Olovsdotter, Anna Cecilia (ed.): Envisioning Worlds in Late Antique Art. New Perspectives on Abstraction and Symbolism in Late-Roman and Early-Byzantine Visual Culture (c. 300-600), 24.0 x 17.0 cm, viii- 236 p., 77 Fig., ISBN : 978-3-11-054374-2, 99,95 €
(De Gruyter, Berlin 2018)
 
Compte rendu par Charles Wastiau, Université de Liège – Université de Bonn
 
Nombre de mots : 2538 mots
Publié en ligne le 2019-10-31
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3650
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          Basé sur un colloque qui s’est tenu au Swedisch Research Institute d’Istanbul en 2013, l’ouvrage a pour objectif, dans la lignée des études menées depuis H. P. L’Orange (1958) jusqu’à A. Lazaridou (2011) en passant par K. Weitzmann (1979) ou encore E. Kitzinger (1980), d’enrichir le discours sur la nature et les significations de l’abstraction et du symbolisme dans la culture visuelle méditerranéenne tardo-antique en apportant des pistes de réflexions et des éléments nouveaux. Il est composé de dix contributions, tout autant de regards et d’approches différents sur un thème commun, créant ensemble une image variée et « multi-focale » (p. 4) de ces deux aspects fondamentaux de l’art de l’Antiquité tardive.

 

         La manière dont on envisage l’art de l’Antiquité tardive et son rapport à l’art impérial a peu changé depuis les premiers grands théoriciens (Franz Wickhoff, Aloïs Riegl, Wilhelm Worringer). On considère généralement que cette période est marquée par une plus grande tendance à l’abstraction au niveau des formes, supposément le reflet d’une évolution des mentalités, tournées de plus en plus vers le spirituel. S. Basset apporte cependant les nuances nécessaires à cette évolution linéaire avant d’aborder les notions de naturalisme et d’abstraction, qui sont au centre de cette vision. Ces termes, en ce qui concerne l’art antique, sont cependant des concepts modernes, dont l’origine  de  l’emploi est à chercher dans les nouvelles théories de la perception, les nouvelles pratiques artistiques (Kandinsky) et le développement du spiritualisme de la seconde moitié du XIXe et de la première moitié du XXe. En effet, ces éléments sont tout autant de facettes du prisme à travers lequel les premiers grands chercheurs ont abordé l’art de l’Antiquité tardive et sont une clé de lecture fondamentale pour la compréhension du regard que la recherche a porté – et porte – sur l’art de cette période.

 

         J. Onians propose d’analyser l’impact du mode de vie et de l’art chrétiens sur le développement du cerveau et de ses mécanismes cognitifs, et vice-versa. Pour l’auteur, la neuroarthistory a pour avantage de donner “access to the minds of the individuals which depends neither on the traditional use of texts, nor on speculative postmodern theory” (p. 29). Mais pour que cela soit en effet le cas, il faut tenir compte du contexte au sein duquel ont évolué les hommes de l’Antiquité tardive. La diversité des christianismes, leurs évolutions sur plus de trois siècles d’histoire, les particularismes régionaux ainsi que les interactions avec les populations non-chrétiennes ne peuvent être résumés et fondus en une série d’expériences cognitives archétypales censée être valable pour l’ensemble des chrétiens ayant vécu du IVe au VIIe siècle. De plus, l’auteur donne l’impression qu’il existe un art et un style chrétiens coupés de toutes les autres manifestations artistiques. Le cerveau sous analyse semble par conséquent bien plus refléter les fantasmes de l’auteur que la réalité historique.

 

         A. Karahan reprend l’un des arguments de sa thèse de doctorat, à savoir que les théories esthétiques mises en place par les pères cappadociens à la fin du IVe siècle sont les clefs de compréhension des images dans les églises de l’époque byzantine (VI-XVe siècles), en particulier des discours théologiques qu’elles renferment. Je ne répèterai pas ici ce qui a déjà été dit ailleurs et je renvoie au compte-rendu de J.-M. Spieser sur ladite thèse de doctorat pour une critique justifiée de la démarche de l’auteur [1].

 

         B. Kiilerich analyse quelques images abstraites (non-figurative, dans le sens où l’entend l’art contemporain) de l’Antiquité tardive : la Schuppenfries du mausolée à coupole de Centcelles, les panneaux de méandres et ceux à « feuilles stylisées » du  mausolée de Galla Placidia à Ravenne et, enfin, quelques représentations abstraites présentes dans l’église de San Vitale de la même ville. Pour l’auteur, ces panneaux sont porteurs de sens et ne sont pas de simples ornements. L’abstraction « is a mean to end » (p. 86). Les artistes de l’Antiquité tardive y injectaient du sens. Elles sont « representational » dans la mesure où elles sont une fenêtre qui permet de visualiser « an extraordinary or extraterrestrial reality » (p. 86).

 

         Les programme des églises de l’Antiquité tardive peuvent être de trois natures différentes : iconic, c’est-à-dire figurative, où la figure animale ou humaine domine (Rome, Ravenne) ; aniconic, son contraire, mais entendu comme non-polémique, dépendant plutôt des traditions culturelles ou d’atelier (par exemple, une grande partie des mosaïques de sol de l’Antiquité tardive) ; anti-iconic, également sans représentation figurée, mais cette fois-ci de manière intentionnelle, que ce soit pour des raisons théologiques ou rhétoriques (Sainte-Sophie à Constantinople, l’église de l’Achéropoiètos à Thessalonique). Le cadre ainsi posé, B. Brenk étudie le monument aux douze colonnes surmontées de vases d’argent qui se situait dans l’abside de la basilique constantinienne sur le Golgotha (Martyrium), don de l’empereur Constantin à cette église selon  Eusèbe de Césarée. Dans un premier temps, l’auteur propose une reconstitution de l’abside fondée sur les textes et les rares restes archéologiques de l’église, ces derniers étant utiles notamment pour le calcul de la taille des colonnes, qui devaient être « anything  but monumental » (p. 103). Il nous en donne dans un second temps l’interprétation : les douze colonnes et vases font allusion aux douze apôtres mais également, dans la lignée de la tradition antique de la colonne surmontée d’un vase comme ex-voto, aux victoires de Constantin, obtenues grâce à la nouvelle religion. Enfin, la comparaison avec son pendant iconic, le fastigium du Latran, nous fait comprendre que ce monument aniconic répond aux traditions locales de la Palestine tardo-antique, moins portées sur le figuratif.

 

         Les caractères abstrait et symbolique de l’art byzantin voient le jour, selon R. Warland, dans le nouveau style qui se développe à l’époque théodosienne. C’est, au départ, un art de cour qui sert à distinguer l’empereur du reste du monde, à faire transparaître sa puissance et son caractère hors du commun par l’image. Concrètement, cela  se transpose dans l’image par une construction différente de l’espace. Par exemple, la balustrade sur l’obélisque de Théodose Ier, tout en rappelant les scènes de tribunal, sert cet objectif. De même, dans l’église de Saint-Polyeucte à Constantinople, la décoration architecturale, en faisant sans cesse allusion au Paradis, donne au fidèle le sentiment de se trouver symboliquement dans ce lieu saint. La symbolique cosmique et le caractère allégorique de l’art impérial culmine avec l’époque de Justinien, véhiculant l’idée dominante de l’époque selon laquelle le règne terrestre de l’Empereur reflète celui céleste de Dieu. À San Vitale, à Ravenne, le Christ et l’empereur apparaissent ensemble, dans une théophanie conjointe où le Christ incarne le Cosmocrator (sic), l’empereur l’Eusebeia chrétienne (p. 126). À Sainte-Catherine-du-Sinaï, l’espace divin n’est plus seulement annoncé, comme à l’époque de Théodose, par des barrières ou séparations, mais par de nouvelles solutions formelles comme la mandorle, qui exprime avec force le caractère théophanique de l’image. À travers ces quelques exemples, l’auteur tente de montrer l’évolution dans le temps de l’utilisation des formes et des figures, de l’or, de l’argent, de la lumière et comment celle-ci entraîne un changement dans la définition et la perception des espaces, qu’ils soient terrestres, célestes ou allégoriques.

 

         C. Olovsdotter part du principe que les différents éléments d’architecture représentés dans l’art de l’Antiquité tardive sont signifiants et permettent d’exprimer en image des concepts abstraits. L’analyse systématique de ces éléments révèle tout un pan du langage symbolique de l’imagerie tardo-antique – voire de l’imaginaire de l’homme tardo-antique, dans le sens où les architectures fictives font écho aux architectures réelles, qui, elles-mêmes, véhiculent des messages. On apprend ainsi les différentes significations que renferme la présence d’un fronton, d’un édicule, d’une arche, d’une arcade, d’un dôme, de niches, etc. Mais ces éléments ne sont pas isolés : ils sont généralement accompagnés de symboles (disques, rosettes, aigles, paons, Victoires, putti, croix, éléments végétaux, etc.), souvent polyvalents et ambigus, dont la signification ne se précise qu’à travers leur combinaison avec les autres éléments de l’image. Dans une dernière partie, l’auteur revient sur les différents principes d’architecture (symétrie, axialité, stratification, élévation, etc.) et le rôle des éléments architecturaux dans les images. En effet, par leur caractère structurant, leurs différents agencements reflètent de manière abstraite l’ordre du monde, le cosmos et les différentes sphères, séparant ainsi l’animal et le végétal de l’humain, le terrestre du divin.

 

         H. Torp se livre à une gymnastique alambiquée pour reconstituer et interpréter les mosaïques du registre supérieur du dôme de la Rotonde de Thessalonique, qu’il date de l’époque théodosienne. Celles-ci, mal conservées, montrent quatre anges, accompagnés à l’est d’un phénix et au nord de rais de lumière, supportant un clipeus composé de trois frises (des anges au centre : frise arc-en-ciel ; végétale ; étoilée). Au centre, identifiable à l’aide du dessin préparatoire, un Christ nimbé, bras droit levé, tient un objet dans la main gauche, peut-être un sceptre. Selon l’auteur, le visage de l’un des anges renverrait au τύπος ἱερός, c’est-à-dire «  the physiognomic stereotype developed on the basis of the « Herrscherbild » of Constantine and his earliest successors » (p. 180). Il part ensuite du principe que le visage de l’ange reflète le visage du Christ, suivant les théories développées vers 500 apr. J.-C. par le Pseudo-Denys l’Aréopagite dans sa Hiérarchie céleste. Ce rendu impérial de l’image du Christ s’expliquerait par  la  « théologie  politique » d’Eusèbe, « the fundamental ideological platform for the iconographic parallelism  here discussed » (p.  183). Constantin  est en  effet présenté  chez  cet auteur comme l’image « of the One Ruler of All ». Ce dernier passage, dans lequel il est question du Dieu chrétien, reflèterait de manière plus générale la relation que Constantin avait au divin, en particulier à Hélios. Sur cette base, l’auteur se permet d’affirmer que « we can safely consider this mosaic a Christianised version of the Constantine-Sol Invictus iconography represented on the multiplum and solidus struck at Ticinum » (p. 183). Enfin, l’auteur interprète cette iconographie, qu’il baptise « Christus Imperator » (p. 185), comme une représentation de la seconde Parousie.

 

         Le modèle interprétatif de la scène de l’Ascension dans l’Antiquité tardive peut se résumer comme tel : d’un côté, une Ascension « occidentale », apparue au IVe siècle (ex : ivoire de Munich) et une « orientale », créée au VIe siècle (ex : Évangile de Rabbula). J. Engemann présente un groupe de lampes à huile, datées du Ve siècle et probablement fabriquées en Afrique du Nord, qui remet en question ce schéma. Celles-ci présentent un effet un schéma iconographique similaire à l’Ascension « orientale », à deux registres, remontant ainsi l’origine de la scène de plus d’un siècle. Pour l’auteur, une telle scène ne peut cependant pas avoir été créée pour des lampes à huile et doit par conséquent s’inspirer d’une représentation monumentale de l’Ascension à deux registres, qui devait vraisemblablement ressembler à la mosaïque du dôme de Sainte-Sophie à Thessalonique (IXe siècle). De plus, une telle révision ne serait pas sans conséquence : la datation traditionnelle des ampoules de pèlerinage, jusqu’à présent basée sur des éléments non- archéologiques au VIe siècle, devrait également être revue à l’aune de ces nouvelles données.

 

         L. Bevilacqua nous présente les pavements de l’église de la Multiplication des pains à Tabgah. Celle-ci nous est connue par les textes, notamment à travers le récit du pèlerinage d’Egérie (381-384) et de celui d’Arculf (VIIe siècle). L’identification archéologique de ce site, quoique communément acceptée, présente  quelques  difficultés : les fouilles ont mis au jour une église dont la première phase ne peut pas avoir été construite, selon les monnaies, avant le règne d’Honorius (395-423). C’est cependant la seconde phase, postérieure de quelques décennies, qui intéresse ici  l’auteur : c’est en effet à celle-ci que sont relatives les mosaïques qui ornent les sols de l’église, bien que certaines, comme celle représentant le pain et les poissons (allusion au miracle), soient peut-être dues à des remaniements plus tardifs. L’auteur se concentre ensuite sur les pavements nilotiques, qui s’inscrivent du point de vue du style et de la composition au sein de la production tardo-antique palestinienne et jordanienne. Leur originalité tient toutefois au traitement du caractère nilotique des scènes. Les éléments du paysage, les bâtiments et les animaux sont certes caractéristiques de ce type de décor mais les éléments les plus « égyptisants » tel que le Nil sont toutefois absents. L’auteur en conclut que ces paysages pouvaient également être compris comme une référence au paysage local, celui de la région autour du lac de Tibériade. La signification de ces pavements ne s’arrête pas au sens littéral : évoquant le Paradis, les scènes renfermeraient un message eschatologique, faisant de l’église de Tabgah un lieu où un bout du Paradis s’invite sur terre, un lieu où les sources d’eau aux alentours sont à comprendre comme un second Nil (Gihon).

Un index conclut cet ouvrage richement illustré, souvent en couleur, permettant de suivre aisément le discours de chacun des auteurs.

 

         Cet ouvrage remplit son objectif en offrant au lecteur une diversité de points de vue sur les notions d’abstraction et de symbolisme dans l’art de l’Antiquité tardive. Chaque auteur en a donné sa propre interprétation : l’utilisation de ces termes renvoie tantôt à la forme des images, tantôt à leur message ou parfois encore à la manière dont ce dernier est véhiculé (transmission abstraite ou symbolique du message). Par conséquent, on aurait souhaité un chapitre conclusif qui aurait repris et synthétisé les différentes acceptions des notions d’abstraction et symbolisme rencontrées ainsi que les éléments théoriques les plus importants qui émergent des différentes contributions.

 

         En conclusion, ce livre ouvre en effet de nouvelles perspectives pour des recherches futures et invite surtout à une future synthèse sur ces deux notions qui sont parmi les plus caractéristiques de l’art de l’Antiquité tardive.

 

 

 

 


[1] Jean-Michel Spieser, compte-rendu de Karahan Anne, Byzantine Holy Images. Transcendence and Immanence. The Theological background of the Iconography and Aethetics of the Chora Church, (Orientalia Lovaniensia Analecta 176), Louvain 2010 dans Cahiers de Civilisation Médiévale, 57, 2014, p. 412-414.


 

 

Table des matières

 

Acknowledgements – V

Cecilia OLOVSDOTTER – Introduction, p. 1

Sarah BASSET – Late Antique Art and Modernist Vision, p. 5

John ONIANS – The Other Hippocampus: Neuroscience and Early Christian Art, p. 29 Anne KARAHAN – Image and Meta-Image: Byzantine Aesthetics and Orthodox Faith, p. 45 Bente KIILERICH – Abstraction in Late Antique Art, p. 77

Beat BRENK – The Twelve-Silver-Column Programme in the Martyrium Church in Jerusalem, p. 95

Rainer WARLAND – Defining Space: Abstraction, Symbolism and Allegory on Display in Early Byzantine Art, p. 120

Cecilia OLOVSDOTTER – Architecture and the Spheres of the Universe in Late Antique Art, p. 137

Hjalmar TORP – Christus Verus Sol – Christus Imperator: Religious and Imperial Symbolism in the Mosaics of the Rotunda in Thessaloniki, p. 178

Josef ENGEMANN – A „Modern Myth“: The Sixth-Century Starting Date of the “Eastern” Representation of Christ’s Ascension, p. 199

Livia BEVILACQUA – Symbolic Aspects of the Mosaics in the Church of the Multiplication of the Loaves and Fishes at Tabgha, p. 208

Index, p. 229

 


N.B. : Charles Wastiau prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée "Les personnifications dans l’art paléochrétien en Occident (IIIème-VIème siècle). Formes, fonctions et significations" sous la direction de Thomas Morard (université de Liège) et Sabine Schrenk (université de Bonn).