent uniquement dans la peinture italienne : il fait son apparition au même moment dans la gravure et le dessin anglais, avec d’autres sujets, relatifs aux préoccupations de la société insulaire, notamment dans le contexte de la fin du XVIe siècle : caricatures anti-espagnoles, satires des relations entre les sexes, critiques envers le catholicisme, vices sociaux et critiques politiciennes (Malcolm Jones).

 

         À la suite de l’étude du grotesque, des caricatures et des peintures ridicules, s’ouvre une troisième partie (p. 227-289) consacrée au rire et à ses pratiques, thème ambitieux étudié à travers quatre articles (deux en italien, un en français, un en anglais). Plus précisément, cette partie médiane constitue une véritable charnière en s’intéressant à la figure du rieur et ses pratiques, questionnant le rire comme performance. L’un des premiers aspects abordés est celui de l’art littéraire, en particulier dans le contexte de la domination de la famille Farnèse sur l’Italie de la première moitié du XVIe siècle, période durant laquelle de nombreux écrivains et poètes, en particulier Annibal Caro, peuvent donner libre cours à l’écrit parodique (Paolo Procaccioli). Mais la littérature italienne de la Renaissance voit également émerger de nombreux traités sur la peinture « ridicule », émanant de certains ecclésiastiques, dont le représentant le plus emblématique est le cardinal Paleotti. Ces érudits théorisent le comique pictural de manière ambivalente : le rire sanctionne à la fois une conduite inadéquate ou déviante en même temps qu’il soude la communauté autour d’une norme partagée (Emmanuelle Hénin). Parmi ces peintures au caractère subversif, à la fois symbole d’une déviance et de l’unité autour d’une norme, se trouve le cas des références sexuelles et de la distanciation spectateurs/image. Au-delà de l’aspect subversif, les compositions sexuelles et difformes, renforçant le message satirique, connaissent une large diffusion par le biais d’une multiplicité de supports, qu’il s’agisse de papier, d’assiettes, de pièces ou de broches (Patricia Simons). Cependant, s’il est mal considéré par les autorités religieuses, le rire populaire, en particulier le rire « à gorge déployée », reste un sujet d’étude pour les sculpteurs italiens de la Renaissance. Symbole d’un esprit crédule et peu développé, ce rire, dans l’art sculptural, semble également traduire la simplicité et la bienveillance (Tommaso Mozzati).

 

         L’avant-dernière partie (p. 289-363), à travers trois articles (en français uniquement), s’intéresse au thème du rire dans l’espace sacré, sans doute le plus difficile à cerner au vu de la réaction ecclésiastique face au comique. Plusieurs moyens détournés demeurent à la portée des artistes pour représenter le rire dans l’art sacré. L’un des premiers ressorts est la représentation de l’enfant dans la peinture de Lorenzo Lotto, de son innocence créant des situations cocasses et hilarantes, de même que sa malice rendant ridicule la scène principale représentée (Maurice Brock). Mais le rire suppose également que l’artiste, au-delà de connaître et d’avoir les capacités de reproduire les émotions humaines, ait l'occasion de transmettre un message précis à travers un support apparemment inerte. Le cas du buste funéraire souriant de Leonardo Salutati montre que le sculpteur Mino da Fiesole parvient à susciter chez celui qui contemple le buste une multitude d’émotions, qu’il s’agisse de provoquer de l’empathie pour l’ecclésiastique ou la compréhension que même un religieux peut être effrayé par la mort (Angelica Tschachtli). Mais parmi tous les exemples visibles dans l’art de la Renaissance, le rire/sourire le plus éloquent demeure celui de l’Enfant-Jésus, représentant la véritable ambivalence du rire dans la pensée chrétienne. Sorte d’apogée du rire chrétien et de son acceptation, il est le résultat d’un long processus artistique ayant commencé, dans les églises, avec le sourire des anges gothiques. Symbole de joie, d’allégresse, l’image de l’Enfant-Jésus s’intègre au sein d’une liturgie de la joie soutenue par des pratiques dévotionnelles à la fois privées et collectives, à l’image des célébrations pascales (Francesca Alberti).

 

         La dernière partie (p. 365-471) s’intéresse aux détournements et aux jeux parodiques à travers cinq articles (un en espagnol, trois en anglais et un en français) constituant la partie à la fois la plus longue et la plus riche de l’ouvrage. Parmi ces détournements, la parodie enfantine demeure un outil efficace dans l’escarcelle de l’artiste. Le dessin et le jeu infantile connaît un véritable intérêt du XVIe au XVIIIe siècle de la part des artistes, afin de nourrir leur imagination et diffuser de manière différente leur message dans un contexte de développement historique de la caricature (José Emilio Burucua). Cela est visible en particulier dans l’art d’Albrecht Dürer et de Jacopo da Pontormo, pourtant considérés comme des peintres « sérieux », où l’humour semble servir à moquer l’humain et ironiser sur le présent en traitant et mettant au jour les imperfections humaines (Denis Geronimus). Plus encore, le rire permet à l’auteur – qu’il s’agisse des dessins enfantins ou encore des symboles discrets du rire, comme les sourires effacés ou les regards détournés – d’attirer les spectateurs vers une réflexion, une compréhension et la curiosité sur la manière et les causes du rire (Henry Keazor). Au titre de la mise au jour des imperfections humaines, il existe de nombreux topoï dont l’art n’hésite pas à se moquer, et en particulier celui du mythe de l’âge d’or. Cette métaphore de l’état idéal de l’humanité, s’il est théorisé très tôt, voit se développer en parallèle des pratiques d’inversions sociales comme le Pays de Cocagne ou le Carnaval, des versions qui appartiennent à la même série de solutions imaginaires pour verbaliser et visualiser les conceptions utopiques d’un lieu et d’un temps égalitaire (Elinor Myara Kelif). Dans cette veine, certains artistes mettent en scène des Bizzaries, sorte de machines humanoïdes composées d’objets dépareillés et grotesques. La fonction de ces automates est d’insister sur la bivalence du comique paradoxal : un squelette interne connecté à l’externalité/spiritualité symbolisée par la gestuelle et la posture (Nicola Suthor).

 

         En guise de conclusion, ou plutôt d’épilogue (à en croire la table des matières), les directrices de publication ont décidé de mettre en lumière l’article « Smiles of Delight and Pleasures of Play in Italian Renaissance Art » de Paul Barolsky (p. 473-481). L’auteur rappelle que si l’histoire du rire existe depuis la Grèce et l’Inde antiques, celle-ci demeure en cours d’écriture au vu de la variété des connotations et des implications du rire selon son contexte. La vraie force du rire et du sourire dans l’art est d’amener le spectateur à rire et sourire à son tour, comme une sorte de célébration de la vie elle-même.

 

         Pour agrémenter l’ensemble des articles, ce ne sont pas moins de 238 illustrations (photos d’objet, de dessins, de tableaux) qui sont présentes dans cet ouvrage, avec toutefois de grandes disparités, comme l’absence totale d’illustrations pour les articles de Paolo Procaccioli et d’Emmanuelle Hénin ; ou encore la grande richesse iconographique des articles de Valérie Bourdier, Sandra Cheng et Francesca Alberti, avec respectivement 20, 21 et 23 images. Malgré la qualité indéniable de ces illustrations et leur rôle essentiel pour le lecteur de l’ouvrage, nous pouvons regretter leur manque de pertinence dans certains cas. En effet, si nombre d’articles font référence directement aux images présentes, d’autres auteurs semblent avoir intégré leurs images, soit sans lien direct avec le texte, soit sans y faire explicitement référence. Au titre des quelques critiques que nous pouvons émettre à l’encontre de l’ouvrage se trouve le choix d’un article final faisant office d’épilogue. En effet, si l’article possède d’indéniables qualités, une réelle conclusion aurait été bienvenue avec, pourquoi pas, un résumé des débats principaux ayant eu lieu durant le colloque. Toutefois, il serait injuste, au vu des qualités exceptionnelles de l’ouvrage, de continuer à développer les défauts tant ceux-ci sont minimes. Il faut plutôt en souligner la réelle accessibilité, à la fois pour un lecteur initié à l’histoire de l’art et pour un lecteur novice. En définitive, il nous est proposé ici un ouvrage complet proposant un thème de recherche original et complexe, encore considéré jusqu’à il y a peu comme un sujet marginal. Avec cet ouvrage, le rire confirme son statut d’objet historique à part entière et offre de nouvelles voies de recherche prolixes et de plus essentielles pour le renouveau des études sur l’art de la Renaissance.

 

 

Sommaire

 

Daniel Ménager, Les plaisirs du rire dans la littérature de la Renaissance p. 5-14
Francesca Alberti, Diane H. Bodart, Introduction p. 15-42
Bert W. Meijer, Dessins grotesques et ridicules sur le support des peintures (XIV e-XVI e siècles) p. 45-66
Valérie Boudier, Rire de la mauvaise humeur avec Bartolomeo Passerotti p. 67-84
Diane H. Bodart, Pour une proto-histoire de la caricature politique p. 85-116
Sandra Cheng, Ridiculous Portraits : comic ugliness and early modern caricature p. 117-126
Francesco Porzio, Per il linguaggio del comico figurativo : il lessico metaforico delle "pitture ridicole" p. 129-141
Michel Hochmann, «Des bizarreries de chat et d’autres fantaisies»: le chat dans les tableaux comiques de la Renaissance p. 143-155
Thomas Fusenig, Hans von Aachen, laughter and early Italian Genre Painting p. 157-174
Philippe Morel, Rire avec les grotesques à la Renaissance p. 175-192
Malcolm Jones, Facete and befitting pictures : humour in the prints and paintings of the English Renaissance, c.1550-c.1650 p. 193-224
Paolo Procaccioli, Santa Nafissa. Per una tipologia della scrittura d’arte en comique p. 229-244
Emmanuelle Hénin, Des peintures comiques malgré elles : à propos d’une distinction de Paleotti p. 245-257
Patricia Simons, Dicks and stones : double-sided humour in a maiolica dish of 1536 p. 259-274
Tommaso Mozzati, Ridere a bocca piena. La Compagnia del Paiuolo e le sculture di cibo p. 275-287
Maurice Brock, Quelques enfants amusants dans la peinture religieuse de Lorenzo Lotto p. 291-310
Angelica Tschachtli, Un sourire qui intrigue : les expressions faciales du buste funéraire de Leonardo Salutati par Mino da Fiesole p. 311-325
Francesca Alberti, Ridente Redentore : le rire de l’Enfant-Jésus dans l’art italien de la Renaissance p. 327-363
José Emilio Burucúa, Juegos de niños y conocimiento adulto en el Renacimiento europeo p. 367-379
Dennis Geronimus, Northern Exposure : Pontormo, Dürer and the humor of the body p. 381-414
Henri Keazor, Unexplained Laughter : The role of humor, wit and laughing in the painterly reform of the Carracci p. 415- 427
Elinor Myara Kelif, Traditions burlesque et populaire du mythe de l’âge d’or chez Pieter Bruegel et Bernard Salomon p. 429-449
Nicola Suthor, Braccelli’s Bizzarie : a distinctive form of Commedia dell’Arte, p. 451-471

Paul Barolsky, Smiles of delight and pleasures of play in Italian Renaissance art p. 473-481