Folin, Marco - Preti, Monica: Da Gerusalemme a Pechino da Roma a Vienna. Sul Saggio di architettura storica di J.B. Fischer von Erlach. 260 p., ISBN : 9788857014616, 28 €
(Franco Cosimo Panini Editore, Modena 2019)
 
Compte rendu par Robert Trevisiol, Université Libre de Bruxelles
 
Nombre de mots : 2658 mots
Publié en ligne le 2020-11-24
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3659
Lien pour commander ce livre
 
 

          En 1721 Johann Bernhard Fischer von Erlach (1656-1723), architecte de l’empereur Charles VI d’Habsbourg, à la cour de Vienne, publie un ouvrage qui prolonge, à maints égards, la longue tradition des recueils-traités darchitecture qui ont connu leur heure de gloire à la Renaissance, surtout italienne. En même temps, il sen détache sensiblement, tant laccent y est mis sur la richesse dun somptueux appareil iconographique, au détrimentde gloses savantes sur la théorie architecturale, dans le prolongement dune tradition inaugurée par Vitruve.

 

         Un premier infléchissement dans cette direction avait vu le jour dans Les Quatre livres de lArchitecture dAndrea Palladio (1580), qui faisaient pareillement une large place à la reconstruction de monuments romains de lAntiquité, ainsi quaux projets architecturaux de lauteur.

 

         Dans louvrage de Fischer von Erlach, où les planches gravées prédominent, assorties de  légendes, cest le format lui-même qui change —pour devenir un grand in-folio oblong—, afin de valoriser au mieux lappareil iconographique. On pourrait incidemment noter quun tel format sest rapidement imposé pour ce genre de publications dans le domaine architectural[1], mais il est une autre caractéristique novatrice plus significative, qui a aussi connu une diffusion grandissant au fil du temps.

 

         Les textes des seules légendes et le titre de louvrage y figurent en effet dans deux langues, allemand et français —ce dernier étant la langue franche des milieux savants de l’époque, ce qui autorise sans doute le fait que dans quelques cas les légendes ne soient qu’en français.

 

         Mais voilà que les titres dans les deux langues nous mettent devant un dualisme : Entwurff [Projet] einer Historischen Architectur, mais Essai dune Architecture Historique, sans compter que la notion même darchitecture historique nest pas aisée à saisir. «Historique» se réfère-t-il à l’architecture du passé, voire à d’autres civilisations, ou au caractère d’une architecture de son temps, mais faisant date, qui restera dans l’histoire?

 

         Les multiples tentatives dassimiler architecture historique à histoire de larchitecture —assimilation que lon voit poindre également chez Marco Folin et Monica Preti— ne semblent guère convaincantes, pour étrange que le terme choisi par Fischer puisse paraître.

 

         Joseph Rykwert avait opté parmi les premiers pour un tel parti (1972 : On Adams House in Paradise), voyant dans le recueil de Fischer « une histoire générale de larchitecture », ce qui pouvait se concevoir du fait quaucun auteur navait avant lui présenté la production architecturale de différentes civilisations de par le monde[2]. Huit ans après (The First Moderns) il y verra cependant plutôt l’attirance pour «Le merveilleux et le lointain» (chap. 3), à laquelle Folin et Preti feront encore une large place dans le volet final de leur analyse.

 

         Pour éclairer les lecteurs sur lenjeu fondamental au cœur de la démarche de Fischer von Erlach, je voudrais suggérer quil se propose de retracer la lignée ascendante, depuis lAntiquité et la Renaissance, sur laquelle asseoir une architecture impériale. Notons au passage qu’à partir de son Entwurff/Essai prendra naissance une lignée descendante à laquelle nos auteurs s’intéressent également.

 

         Le point de départ (le Livre Premier) de cette généalogie sont les Sept merveilles du monde antique, précédées du Temple de Salomon, auquel le jésuite Juan Bautista Villalpando (secondé par son confrère Jerónimo del Prado) consacre de nouvelles hypothèses de reconstruction, largement débattues après leur publication en 1604.

 

         Dans sa jeunesse Fischer eut la chance d’évoluer au milieu du creuset d’un formidable essor des arts, entre Rome et Naples (1671-1686), dans le large cercle autour du Bernin, et de côtoyer deux grands polymathes, Giovanni Pietro Bellori et surtout Athanasius Kircher, tous deux passionnément dévoués à lexégèse des monuments antiques. Le premier, avec lequel il collabora à Rome, disposait d’une collection de monnaies antiques qui a pu lui faire découvrir quelle source précieuse celles-ci pouvait être pour l’iconographie des monuments.

 

         Si les Sept merveilles ont été longtemps au centre de discussions et tentatives de reconstruction, labsence dinformations précises, de leurs vestiges même (avec peut-être l’exception de quelques pierres du Mausolée d’Halicarnasse), et donc dune documentation graphique, constituaient un obstacle majeur. Ces lacunes commençaient cependant à être surmontées, dans les décennies qui précédent la préparation de louvrage de Fischer von Erlach, notamment grâce à une nouvelle génération dauteurs et voyageurs (aux premiers rangs desquels des missionnaires) sintéressant à de nouvelles civilisations —la Chine, le monde ottoman et persan, le continent africain, les cultures pré-colombiennes[3]—, sans négliger la Grèce et l’Égypte, la Mésopotamie. Nos auteurs ont parfaitement raison de mettre en exergue «l’importance accordée […] au paramètre de la géographie à côté de l’histoire».

 

         Or, la découverte d’une si prodigieuse variété n’est pas sans influencer la présentation même des merveilles de l’Antiquité, avec quelques télescopages formels anachroniques. Je songe notamment à la grande pyramide de Thèbes avec ses belvédères en forme de loggia, un tympan sur les entrées et surtout le petit temple au sommet en guise de lanterne, comme si le répertoire du classicisme était inscrit dans l’ordre naturel. Mais il y a en fait plus surprenant : la ressemblance avec des pyramides Mayas et Aztèques, que l’on retrouve également dans les pyramides jumelles que le «roi» Moéris aurait fait ériger au Fayoum.

 

         Le Livre Second [sic] présente des reconstructions de «Quelques Bâtiments Romains Antiques, moins connus», parmi lesquels le mausolée d’Hadrien, les thermes de Dioclétien à Rome, et son palais à Split, ainsi qu’une large vue des ruines de Palmyre, pour laquelle il aura successivement recours à deux gravures d’auteurs différents. À cela s’ajoute une reconstitution hypothétique de la Domus Aurea de l’empereur Néron, qui se recoupe avec un premier projet pour le château de Schönbrunn (le Versailles viennois) et le complexe des écuries impériales aux abords du centre de Vienne (1713-1725). La sélection est somme toute fort réduite et pas toujours significative —ainsi que nos auteurs le remarquent très à propos[4]—, mais il est un autre aspect qui ne manque pas de surprendre dans l’ensemble de l’Entwurff/Essai, compte tenu des longues années que Fischer a passées dans la Ville éternelle, à savoir l’absence d’exemples récents de palais et villas baroques.    

 

         Figure également dans ce deuxième livre une planche des ruines de Stonehenge.

 

         Le Livre Troisième réunit des exemples des différentes civilisations du Moyen-Orient au Japon —mais rien n’y figure en définitive pour ce dernier pays—, à savoir arabe, turque, persane, siamoise et chinoise. Dans la version manuscrite de 1712[5] étaient prévus également des exemples mauresques et gothiques. Notamment les nombreuses architectures turques —étrennées de légendes coufiques improbables—, sont un signe patent de romanité : une grande civilisation s’honore en reconnaissant la noblesse d’une civilisation qu’elle a su vaincre.

 

         Le Quatrième Livre présente «Quelques Bâtiments de l’invention & du dessein de l’Auteur», et à la veille de la publication cette sélection trouvera son prolongement dans un livre supplémentaire consacré à «Divers Vases Antiques Ægyptiens, Grecs, Romains & Modernes : Avec Quelques uns [sic] de l’Invention de l’Auteur», vases  présentés par paires et à l’arrière-plan desquels, Fischer ajoute encore sept de ses projets en léger estompé, projets non identifiés dans les légendes, à l’exception d’une ‹Maison de Plaisance›.

 

         Dans le but de solliciter le privilège impérial pour la publication de son ouvrage, Fischer prépare en 1710 une première version quil offrira à l'empereur Charles VI de Habsbourg en 1712. Folin et Preti ont procédé à une reconstruction très détaillée de la genèse de l’Entwurff/Essai, notamment des phases finales qui auraient bien pu connaître une accélération suite au décès soudain de l’empereur Josef Ier, qui avait été son élève et protecteur, et la montée sur le trône de son frère Charles, arrivant d’Espagne où il vivait depuis l’âge de 15 ans (1704).

 

         La reconstruction de cette genèse a pu s’appuyer sur la découverte, à Stockholm, d’un exemplaire particulièrement intéressant du recueil.

 

         Dans la capitale suédoise l’architecte du roi était Nicodemus Tessin le Jeune, vieille connaissance de Fischer depuis les années passées à Rome, où tous deux évoluaient dans le cercle du Bernin. Son fils, Carl Gustaf Tessin, de passage à Vienne en 1718, écrit à son père que Carl Gustav Heraeus —l’antiquaire de la cour et précieux soutien de Fischer pour ses recherches archéologiques et documentaires— lui a permis de prendre connaissance de la copie du recueil auquel l’architecte travaillait, et s’est empressé de recopier la liste des planches, dont l’ordre reprend essentiellement celui qu’on retrouvera dans l’édition de 1721.

 

         Deux ans après, Heraeus envoie à Stockholm (sans doute avec laccord de Fischer) une copie de l’ouvrage, toujours inédit, précisant qu’il n’avait que peu évolué entretemps et recommandant de ne pas faire état de l’existence du recueil[6]. Celui-ci comportait nombre d’incohérences, que l’on retrouvera dans l’édition imprimée, qui semble avoir été imprimée en toute hâte pour des raisons inexpliquées —incohérences que nos auteurs proposent aux ‹mordus›, parmi leurs lecteurs, de déceler sur pièce.

 

         La version de 1710 était loin d'être complète, mais présentait déjà les caractéristiques essentielles du recueil final. Celui-ci s’enrichira considérablement au cours de la dizaine d'années qui précède sa mise sous presse. Non seulement des documents manquants viendront l’intégrer, mais nombre de gravures plus récentes rehausseront l’édition finale.

 

         Dans sa requête sollicitant le privilège impérial pour la publication, Fischer souligne qu'il a travaillé à sa préparation pendant 16 ans, ce qui place le début de l’entreprise vers 1705, dix-neuf ans après son retour en Autriche et l’année de sa nomination en tant que Premier architecte de l’empereur. Notons qu’au cours de cette longue période il a acquis une notoriété tout à fait considérable, entre autres à la cour de Frédéric II, où il présente en 1704 un projet de château, qui figure parmi ses productions les plus élégantes, même si l’architecte sera éconduit.

 

 

* * *

 

         Mais revenons, pour conclure, à la notion d’architecture historique, pour voir si les quelques réalisations et projets de sa production que Fischer intègre dans l’ Entwurff/Essai, pourraient nous aider à retracer de quelle façon l’architecte (re)travaille la matière engrangée au fil des siècles. L’édifice qui nous offre le plus grand nombre d’indices est sans doute son oeuvre la plus connue, par ailleurs accessible au public : il s’agit de la Karlskirche —l’église Saint-Charles Borromée— à Vienne (1715-1739), qui devait célébrer la levée définitive de l’état de siège par les troupes de lempire ottoman (1683).

 

         De la référence au temple grec —un portique d’accès hexastyle surmonté d’un fronton— aux toits en forme de pagode sur les deux clochetons, tous les ingrédients d’une première grande synthèse historique se retrouvent dans cette oeuvre. La référence iconographique qui domine la composition, l’allusion explicite —mais sur un ton mineur— à la basilique Saint-Pierre du Vatican, réaffirme le triomphe de la chrétienté. L’élément le plus surprenant et qui dénote le plus haut degré de ‹fusion› est toutefois représenté par deux colonnes ‹trajanes› qui encadrent, au sens strict, le temple: à première vue, elles insistent avec plus de force sur la romanité du projet; en réalité elles sont conçues à la manière de minarets, ainsi que le suggèrent les deux petits édicules qui les coiffent, à la place de la traditionnelle statue de l’empereur.

 

         Construite à l’extérieur des fortifications, la Karlskirche marquait également le point de départ d’une nouvelle expansion de la ville, à laquelle la haute aristocratie était appelée à apporter la plus grande magnificence et à laquelle Johann Bernhard Fischer von Erlach se préparait à donner son concours. Ainsi que Folin et Preti le rappellent dans leur livre, l’architecte publie dès 1713 un premier recueil d’exemples des plus exquis édifices pour embellir la capitale et ses faubourgs[7], auquel il fera suivre avec son fils Joseph Emanuel une nouvelle édition en 1719[8].

 

         Par l’Entwurff/Essai et son oeuvre, Fischer exercera une influence considérable: non seulement sur les traités de l’époque —reconnaissable par exemple dans différentes planches des Istruzioni elementari  (1760) de Bernardo Vittone—, mais également sur la production architecturale. Werner Oechslin a souligné, parmi nombre d’autres exemples, comment Lorenzo Sacchetti combine, dans une gravure célèbre du Prato della Valle à Padoue (1775), deux reconstitutions publiées par Fischer: le temple de Ninive et la Naumachie de Domitien[9].

 

         À n’en point douter, l’extraordinaire documentation que Marco Folin et Monica Preti ont réunie pour retracer jusqu’à la moindre des sources dont Fischer von Erlach s’est servi, ordonnée dans un corpus d’appareils et complétée par une biographie de l’architecte d’une rare minutie, contribuera à élargir et affiner la compréhension des doubles influences qui se dégagent de l’oeuvre de Fischer von Erlach : celles qu’il puisa et celles qu’il propagea.

 

         Et le titre choisi pour leur livre, Depuis Jérusalem jusqu’à Pékin, de Rome à Vienne, résume subtilement l’étendue géographique des modèles architecturaux explorés et le glissement des enjeux politiques, dun centre de pouvoir à lautre.

 


[1] Pour arriver jusquaux 7 + 1 volumes de l’œuvre complète de Le Corbusier (et dautres livres du même auteur).

[2] Une remarque intéressante, dans cet ordre d’idées, a été émise par Hans Reuther (in Der Traum vom Raum - Gemalte Architektur aus 7 Jahrhunderten, Nürnberg 1986, p. 115), selon qui à la suite de Villalpando nombreux ont été les auteurs —dont Carlo Fontana—  voyant dans le temple de Salomon le parangon de l’architecture antique, mais seul Fischer von Erlach a choisi de l’ériger en point de jaillissement pour une présentation de l’histoire architecturale de tous les peuples.

[3] Notons qu’avant d’être couronné empereur romain germanique en 1711, Charles VI avait été désigné par son père Leopold Ier, en 1703, héritier de la couronne d’Espagne (Charles III), et donc de ses possessions outre-mer, ce qui déclencha la guerre de succession franco-espagnole.

[4] Folin et Preti arrivent même à ‹soupçonner› Fischer d’avoir voulu se singulariser en choisissant des images moins connues ou inédites —pour faire étalage d’une connaissance très pointue, alors que par ailleurs ses propres souvenirs de Rome semblent le quitter (p. 105 s.).

[5] http://data.onb.ac.at/rep/1000A446

[6] On doit le premier compte rendu de ce qui précède à Kristoffer Neville, «The Early Reception of Fischer von Erlach’s Entwurff einer historischen Architektur», in JSAH 66, 2007, pp. 154-169. Une version augmentée figure dans le Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte, vol. 59, pp. 87-93, Wien 2010.

[7] Anfang einiger Vorstellungen der Vornehmsten Gebäude so wohl innerhalb der Stadt als in den Vorstädten von Wien: wovon mit der Zeit das abgehende nachfolgen soll / Commencement de veuës et de façades principales dans la ville & aux fauxbourgs de Vienne; dont le public aura à attendre la suite avec le tems [sic].

[8] Je voudrais attirer l’attention sur l’intérêt que Folin et Preti portent, dans leur livre, aux influences croisées entre la production éditoriale et architecturale chez Fischer von Erlach, qui sont loin d’avoir été négligeables (cf. en particulier le chap. 2).

[9] Werner Oechslin, Bilddungsgut und Antikenrezeption des frühen Settecento in Rom - Studien zum römischen Aufenthalt Bernardo Antonio Vittones, Zürich 1972, ill. 29, 30, 34.