Liepe, Lena Eva (ed.): The Locus of Meaning in Medieval Art. Iconography, Iconology, and Interpreting the Visual Imagery of the Middle Ages, (Studies in Iconography), 26.0 x 21.0 cm, xii-240 p., 36 Fig., ISBN : 978-1-58044-343-2, 112,95 €
(De Gruyter, Berlin 2019)
 
Compte rendu par Christian Heck, Institut Universitaire de France
 
Nombre de mots : 2727 mots
Publié en ligne le 2020-09-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3648
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          Ce livre très précieux offre un intérêt qui va au-delà de la problématique, déjà fondamentale, définie par son titre. Dans l’introduction, Lena Liepe rappelle qu’iconographie et iconologie souffrent aujourd’hui, dans le monde académique, d’une distorsion entre d’une part la manifestation fréquente d’un relatif dédain, souvent fondé sur le fait que ces concepts seraient passés de mode ou qu’ils supposeraient une sur-intellectualisation de l’approche des œuvres d’art, ou encore qu’ils seraient des illusions positivistes sur la capacité d’établir des significations historiquement vérifiables à partir d’images reliées à leurs contextes ; et d’autre part le fait bien réel que ces concepts, y compris leur application à travers entre autres les trois niveaux de l’analyse panofskienne (description pré-iconographique, analyse iconographique, iconographie dans un sens plus profond ou iconologie), restent aujourd’hui largement enseignés et utilisés dans les cursus académiques de l’histoire de l’art. Sans chercher à défendre naïvement et à tout prix le modèle panofskien, Lena Liepe montre avec justesse qu’il mérite d’être intégré dans une pensée critique qui met en lumière toutes ses potentialités, très fécondes et qui restent considérables.

           

         Le volume présente des contributions présentées dans des séminaires tenus en 2010-2013 à Oslo et Copenhague et réunissant des chercheurs d’universités du Danemark, de Finlande, de Norvège et de Suède. C’est le second intérêt de cette publication : en anglais, elle rend accessible des travaux d’iconographie de collègues de ces pays dont la tradition a été principalement jusqu’à présent, comme le regrette Lena Liepe, de publier dans leurs langues, beaucoup moins lues internationalement. On apprend aussi que ce lien à l’iconographie résonne toujours avec le moment stimulant qu’a été la semaine passée par Panofsky, l’été 1952, à Gripsholm Castle, invité par l’université d’Uppsala pour des séminaires et conférences, dont quatre se retrouvent dans son volume Renaissance et Renascences in Western Art (1960), où il évoque ce séjour comme un émerveillement.

           

         La première partie, Methodological Issues, commence par une préface de Lena Liepe qui rappelle la nécessité de situer l’étude iconographique et iconologique de l’art médiéval dans une perspective historique. Dans un premier essai, « The Study of the Iconography and Iconology of Medieval Art : A Historiographic Survey », Lena Liepe fait un très utile bilan de l’apparition, du développement, des mutations et des enrichissements progressifs de ce champ de la recherche, à travers la formation d’une spécialité académique, de Didron (en 1843) à Mâle, Réau, Gertrud Schiller… ; puis dans le riche cercle autour d’Aby Warburg, avec Panofsky, Saxl, Katzenellenbogen, Baltruisaitis ; dans l’essor de l’iconographie aux USA, à Princeton autour de l’Index of Christian Art, grâce à la présence de Panofsky après son émigration en 1934, jusqu’au rôle majeur de Schapiro ; dans la relation entre iconographie et architecture, ainsi chez Sauer, Bandmann, Von Simson ; le tournant relativement critique pris dans les années 1990 ; l’ouverture à l’anthropologie de l’image, chez Belting, Didi-Huberman ; l’apport de la sémiologie, dans un discours parfois provocateur, ainsi dans plusieurs travaux de Camille (et l’on peut être très réticent devant la place identique accordée ici à son superbe Gothic idol et au volume Margins in Medieval Art, dont Camille parlait lui-même comme d’un essai rapide et sans réelle problématique solide). Pour la recherche plus récente, les noms cités les plus essentiels sont ceux de Kessler et d’Hourihane ; enfin des pages précieuses font un beau bilan des travaux des collègues nordiques. On regrettera tout de même la place accordée à des historiens des images – dont les travaux sont certes respectables, mais entrent bien moins dans la problématique de ce volume – et a contrario la mention très lacunaire de Jean Wirth, qui a précisément creusé avec grande intelligence une analyse fine, ouverte, et très renouvelée de l’art médiéval et du regard que l’on peut porter sur lui dans le lien à une histoire globale de la pensée et de ses modes d’expression.

 

         Elina Räsänen, « Panopticon of Art History: Some Notes on Iconology, Interpretation and Fears », discute les idées et les formulations de Panofsky, et leur réception, en particulier en Europe occidentale et septentrionale, faisant apparaître une réelle contradiction : il est fréquent de voir des étudiants en histoire de l’art considérer négativement l’intérêt de l’iconologie et être tentés par les méthodologies des visual studies, alors même que leurs travaux montrent des rapprochements nets avec les voies habituelles de la recherche iconologique. Même le cas de Camille révèle une critique d’une « iconographie traditionnelle » alors que ses travaux partagent beaucoup plus avec la démarche de Panofsky que ce que l’on pourrait croire. Räsänen montre très justement que si l’on veut émettre un jugement sur les méthodes de Panofsky, il faut examiner l’ensemble de son œuvre, et l’on voit alors que l’on ne peut pas parler d’une méthode, mais d’une discussion sur les significations multiples des arts visuels, inscrite dans une étude de l’histoire culturelle.

           

         Søren Kaspersen, « Iconography and Anthropology: A Reevaluation of the Panofskian Model with an Anthropological Perspective », offre d’abord une longue introduction générale à la méthode de Panofsky, présente ensuite les éléments essentiels de son travail sur Gothic Architecture and Scholaticism (1951), et propose d’aller plus loin en reprenant la question de la nouvelle sculpture gothique en parallèle avec les formes de l’architecture, pour formuler des analogies entre l’organisation des corps, les nouvelles conceptions de la constitution humaine et un « augustinianisme » mêlant néoplatonisme, augustinisme, aristotélisme et éléments des cultures arabes. L’appel à pratiquer une « iconologie des styles », le lien affirmé entre les mutations stylistiques et de nouvelles compréhensions de la psychologie humaine, comme entre psychogenèse et sociogenèse, tout cela est riche. On s’étonne tout de même que dans ces pages où sont largement questionnées les approches de la cathédrale gothique, n’apparaisse pas le travail, majeur, de Recht, Le croire et le voir : l’art des cathédrales, XIIe-XVe siècle (1999).

           

         Jan von Bonsdorff, « Visual Metaphors, Reinforcing Attributes, and Panofsky’s Primary Level of Interpretation », propose d’enrichir l’approche du niveau pré-iconographique de la méthode de Panofsky en y introduisant le concept de métaphore visuelle et en prenant ce concept dans le sens d’un mode de pensée qui réunit deux entités apparemment différentes en un tout composite ; en y ajoutant l’idée de l’attribut en tant que toute caractéristique, qui intensifie l’effet possible de la métaphore visuelle ; enfin en évoquant comment des constellations de métaphores visuelles et d’attributs (éléments d’espace, de lumière, de positions, de mouvements, d’expressions…) donnent une forme reconnaissable à l’histoire qui est présentée. On reste un peu perplexe devant ce qui apparaît comme une théorisation qui n’ajoute pas nécessairement de la clarté dans la problématique traitée.

         

         Hans Henrik Lohfert Jørgensen, « The Image as Contact Medium. Mediation, Multimodality, and Haptics in Medieval Imagery », apporte une réflexion riche, convaincante, équilibrée. Il montre que les analyses des chercheurs, rapprochant parfois trop exclusivement le visuel du texte, les images des sources, peuvent être trop centrées sur un contenu, sur ce que l’image apporte, sans tenir compte des modalités de cet apport. L’aspect sensoriel, matériel, la dimension physique est capitale. Jørgensen rappelle l’importance d’Image et culte, de Belting, des travaux de Caroline Walter Bynum sur la matérialité des images, et fait une très juste place aux recherches remarquables de Barbara Baert qui unit avec une grande cohérence – et sans se livrer à des vues simplificatrices – les approches biblique, iconographique, et anthropologique, à propos en particulier des notions haptiques, tout ce qui concerne le sens du toucher. Le cas des « images vivantes » étudié par Vauchez apporte des exemples très clairs du transfert successif du pouvoir des saints vers celui de leurs reliques et, d’une manière plus générale, du pouvoir des reliques vers celui des images, en particulier à partir du XIVe siècle. Le cas du pèlerinage à la chapelle de la Belle Vierge de Ratisbonne, dont les pratiques culminent au début du XVIe siècle, est riche à cet égard. Toute la question des images acheiropoïètes (non faites de mains d’hommes) enrichit bien sûr ce dossier. On ne peut reprocher à ce travail, présenté vers 2010-2013, d’ignorer les publications postérieures, mais signalons, parallèlement à ces questions, le grand apport des recherches plus récentes d’Eric Palazzo sur tout ce qui concerne les cinq sens.

           

         Dans la deuxième partie, Case Studies, Kjaran Hauglid, « Understanding Islamic Features in Norwegian Romanesque Architecture », montre que la présence d’éléments décoratifs d’origine islamique dans les églises d’Europe occidentale aux XIe et XIIe siècles a fait surtout l’objet d’analyses cherchant à comprendre les modes de transmission de ces formes, celles-ci étant vues le plus souvent comme des éléments décoratifs. Hauglid pose de manière très intéressante la question du sens que ces formes empruntées pouvaient avoir dans les églises chrétiennes. Un bon rappel historiographique est fait, de Krautheimer et Bandmann à Mâle, Conant, Grabar… Les cas des églises norvégiennes de Rygge, de Trondheim…, appellent la comparaison avec le Dôme du Rocher à Jérusalem et il est très possible que des emprunts ponctuels soient dus à une volonté d’évocation de la Terre Sainte et de commémoration de la première Croisade.

           

         Ragnhild M. Bø, « Looking at the Ladies. An Intervisual Approach to the Portraits of Jeanne de France, the Virgin, and St. Anne in the Lamoignon Hours (ca. 1415) », se propose de prolonger la méthode panofskienne en se plaçant sous la suggestion de l’intervisualité définie par Camille. Dans cette étude de cas, les portraits de Jeanne de France dans les enluminures du Maître de Bedford se comprennent bien plus en profondeur si on les relie d’une part à d’autres représentations figurées, dans le même manuscrit, ou par exemple au Portail de sainte Anne de Notre-Dame de Paris, d’autre part à des images mentales (mémoires, rêves, visions, concepts…) présentes à la cour de France à cette époque. La relation de ces portraits aux images de la Vierge, de sainte Anne, et des trois mariages de Jeanne de France, fait apparaître l’insistance sur la piété de la commanditaire, le rôle des femmes comme mères, comme éducatrices des enfants ou leur place dans une généalogie particulière. Ce travail est convaincant mais lorsqu’il propose, à juste titre, que ces enluminures, dans leur insistance sur la dévotion de Jeanne, suggèrent son identification à la Vierge et à sainte Anne, on aurait aimé que soit cité et utilisé le bel ouvrage de Frank O. Büttner, Imitatio pietatis. Motive der christlichen Ikonographie als Modelle zur Verähnlichung (1983), qui décrit précisément ce phénomène, son histoire et ses modalités dans l’art.

           

         Maria H. Oen, « Iconography and Visions: St. Birgitta’s Revelations of the Nativity of Christ », rappelle la vision qu’aurait eue sainte Brigitte, pendant son pèlerinage en Terre Sainte – vision de la naissance du Christ alors qu’elle se trouvait dans la grotte sous l’église de la Nativité à Bethléem – et remet en mémoire le débat entre les chercheurs qui voient, comme origine d’un type iconographique « brigittien » de la Nativité, le passage des Revelaciones où la sainte rapporte sa vision, et ceux qui pensent que ce sont plutôt diverses œuvres d’art qui ont inspiré ce type. Oen propose de dépasser cette discussion sur une origine, et voit plutôt celle-ci comme un processus complexe, insistant à juste titre sur le fait que nous ne pouvons pas établir de cloisons strictes entre les images respectivement textuelles, figurées et mentales au Moyen Âge. Elle rappelle que les Revelaciones ont bien des points communs de composition et de style avec la littérature dévotionnelle de l’époque, en particulier les Meditaciones Vitae Christi, et qu’il faut noter qu’un tel texte est fondé sur une technique de méditation qui appelle la visualisation. Les images mentales ne forment donc pas des domaines séparés et ont des liens étroits avec les images suggérées par les lectures. La vision décrite par sainte Brigitte doit être comprise comme une image à la fois produit et support de méditation. Les gestes décrits dans la vision sont à mettre en relation avec des textes comme le De modo orandi corporaliter sancti Dominici. Signalons que, pour ce texte, à côté de l’analyse de Schmitt (1984), il est important de se référer désormais au livre de Palazzo, Peindre c’est prier. Anthropologie de la prière chrétienne (2016).

 

         Il faut signaler enfin un point secondaire, le fait que la numérotation des illustrations couleurs est aléatoire et rend fastidieuse la recherche de leur correspondance avec les articles. Il faut en outre regretter une lacune majeure : ce volume ne contient pas d’index, ce qui est un énorme manque. Le repérage rapide des œuvres d’art citées et des chercheurs auxquels il est fait référence, est impossible et c’est une vraie faiblesse.

           

         Au final, on se félicite d’avoir accès à un bel ensemble de recherches plus accessibles que dans les langues maternelles de nos collègues nordiques. Et l’on se réjouit de lire une approche sans parti pris des propositions de Panofsky, dont ce volume rappelle à la fois qu’elles restent des éléments fondamentaux et très précieux de l’histoire de l’art, et qu’elles sont parfaitement compatibles avec leur enrichissement dans des points de vue renouvelés. La lecture même de ces essais aide à rappeler la faiblesse de bien des critiques théoriques portées, dans d’autres publications, à l’encontre de Panofsky. On lui reproche régulièrement de trop utiliser les textes, or Ragnhild M. Bø, par exemple, se sert – avec raison – des textes de Christine de Pizan dans son argumentation. Par ailleurs, elle reconnaît très justement (p. 196) que l’appel à des images mentales « requiert de manière évidente l’utilisation de textes, car nous n’avons pas d’accès direct aux pensées ou aux actes des personnes du passé ». Il est tout autant nécessaire de rappeler que la formulation de concepts, dans l’établissement d’une méthode, ne peut être une démarche coupée du réel. En quoi la notion d’intervisualité, proposée par Camille, est-elle réellement différente d’un des volets majeurs de l’Analogiebildung, magistralement formulée par Panofsky (et qui aurait mérité une vraie place dans ce volume), et de la notion de réseau, deux éléments proches et fructueux utilisés par l’histoire de l’art depuis de nombreuses décennies ?

 

         Oui, nous avons ajouté aux axes développés par nos prédécesseurs des éclairages fondamentaux sur l’amont et l’aval de la création artistique, soit d’une part les conditions de la création (sociales, financières, culturelles, dont l’histoire de la commande…), d’autre part les conditions de la réception (sous toutes ses formes, du court au long terme). Mais une partie importante des malentendus et de nombreux faux débats depuis les années 1990 vient certainement d’une incompréhension sur la nature de la méthode panofskienne. Pour Panofsky, cette méthode était l’expression d’une pratique. Mais trop de critiques rapides ont voulu considérer cette méthode comme une théorie et, de là, opposer d’autres théories à cette supposée théorie. Lire Panofsky ne veut pas dire accepter toutes ses analyses. Mais cela veut dire suivre une démarche qui part des œuvres. La méthode qu’il a définie n’est pas un postulat de départ, c’est la formulation d’une pratique, qui se reconnaît comme telle parce qu’elle s’est avérée utile, et dont le principe d’Analogiebildung montre bien qu’elle est ouverte à la connaissance sans limites des cultures humaines. Un essai reste à écrire, qui montrerait, dans l’usage des termes et des concepts des différents axes de la méthode en iconographie, entre autres ce qui relève de la formulation d’un cheminement pensé comme tel, et ce qui est – dans une direction bien moins convaincante – surtout volonté de théoriser pour théoriser, de trouver « le » concept qui va s’imposer.

           

         Par son souci d’honnêteté et par les solides analyses réunies, ce volume est un apport riche, qui restera, et que l’on peut saluer.

 

 

Table des matières

 

Introduction, 1

Lena Liepe                                                                                  

 

Part I, Methodological Issues

 

Preface, 13                                                                                                            

Lena Liepe

 

The Study of the Iconography and Iconology of Medieval Art : A Historiographic Survey, 16                                                                                                                         

Lena Liepe

 

Panopticon of Art History : Some Notes on Iconology, Interpretation and Fears, 46                                                                                                             

Elina Räsänen

 

Iconography and Anthropology : A Reevaluation of the Panofskian Model with an Anthropological Perspective, 67                                                                

 Søren Kaspersen

 

Visual Metaphors, Reinforcing Attributes, and Panofsky’s Primary Level of Interpretation, 110                                                                                             

Jan von Bonsdorff

 

The Image as Contact Medium. Mediation, Multimodality, and Haptics in Medieval Imagery, 128                                                                                           

Hans Henrik Lohfert Jørgensen

 

Part II, Case Studies

 

Understanding Islamic Features in Norwegian Romanesque Architecture,  163

Kjaran Hauglid

 

Ragnhild M. Bø, Looking at the Ladies. An Intervisual Approach to the Portraits of Jeanne de France, the Virgin, and St. Anne in the Lamoignon Hours (ca. 1415), Ragnhild M. Bo, 194

 

Iconography and Visions : St. Birgitta’s Revelations of the Nativity of Christ, 212                                                                                                                

Maria H. Oen