Volokhine, Youri - Fudge, Bruce - Herzog, Thomas (dir.): Barbe et barbus. Symboliques, rites et pratiques du port de la barbe dans le Proche-Orient ancien et moderne. 194 p., 14 ill. en couleurs, 26 ill. n/b, 5 tabl., ISBN : 9783034336116, 64.30 €
(Peter Lang, Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien 2019)
 
Compte rendu par Daniel Bonneterre
 
Nombre de mots : 3560 mots
Publié en ligne le 2020-01-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3699
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     Ce volume regroupe les douze contributions des participants à un colloque organisé à l’université de Genève, les 6‐7 mars 2015. Ces contributions, six en français et six en anglais, ont pour thème le port de la barbe dans les mondes proche-orientaux, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne.

 

     La première contribution, par M. Jaques, aborde la représentation du monstre en Mésopotamie. Dans cette société, le monstre (une créature bien distincte du démon) relève du monde infernal, ou terrestre, parfois humain, mais ce qui le caractérise c’est surtout son physique velu et déroutant. La barbe apparaît d’ailleurs comme un élément distinctif permettant de différencier les différents groupes sociétaux. Les élites, par exemple, sont coiffées avec distinction, alors que d’autres catégories sociales sont négligées et sales. Dans cet Orient lointain, la barbe est une parure distinctive, une sorte de luxe, à ce point que même les taureaux célestes androcéphales en sont pourvus.

 

     Dans la seconde contribution qui en est en quelque sorte un prolongement, A.-C. Rendu Loisel analyse les fonctions de la pilosité (ou son absence) dans les rituels mésopotamiens du Ier millénaire. La barbe entourant le visage vient embellir d’une étrange sévérité les hommes de pouvoir. Elle leur appartient en propre, et devient un mauvais présage lorsqu’elle est présente sur des êtres qui ne sont pas censés en porter : femmes ou créatures mythiques tels les oiseaux-serpents. Comme les autres formations tégumentaires (cheveux, ongles, etc.), la barbe fait l’objet de grands soins. Elle constitue un trait identitaire en soi, au point que l’on conserve pieusement la mèche de cheveu qui garantit l’authenticité d’un envoi, un peu comme les empreintes d’ongle ou de pied laissées sur l’argile des tablettes viennent valider certains contrats. Les poils de la barbe rasée, parfois, sont conservés à des fins de sorcellerie. Placés dans un contenant particulier, ils peuvent être expédiés vers la steppe, jouant alors le rôle de « bouc émissaire ». Priver un individu de ses droits consiste justement à le priver de cet attribut pileux, à lui raser sa barbe, à lui couper ses cheveux pour en faire un esclave. Les sévices portés sur les ennemis vaincus, dans les guerres assyriennes, vont bien au-delà lorsqu’il est question de couper les mains, les parties sexuelles, les lèvres, le nez, et de crever les yeux. On comprend ainsi le rite, souvent représenté sur les stèles de l’époque, de se mettre à genoux et de baiser les pieds du roi, de les sécher avec sa barbe en signe de soumission totale. Il n’est pas sans intérêt d’évoquer, comme personne ne l’a fait dans l’ouvrage en question, un parallèle biblique célèbre : celui de la femme qui essuie avec ses cheveux les pieds de Jésus (Luc 7.36). À la lumière des textes mésopotamiens, on voit que la chevelure comme la barbe sert de support à mille gestes rituels. Le Code de lois de Hammourabi stipule qu’on doit appliquer contre le calomniateur une sanction précise, la moitié de sa chevelure doit être rasée, ce qui n’est pas sans rappeler les tristes heures de l’épuration après 1944.

 

     R. Nyord aborde le sujet du port de la barbe dans l’Égypte ancienne à la lumière de textes religieux, notamment de récits mythologiques. Soignée, bien taillée, parfois tressée, la barbe est un ornement réservé aux dieux et aux ancêtres divinisés. Les pharaons vont par la suite suivre cet usage. Artificielle, détachable et postiche pour être attachée au menton, confectionnée avec les poils de la queue d’un animal redoutable (sans doute un lion) cette barbe est sacrée et magique. La mythologie, quant à elle, évoque l’existence de créatures barbues extraordinaires dotées d’une longue barbe, masculines par nature, tel le serpent gigantesque.

 

     Y. Volokhine poursuit en soulignant la place centrale qu’occupent, au pays du Nil, barbe et moustache. L’Égyptien bien né se présente soigneusement rasé. Les êtres poilus et barbus sont pour l’essentiel des étrangers, des individus exotiques, des barbares asiatiques, syriens ou libyens, ou encore ces gens qui errent dans le désert, vivant au contact des animaux sauvages. La barbe cependant n’est pas totalement absente, elle est simplement discrète : coiffe du menton, ou moustache, suivent des modes particulières. Elle se décline de bien des façons : trapézoïdale, carrée et surtout pointue. Au Prédynastique, on observe des barbes longues et pointues, puis au fil du temps suivent les petites barbiches sur un visage glabre, surtout les moustaches à la « clark Gable ». Ces modes, d’ailleurs, soulignent l’impressionnante efficacité des lames en métal. Le pharaon porte en lien avec sa force sacrée une jolie barbiche, postiche. Un collège de prêtres se charge des soins à apporter à cet attribut magique. La matière dont elle est faite n’y est pas pour rien. Ce sont des poils de lion ou de taureau sauvage, donc une parcelle de sauvagerie qui est intégrée à la personne royale. Signe d’autorité, elle est même portée par des pharaones ! Élément talismanique, elle vient souligner les traits du visage pour que ce dernier corresponde aux critères de beauté de l’époque. On peut ajouter que l’espace du menton, dans plusieurs sociétés antiques, a vocation à recevoir les marques d’affection. Dans le monde homérique, par exemple, on ne s’embrasse guère mais on se touche le menton avec affection !

 

     L’hittitologue A. Mouton traite de la barbe et des cheveux d’après les textes religieux hittites, entre les XVIIet XIIe siècles avant notre ère. La tradition anatolienne met volontiers l’accent sur la pureté rituelle. Là encore, le poil n’est pas exposé, il sert dans nombre de pratiques de magie et de sorcellerie. Doté de pouvoirs spécifiques, il peut corrompre l’alimentation, la rendre impropre au culte. Pas question pour un serviteur d’un sanctuaire de laisser tomber un poil dans un plat. Le sort de l’étourdi serait réglé sur le champ. Le roi hittite, à l’instar du Pharaon, est représenté (au moins dans ses activités cultuelles) glabre. Paradoxe qui mérite d’être relevé, il est à l’opposé des dieux puissants (dieu de l’orage, dieu des montagnes).

 

     Passons à présent à l’univers arabo-islamique. Dans ce domaine mes connaissances, je dois l’avouer, sont plus limitées. Cependant ma curiosité naïve m’a poussé à lire avec intérêt les quatre contributions sans bien sûr y introduire de remarques critiques mais en les résumant le plus honnêtement possible. La barbe occupe une place très singulière dans ces sociétés. 

 

     B. Fudge évoque la barbe des Anciens depuis les premiers temps de l’hégire jusqu’à l’État islamique actuel. Les sources documentaires sont constituées par la tradition écrite des actes et paroles du prophète Mahomet (hadiths). Selon cette tradition, tout bon musulman se doit de porter la barbe. C’est un acte de piété La barbe n’est toutefois pas qu’un simple attribut, elle est une marque d’affirmation sociale. Le port de la barbe est, on le sait, fort répandu dans la région, elle est signe d’obédience. Et son comble est atteint avec le soufisme qui promeut avec énergie cette tendance, sans pour autant avancer d’argument pour ou contre le rasage. En aucune façon le poil ne doit être sacrifié au rasoir du barbier, ni taillé, ni coupé. Il s’agit de bien se singulariser face aux juifs, chrétiens et persans, mais avant tout de se démarquer du sexe féminin. Le précepte est d’ordre religieux mais il comprend, dit-on, une justification esthétique. La barbiche en effet peut être colorée, teinte. Pourtant, ces recommandations, explique Fudge, peuvent se trouver en porte-à-faux avec d’autres écrits ou écoles de pensée qui indiquent que le prophète Mahomet taillait sa barbe (trop) fournie. Comment interpréter ces écrits, comment résoudre ces questions délicates? La barbe, chez les hommes, marque naturellement l’entrée à l’âge adulte. C’est un tournant de la vie. Plus question dès lors de badiner avec un eunuque ou un adolescent glabre, ni d’avoir une relation affective ou homosexuelle comme cela se pratiquait dans ces temps anciens. Qui plus est, l’existence (possible) et l’intervention de femmes à barbe dans l’espace publique pouvait encore compliquer les choses! Dans cette affaire, le mouvement salafiste ne faisait pas unanimité et le rasage complet n’était guère populaire. Pour se faire beau, pour séduire, il était vivement recommandé d’exposer son poil, une moustache à tout le moins. Une barbe excessivement longue était de mauvais goût, « bien qu’on puisse la teindre en rouge ou en jaune dans un contexte de Jihad ». L’excès était dénoncé avec ironie par des formules populaires comme celle-ci : « au fur et à mesure que croît la barbe, le cerveau rétrécit ». Avec le XXe siècle, en Turquie comme en Iran, la barbe devient signe de radicalisme, voire d’obscurantisme. Elle représente même une menace sous ses formes militantes. C’est pourquoi certains États, tel le Tadjikistan et le Turkestan chinois, l’interdirent à travers une propagande énergique. Dans les États islamiques, son port étant obligatoire, il a fallu exposer ses mérites en s’appuyant sur les docteurs de la loi.

 

     Avec Chr. Lange, force est d’admettre que les questions de théologie sont, parfois, bien déroutantes. On sait combien celle du sexe des anges dans l’Occident chrétien fut mise à profit dans des débats enflammés. L’Orient islamique n’a pas échappé à ce type de querelles en s’interrogeant sur le fait de savoir si les résidents du Paradis portaient ou non la barbe. À partir d’un traité médiéval, rédigé par le théologien syrien Ibrahim al-Naji, Lange analyse la place de la barbe au Paradis selon l’orthodoxie cultuelle et religieuse. L’auteur cherche à mettre en évidence le fond mythologique de l’eschatologie islamique, puis étudie ce qui prépare le Proche-Orient mamlouk. Si certains docteurs de la Loi dénonçaient vigoureusement le fétichisme du poil, d’autres au contraire montraient un intérêt farouche à la dignité qu’apportait la barbe sur le visage. Certains la teignant, d’autres la coloriant en roux, plusieurs se questionnaient sur sa longueur. Mais les courants soufis désiraient marquer leur identité par un rasage en règle, façon de mieux refléter la beauté divine. Pour tenter de mettre de l’ordre, on évoquait un hadîth (propos tenu par le Prophète) qui établissait qu’au Paradis on vivait éternellement jeune et beau, qu’on n’avait nul besoin de se raser et que pour parfaire cette beauté on pouvait souligner les yeux avec un collyre. Pour fonder cette croyance, une tradition voulait que le Prophète, lors de son voyage céleste pour rencontrer Dieu au Paradis ait eu le visage glabre, tel un adolescent, et qu’il portait de jolies sandales dorées. Cette croyance fut par la suite rejetée. Reste que l’islam des premiers temps n’apparaît pas si pointilleux, puisque la barbe, loin d’être comprise comme un embellissement du visage, pouvait s’entendre comme une punition adressée aux hommes. Au fil du temps, les docteurs de la Loi condamnèrent énergiquement le rasage qui, à leurs yeux, s’apparentait à une mutilation. La fin de l’adolescence et la virilité se mesuraient à l’aune de la barbe. La promesse du Paradis ou celle de l’Enfer étant soumise à la conduite sainte et conforme des activités ici et maintenant, la question du port de la barbe devint au fil du temps un sujet extrêmement brûlant au point qu’il occupe aujourd’hui encore un large espace du Web islamique. L’auteur souligne avec ironie que les salafistes, barbus parmi les barbus, pensent qu’au Paradis un monde sans barbe les attend.

 

     Th. Bauer, sur la même veine, aborde l’ambivalence de la barbe à travers la poésie arabe classique. Sujet complexe et délicat puisque la documentation (images, livres, épigrammes) est non seulement très abondante, mais surtout étalée sur un bon millier d’années. Qui plus est, cette documentation est provocatrice sur la forme autant que sur le fond. Les Belles Lettres arabes mettent en évidence un monde fort éloigné du nôtre, dans lequel les catégories sexuées obéissent à une logique autre. Ce n’est en effet que lorsqu’il porte la barbe que l’homme accède à la vie d’adulte et qu’il peut jouer un rôle actif dans les affaires amoureuses. Avant ses 20 ans, le jeune portant encore du duvet, et non un poil dur, est l’aimé et non l’amant. Sous cet angle, explique Th. Bauer, il est passif et non actif, pénétré et non pénétrant. Dans la poésie amoureuse arabe, la dichotomie ne s’articule pas seulement sur les pôles masculin-féminin, mais entre hommes mûrs et jeunes hommes. On comprend pourquoi la barbe fut l’objet d’une telle obsession, elle devint le curseur avec lequel s’effectuait le réglage identitaire. La moustache, de son côté, occupait une fonction stratégique en tant que barrière supérieure aux lèvres. Les conduites amoureuses se déclinaient selon cette grammaire du poil. La couleur de celui-ci constituait un facteur décisif. La barbe noire affichait une potentialité affective, la barbe grise voir blanche de l’homme vieillissant indiquait un retrait des activités non sérieuses que sont les badineries. Les épigrammes courtes de cette poésie arabe font l’éloge du duvet merveilleux de l’être désiré, sa barbe tendre est alors comparée au musc, à la violette, à un poil fin semblable à celui de la gazelle. Il s’en suit des coquetteries dans l’art d’arranger sa coiffure, d’orner et de farder son visage. Si le sujet est abondamment documenté à l’époque classique, il n’est pratiquement pas étudié à l’époque ottomane. Tout indique qu’il y eut continuité dans le fait de montrer sa préciosité et d’apparaître à l’être aimé pareil au soleil. Avec le XIXe siècle, les écrivains vont progressivement emprunter les valeurs de l’Occident et regarder l’amour et la sexualité dans un perspective hétérosexuelle. La longue tradition de la poésie homoérotique s’éteint aux alentours de 1850.

 

     Th. Herzog poursuit l’enquête en interrogeant plus largement le poil dans l’islam prémoderne des soufis radicaux, en notant l’ambiguïté qui peut les caractériser. Certains font effectivement pousser librement leur barbe alors que d’autres la rasent entièrement. En quoi ces signes sont-ils significatifs ou deviennent-ils des normes religieuses? Dans les sociétés traditionnelles, la façon de porter la barbe, de se couper les cheveux, de marquer la peau par des scarifications ou des tatouages et autres pratiques rituelles est assujettie à des normes particulières qui ne sont guère négociables, d’autant qu’elles sont en lien avec l’identité et les conduites sexuelles. À cet égard, il semble que le prophète Mahomet – ainsi que ses compagnons – portait les cheveux longs jusque sur les épaules et qu’il ne se rasait que lorsqu’il allait en pèlerinage. Le Prophète aurait déclaré que sous chaque poil se trouve de l’impureté, aussi recommandait-il de se laver soigneusement la peau et les cheveux, et plus spécifiquement après une relation sexuelle. Selon Herzog, ces pratiques trouveraient leurs raisons d’être en réaction aux coutumes sassanides de porter barbe et moustache, au mode de vie bédouin qui recommande le port de la barbe libre, aux coutumes juives et aux Zoroastriens. Les modèles que pouvaient suivre les Arabes de l’Islam se sont orientés vers ceux qui représentaient le monothéisme, en premier lieu, les Juifs. 

 

     S. Naef décrit avec minutie la question des restes physiques, compris comme objets de vénération ou reliques. Dans cette catégorie, les ossements, les poils de la barbe et les cheveux sont censés transmettre des vertus particulières aux pèlerins musulmans. Les restes humains, par exemple la tête de Hussein ou celle de Jean-Baptiste, furent l’objet d’une grande vénération, mais les objets personnels et les vêtements ayant supposément appartenu au prophète Mahomet (sandales, gobelets, chausse-pied et surtout restes capillaires) donnent aussi lieu à des pratiques pouvant verser vers le mysticisme. Ainsi ses cheveux, censés être dotés d’une exceptionnelle vitalité, pourraient bouger et même se multiplier. Si bien que ce sont aujourd’hui des reliques pieusement conservées dans des reliquaires en or ou en nacre, abrités dans des institutions tels que le musée Topkapi d’Istanbul.

 

     P. Dové choisit la littérature syrienne contemporaine comme cadre, avec deux romans où il analyse une évolution sociale. Celle-ci se manifeste par l’abandon d’anciens codes sociaux (en rapport avec le port de la barbe). Perçue d’abord comme un signe distinctif d’appartenance à l’islamisme, comme un privilège et une reconnaissance institutionnelle, la barbe fait peu à peu place au visage glabre. En témoigne la première fiction qui se situe dans un monde où la barbe est le centre de toutes les valeurs. La seconde est à mi-chemin entre le reportage et le thriller. Elle permet à l’auteur de constater que la barbe occupe, par sa présence ou par son absence, une dimension majeure et plus personnelle (il n’est qu’à penser à la fameuse répartie du comédien Jean Rochefort sur le port de sa moustache !). Cette mode structure la société et surtout renvoie finalement à la question obsessive de l’islamisme. 

 

     La dernière contribution, celle du médiéviste M. Har-Peled, est la seule qui interroge le judaïsme. Considérant la place centrale qu’elle occupe dans cette tradition, on aurait pu attendre un ou deux autres points de vue. Donc, ici, il est question d’un court passage du Talmud de Babylone (dont la datation et la localisation restent difficiles à établir) mettant en scène une étrange rencontre, sur les rives d’un fleuve (le Jourdain, pour Har-Peled), entre un brigand rustre et très fort et un rabbin, homme de constitution fragile, mais juste, érudit et connaisseur de la Loi. Ce qui caractérise le premier est sa barbe hirsute, tandis que le second a un visage glabre et est dépeint « beau comme une femme ». Le rabbin ne porte pas cette caractéristique identitaire traditionnelle, cette « gloire du visage ». Le brigand à l’inverse est privé de toute expressivité. La parabole employée ici, en réalité un mâchâl rabbinique, se comprend aisément. Elle permet d’expliquer que la pilosité est requise, mais, dira-t-on, qu’à l’impossible nul n’est tenu! Que dire de la femme dont le visage est poilu? Beaucoup plus qu’un symbole de virilité, la barbe est, dans la tradition rabbinique, tout comme chez les philosophes gréco-romains, étroitement associée à la sagesse. Elle est une parure du visage en ce qu’elle donne aux ‘plus âgés’ (zeqenim) un air digne. Les gens d’âge, on le sait, jouent dans les sociétés traditionnelles un rôle essentiel. Ils sont la mémoire du groupe et sont entendus comme Vénérables (et non comme des vieillards). D’ailleurs, dans le judaïsme, des règles strictes stipulent qu’il est interdit aux prêtres de tailler les bords de leur barbe. Poils et cheveux sont, comme en islam, des marqueurs forts d’identité. L’homme a, par conséquent, vocation à exposer ostensiblement ses poils. La femme respectable au contraire doit cacher sa chevelure et épiler ses poils, y compris ceux du pubis (« la barbe d’en bas »), indésirables qu’ils sont. Ce qui appartient au domaine privé, ici encore, pourrait être sujets de sorcellerie si l’on n’y prenait pas garde ! Si l’auteur, à travers des observations précises, relève une conception ambivalente de la masculinité, l’absence de barbe indiquerait un certain manque dans l’identité rabbinique, mais un manque qui n’est aucunement rédhibitoire : ce n’est pas le poil qui fait le rabbin ! Qu’il nous soit permis d’ajouter, en écho à cette méthode de disputatio, un proverbe arménien fameux: « Si derrière chaque barbe il y avait de la sagesse, toutes les chèvres seraient des prophètes ».

 

     Les douze études qui abordent les manières d’apprêter le visage masculin font l’objet d’interprétation variées. Elles sont d’abord en lien avec l’anthropologie du corps, mais également avec les « Gender Studies ». On peut légitimement s’interroger sur les besoins exprimés quant au port de la barbe. L’ouvrage fait la part belle aux sociétés anciennes et aux idéologies sous-jacentes, et ce dans une perspective anthropologique. Selon les sociétés, la barbe tend à être comprise comme un signe de sauvagerie ou de ralliement, d’affiliation à un groupe masculin. D’autres motivations sont toutefois envisageables dans ces sociétés anciennes : cacher une mauvaise denture, des cicatrices, dissimuler ses émotions, priver de toute expression. Le visage n’est-il pas la partie du corps qui exprime le mieux les sentiments, ceux de la fierté et de l’humiliation ressenties, la rougeur des joues ? En français, du reste, un riche registre d’expressions utilise la barbe afin d’illustrer des états d’âme particuliers. En tout cas, cette question des motivations mériterait d’être posée. En suivant cette ligne, on pourrait parallèlement s’interroger, à partir des quatre contributions fouillées des islamologues : pourquoi ne pourrait-on pas faire un parallèle avec le fameux niqab, couvrant le visage féminin et au premier chef la bouche, qui, à mes yeux, est une sorte de barbe ? 

 

 

Table des matières :

 

YOURI VOLOKHINE, Introduction, p. 7

 

I. Mésopotamie. Monstres velus et rites pileux

MARGARET JAQUES, Monstres velus, monstres hideux en Mésopotamie, p. 17

ANNE-CAROLINE RENDU LOISEL, Poils et poilus des rituels dans l’ancienne Mésopotamie, p. 37

 

II. Égypte. Barbes et postiches chez les dieux et les hommes 

RUNE NYORD, The Divine Beard in Ancient Egyptian Religious Texts, p. 47

YOURI VOLOKHINE, Barbes et barbus en Égypte ancienne, p. 59

 

III Un regard vers le monde hittite

ALICE MOUTON Beard and hair in Hittite religious texts, p. 91

 

IV Monde arabo-islamique. De la Barbe du Prophète à la barbe des hommes

BRUCE FUDGE, The Beards of The Ancestors: From the Prophet’s Companions to the “Islamic State”, p. 103 

CHRISTIAN LANGE, Beard of Paradise: Hair in the Muslim Eschaton, p. 119

THOMAS BAUER, Ambivalent Beauty: The beard in classical Arabic love poetry, p. 131

THOMAS HERZOG, Beards and Hair of Sufi-Dervishes: A Skandalon for Spiritual and Social Order, p. 143

SILVIA NAEF, La barbe du prophète: insigne et objet de vénération, p. 157

PETER DOVÉ : Barbe et barbus dans la littérature syrienne contemporaine : junud Allāh Soldats de Dieu de Fawwāz Haddad et al-Liḥāles barbes de Zakariyyā Tāmir, p. 169

MISGAV HAR-PELED : La femme barbue et le rabbin sans poils. Féminité, masculinité, féminité et le symbolisme de la barbe dans la littérature talmudique, p. 177

 

Les auteurs, p. 189