Danguy, Laurence : Le Nebelspalter Zurichois (1875-1921). Au cœur de l’Europe des revues et des arts, XLIV-260 p., 118 ill. n&b. et 32 ill. coul., 39, 90 €
(Droz, Genève 2018)
 
Compte rendu par Nicholas-Henri Zmelty, Université de Picardie Jules Verne
 
Nombre de mots : 2068 mots
Publié en ligne le 2022-07-25
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3629
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          Après en avoir fait l’objet de ses recherches dans le cadre de sa thèse de doctorat publiée en 2009 sous le titre L’ange de la jeunesse – La revue Jugend et le Jugendstil à Munich (Paris, Maison des sciences de l’homme, collection Philia), l’historienne de l’art Laurence Danguy a poursuivi son exploration de la presse illustrée de langue allemande avec le Nebelspalter zurichois. Publiée en 2018, cette première étude de fond consacrée à ce journal satirique que Philippe Kaenel désigne dans l’avant-propos comme le « doyen des périodiques illustrés sur le plan mondial » force le respect. Au-delà de l’intérêt manifeste que présente le sujet lui-même, le livre de Laurence Danguy se distingue par la pertinence de ses analyses et par la rigueur intellectuelle qui a présidé à son élaboration, le tout conjugué à d’indéniables qualités formelles qui font de cet ouvrage une réalisation aussi convaincante par le sérieux de son propos que séduisante par son aspect. De ce point de vue, le format imposant permet d’apprécier comme il se doit les cent cinquante illustrations reproduites pour la plupart en pleine page et répertoriées dans une table à la fin du livre. Au rang des éléments qui font de celui-ci un véritable outil pour le curieux comme pour le spécialiste, il faut citer cet index à la forme assez inhabituelle mêlant noms de personnes et d’institutions mais aussi pays, phénomènes artistiques ou culturels (bolchévisme, fauvisme, décadentisme…), titres d’œuvres (C’est la guerre de Vallotton) et rencontres diplomatiques comme, par exemple, la Seconde conférence de La Haye. La bibliographie aurait pu être tentaculaire au regard des importantes recherches que suppose la rédaction d’une telle somme : elle est plutôt sélective et se limite à deux pages uniquement centrées sur les études relatives au Nebelspalter. Les sources ayant alimenté la réflexion de l’autrice ne sont pas dissimulées pour autant : les centaines de notes figurant au bas des deux cent cinquante-huit pages qui composent l’ouvrage sont en effet truffées de références bibliographiques en lien avec quantité d’idées ou de faits précis évoqués dans le corps du texte.

 

          Un résultat d’une telle qualité n’étonne guère venant d’une autrice qui compte parmi les meilleures spécialistes actuelles de la presse illustrée des XIXe et XXe siècles. Le degré d’expertise de Laurence Danguy en la matière se vérifie dans cette réalisation, à commencer par le fait que celle-ci soit consacrée à un journal forcément moins connu en France que ses homologues nationaux de la même époque. Un de ses premiers mérites est de mettre au jour un univers éditorial tout entier et notamment des dessinateurs comme ceux que l’autrice désigne sous l’appellation « dynastie Boscovits », autrement dit Johann Friedrich Boscovits et son fils Fritz, le premier occupant ou partageant le poste de rédacteur en chef du journal à intervalles plus ou moins réguliers à partir de 1900. Si l’on ne peut que constater la dimension stylistiquement convenue  du périodique – le Nebelspalter zurichois n’étant visiblement pas le lieu des expérimentations formelles les plus audacieuses – on est néanmoins amusé à la vue de certaines compositions, surpris par l’originalité de quelques-unes (un Emile Huber subissant l’heureuse influence d’un Henri-Gustave Jossot) et parfois interpellé par d’autres comme la couverture du numéro du 5 janvier 1901 signée Willy Lehmann-Schramm résonnant comme un grossier pastiche de celle réalisée par Alphonse Mucha pour la revue La Plume quelque temps auparavant.

 

          Chapitré en trois grandes parties, le livre repose à la fois sur l’analyse des composantes du périodique en tant que tel – les textes mais aussi et surtout les vingt mille images au total – et sur l’exploitation de deux fonds d’archives, ce qui amène à couvrir un spectre de connaissances très large en articulant, entre autres, considérations historiques et esthétiques, sociologie du lectorat, évolution de la ligne éditoriale, profils des principaux acteurs et mise au jour des réseaux. La première partie – « Identité et chronique d’une revue satirique zurichoise » – plante le décor sur des bases historiques et factuelles à travers les cinq cycles de vie du journal identifiés par l’autrice entre 1875 et 1921. Laurence Danguy fait en outre la démonstration de l’évolution mesurée de la ligne éditoriale mais aussi de la place et de la teneur des images au gré des événements propres à la vie du journal comme les changements au sein de la rédaction, en fonction d’événements historiques majeurs comme la Première Guerre mondiale ou de débats esthétiques.

 

          À partir de la deuxième partie – « Un certain regard sur le monde » – l’historienne de l’art, investit pleinement son champ d’investigation de prédilection et décrypte, interroge et compare les images avec sagacité et précision. Au fil de l’ouvrage, Laurence Danguy s’intéresse à des questions aussi diverses que le recours (ou non) à un cadre qui délimite les dessins et auquel elle prête une portée sémantique, l’introduction tardive de la couleur ou le rapport au Jugendstil. Envisager un périodique dans sa globalité impose d’avoir une connaissance très fine de l’actualité à laquelle le journal faisait écho. La difficulté tient non seulement à la longueur de la période à couvrir – quarante-six ans dans ce cas précis – mais réside aussi dans le fait que les événements convoqués relèvent parfois de l’anecdote, ce qui impose de se plonger dans des sources contemporaines afin de dissiper le caractère parfois nébuleux de telle ou telle allusion. L’autrice souligne ainsi à juste titre le caractère parfois ardu de l’enquête iconographique pour comprendre les finesses et les sous-entendus inclus dans les légendes et les dessins, la veine satirique de l’ensemble complexifiant le tout.

 

          Introduite par un cahier de trente-deux illustrations en pleine page et en couleurs, la troisième partie intitulée « Culture, art et politique : discourir et prendre sa place » traite entre autres du regard porté sur l’art suisse, du rôle des salons caricaturaux dans le rapport qu’entretient le Nebelspalter à l’art moderne et de la place particulière accordée à Arnold Böcklin et Ferdinand Hodler dans ses pages. La qualité des images du cahier introductif fait regretter que toutes n’aient pas été reproduites en couleurs (ce que l’on imagine comme étant lié à des contraintes éditoriales). Quant à la teneur de ces images, la satire de la politique intérieure suisse et des relations internationales est évidemment de mise, mais sur ce terrain comme sur celui de la dénonciation de l’hypocrisie des mœurs de la société bourgeoise, le Nebelspalter zurichois n’est nullement comparable à certaines publications contemporaines, à commencer par la très virulente Assiette au Beurre de Samuel-Sigismond Schwarz qui, en comparaison, passe pour mille fois plus excessive et jouissive, artistiquement et idéologiquement parlant. Le Nebelspalter témoigne d’autres sensibilités, celle du compromis en particulier, et comme le remarque très justement Laurence Danguy dans sa conclusion : « rien n’est brutal dans l’histoire de la revue ».

 

          Les livres d’une telle envergure sont rares et après avoir refermé celui-ci, on ne peut qu’être satisfait de savoir qu’il s’agit du premier numéro de la collection « Presse et caricature » lancée par Philippe Kaenel et consacrée aux principaux journaux satiriques européens des XIXe et XXe siècles. Comptons donc sur les vertus et les qualités des chercheurs internationaux spécialistes de la question pour mener à bien une telle entreprise. Pour sa part, Laurence Danguy n’en a pas encore tout à fait fini avec le Nebelspalter car elle participe actuellement à un ambitieux programme de recherches axé sur la période faisant immédiatement suite à celle concernée par sa monographie et qu’elle prolonge donc, Le Nebelspalter dans la tourmente (1922-1953) – Culture visuelle et esthétique politique d’un périodique suisse[1] sous la direction de Philippe Kaenel.

 

 


[1] 

https://www.unil.ch/hart/fr/home/menuinst/recherche/projets/fns-le-nebelspalter-1922-1953.html

 

 

 

Sommaire

 

Remerciements, Avant-propos de Philippe Kaenel : la presse satirique en Suisse

Introduction

 

Première partie IDENTITÉ ET CHRONIQUE D’UNE REVUE SATIRIQUE ZURICHOISE

1.     Genèse et figures

1.1. Décryptage de la fondation et de la vie éditoriale : focus sur Boscovits senior

1.2. La domination Boscovits

1.3. La configuration artistique et sociétale des dessinateurs

1.4. Ambitions voilées et assumées : de la délimitation avec les champs de l’art et de la presse

1.5. Liste et période d’activité des éditeurs et rédacteurs en chef

1.6. Liste et période d’activité des dessinateurs

2.     Cycles de vie d’un organe bourgeois à l’identité complexe

2.1. 1875, un premier numéro fixant les choses : maquette, tendance, identité visuelle et commerciale

2.2. 1875-1886 : les années noir et blanc de l’ère Nötzli ou quand la Suisse prime sur le monde 2.2.1. Identité, maquette et technique – On affine 2.2.2. Distribution, politique commerciale et lectorat – Essor 2.2.3. Déclinaisons thématiques d’une tendance stable 2.2.4. Un langage visuel et rhétorique très typé 2.2.5. L’installation d’un appareil allégorique

2.3. 1887-1899 : ouverture, couleur et premier Jugendstil sous l’ère Nötzli 2.3.1. Identité, maquette et technique – Changements techniques et oscillations du titre 2.3.2. Distribution, politique commerciale et lectorat – En avant toute 2.3.3. Thèmes et tendance – Ouverture et modernité 2.3.4. Rhétorique – Continuité et variations 2.3.5. Langage visuel – Jugendstil, Belle Époque et caricature 2.3.6. La constellation allégorique du Nebelspalter – Allégorie, femme et un monde à soi 2.3.7. Les couvertures Jugendstil, l’affirmation d’une identité 2.3.8. En voir de toutes les couleurs

2.4. 1900-1906 : Jugendstil versus Heimatstil – Retour aux fondamentaux 2.4.1. Identité, maquette et technique – Menace sur le cadre au trait 2.4.2. Distribution, politique commerciale et lectorat – Statu quo 2.4.3. Tendance et thèmes – Recentrage 2.4.4. Rhétorique – L’empreinte de la politique 2.4.5. Langage visuel – Acculturation du Jugendstil et recyclage de formules anciennes 2.4.6. La femme, le nu et l’allégorie 2.4.7. Du Heimatstil en couverture – Le Jugendstil helvétique 2.4.8. Les aléas de la couleur

2.5. 1907-1912 : remous, hésitations et révisions 2.5.1. Identité, maquette et technique – Le temps de la refonte
2.5.2. Distribution, politique commerciale et lectorat – Recadrage 2.5.3. Durcissement de tendance et primauté à la politique 2.5.4. Rhétorique – On monte le ton 2.5.5. Victoire du Heimatstil et confinement de l’image à l’illustration satirique 2.5.6. Recul de la représentation féminine et désinvestissement de l’allégorie 2.5.7. La valse des couvertures 2.5.8. Passage définitif à la couleur

2.6. 1913-1921 : l’image en perte et la Première Guerre mondiale 2.6.1. Identité, maquette et technique – Recul 2.6.2. Distribution, politique commerciale et lectorat – Sursauts et fuite en avant 2.6.3. Tendance et thèmes – Repli et ambigüité 2.6.4. Une rhétorique clivée 2.6.5. Le chant du cygne de l’image 2.6.6. Divorce de la femme et de l’allégorie 2.6.7. Dilution de la couleur

 

Deuxième partie UN CERTAIN REGARD SUR LE MONDE

3.     Regard sur un monde aux déclinaisons plurielles

3.1. Une iconographie du monde 107 3.1.1. 1875-1886 : figures et motifs d’une ouverture a minima 3.1.2. 1887-1914 : déclinaisons d’un univers en expansion et d’une Europe impuissante 3.1.3. 1914-1921 : embrasement et no man’s land d’un univers en perdition

3.2. La Suisse versus Zurich : critique et iconographie 3.2.1. Le face-à-face (helvétique) du Nebelspalter avec Helvetia 3.2.2. L’alliance sacrée ou la Suisse du Nebelspalter 3.2.3. Chronique visuelle d’une ville : Zurich

3.3. La Première Guerre mondiale : la « drôle » de guerre d’une revue 3.3.1. Se situer vis-à-vis d’un conflit étrange 3.3.2. Rire en guerre 3.3.3. Montrer la guerre et renoncer au rire 3.3.4. L’après-guerre : ressassements en images

 

Troisième partie CULTURE, ART ET POLITIQUE : DISCOURIR ET PRENDRE SA PLACE

4.     Discours sur l’art

4.1. La question de l’art suisse

4.2. Rendre compte des expositions et régler ses comptes via les expositions

4.3. Le salon caricatural du Nebelspalter ou la critique de la modernité

4.4. Le couple Arnold Böcklin et Ferdinand Hodler

4.5. Plaider et batailler pour la pierre à Zurich : le Kunsthaus et le Musée national suisse

4.6. La maigre réception des mouvements contemporains

5.     Emprunts, transferts et autoréférentialité

5.1. Le Nebelspalter, la caricature et les revues illustrées européennes

5.2. S’enrichir du « grand art »

5.3. Le statut très particulier de Arnold Böcklin et Ferdinand Hodler

5.4. Transpositions médiales

5.5. Se citer soi-même plus que de mesure

6.     Des affaires de réseaux

6.1. La leçon des archives Nötzli : un éditeur et ses réseaux

6.2. Intrigues suisses et influences françaises dans le monde éditorial: Jean Nötzli, John Grand-Carteret et Cäsar Schmidt 6.2.1. Acte un : correspondance entre Jean Nötzli et John Grand-Carteret de 1880 à 1891 6.2.2. Acte deux : 1897, querelle autour de l’« Europe actuelle »

6.3. Quand politique, art et satire se mêlent : Numa Droz et Jean Nötzli

6.4. Passions d’artistes : Richard Kissling, Evert van Muyden, Henri van Muyden et Jean Nötzli

Conclusion

Bibliographie sélective Travaux académiques sur le Nebelspalter Travaux académiques s’appuyant sur le Nebelspalter de manière significative Publications de vulgarisation sur le Nebelspalter en provenance des éditions du Nebelspalter Publications de vulgarisation sur le Nebelspalter en provenance d’autres maisons d’édition

Index

Table des illustrations

Crédits photographiques