Scheid, John: Ad Deam Diam. Ein heiliger Hain in Roms Suburbium, (SpielRäume der Antike, 5), 68 S., 4 s/w Abb., 4 farb. Abb., ISBN : -3-515-12327-3, 27 €
(Franz Steiner Verlag, Stuttgart 2019)
 
Compte rendu par Vincent Jolivet, CNRS
 
Nombre de mots : 2246 mots
Publié en ligne le 2021-05-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3705
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         Voici maintenant près d’un demi-siècle que John Scheid laboure infatigablement les terres des frères Arvales, peu à peu rongées, depuis des décennies, par la croissance inexorable des banlieues romaines. Son premier article relatif au culte de la Dea Dia, paru en 1974, a été suivi d’une vingtaine d’autres[1] et de trois monographies[2] consacrées au site ; ceux qui se sont attaqués au sujet depuis cette date, en-dehors des manuels, se comptent, à ma connaissance, sur les doigts d’une seule main – Pascal Arnaud (1989), Renato Piva (1993), Géza Alföldi (1994), Nicole Fick  (1997) et Emilio Venditti (2005), mais aussi plus récemment, pour l’histoire des fouilles anciennes, Henner von Hesberg (2014).

 

         L’auteur, fort de compétences rarement réunies chez un seul chercheur en matière d’épigraphie, de philologie et d’archéologie de terrain, revient aujourd’hui sur le bilan de ses fouilles à La Magliana avec un ouvrage léger (une soixantaine de pages et une trentaine de très courtes notes) mais dense, et pour la première fois rédigé en allemand, l’une de ses deux langues maternelles. Mais son livre n’est pas seulement écrit en allemand, il est également construit à l’allemande  –  aussi le lecteur devra-t-il patienter jusqu’au dernier chapitre (p. 55-57) pour apprendre quelle origine les Romains prêtaient au culte des frères Arvales, et qui était la Dea Dia en l’honneur de laquelle ils avaient conçu le complexe monumental décrit dans ces pages, et à laquelle le titre du volume rend aussi une forme d’hommage : la déesse qui répandait la bonne lumière céleste à la période cruciale du mûrissement des épis.

 

         L’ouvrage, issu de conférences tenues en 2012 dans le cadre des Margarete-Häcker Vorlesungen de l’université de Heidelberg, se compose de trois chapitres, qui peuvent se résumer à trois interrogations : qu’est-ce qu’un lucus sous l’Empire ? Comment se déroulait le culte à l’intérieur du sanctuaire de la déesse ? Quel rôle Auguste a-t-il joué dans la (re)naissance des sanctuaires du suburbium et, en particulier, de celui de la Dea Dia ?

 

         Le premier chapitre (p. 9-26) insiste d’abord sur les différences qui séparent notre conception de la religion de celle des Romains, telle qu’elle fut, en quelque sorte, « refondée » ou « restaurée » par Auguste avec le principat, sur son originalité et sur son altérité[3]. Il retrace l’histoire des fouilles sur le site à partir du XVIIe siècle, en particulier avec les travaux menés entre 1865 et 1870 par Wilhelm Henzen et Giovanni Battista De Rossi, demeurés fondamentaux pendant plus d’un siècle, jusqu’à la reprise des recherches par l’auteur à partir de 1976. Cette enquête archéologique de longue haleine, menée tout du long en collaboration étroite avec l’architecte de l’École française de Rome, Henri Broise, a permis de préciser et d’enrichir considérablement notre connaissance de la topographie de ce sanctuaire. Celui-ci couvrait toute la pente méridionale d’une colline orientée vers le sud, sur (au moins) trois niveaux aménagés symétriquement le long d’un axe nord-est/sud-ouest de quelque 200 m de longueur – reprenant ainsi la disposition traditionnelle des sanctuaires romains en terrasses de la fin de la République, à commencer par celui de Préneste, lui-même conçu sur le modèle de ceux de Cos et de Lindos. Le complexe était dominé par un temple rond (diam. 23,50 m) dont les fondations pourraient englober un édifice de culte plus ancien, orienté vers le sud, et placé à l’intérieur du lucus de la déesse, le bois sacré dont les limites ne sont pas connues et que seuls les textes nous permettent d’imaginer ; le niveau intermédiaire était occupé par un espace restitué comme carré, de 75 m de côté, peut-être lui-même aménagé en terrasses (fig. 4), qui comportait un autel (ara ante lucum), un Tetrastylum et un Caesareum et où se trouvaient probablement les statues des empereurs divinisés ; au niveau inférieur, un vaste portique curviligne dans sa partie sud, rectiligne dans sa partie nord, délimité par deux doubles murs dessinant une ouverture totale d’un peu moins de 80 m, donnait accès à un édifice thermal (le balneum), construit tout près de la rive du Tibre et qui a déjà fait l’objet d’une publication spécifique (voir note 2). Le complexe comportait donc de haut en bas un niveau sacer, celui des immortels, puis un niveau réservé au divi, les empereurs divinisés, enfin un niveau profanus, celui des mortels. Nourrie de l’impressionnant corpus d’inscriptions laissé par les Arvales sur près de trois siècles (d’abord inscrits sur des tablettes de cire, puis reproduits sur des plaques de marbre hautes de 2,10 à 2,20 m, ces protocoles sont partiellement conservés de 28 av. à 304 ap. J.-C.), l’approche archéologique permet à son tour d’éclairer la signification de ces inscriptions et de mieux comprendre le déroulement du culte qui se déroulait sur le site. L’ensemble du complexe, daté, sur des bases archéologiques solides, des règnes d’Élagabal et d’Alexandre Sévère, peu avant 224 ap. J.-C. (p. 17 ; p. 7 et 31, 220-225), a été détruit et abandonné au début du Ve siècle, à l’époque de la prise de Rome par les Wisigoths d’Alaric.

 

         S’opposant d’emblée à l’idée d’une religion romaine décadente et vidée de tout son sens à l’époque impériale, telle qu’elle s’est largement imposée depuis la publication de la Römische Geschichte de Theodor Mommsen, en 1865, le deuxième chapitre (p. 27-47) s’attache à démontrer le contraire en restituant le déroulement du culte dans le bois sacré et ce que l’exemple de La Magliana – le mieux documenté à ce jour, aussi bien en termes épigraphiques qu’archéologiques – peut nous apprendre de la religion romaine telle que l’avait repensée Auguste. Bien que périphérique par rapport à la Ville, le lucus de la Dea Dia était un sanctuaire d’État administré par douze sénateurs, prêtres à vie, les frères Arvales, dont faisait partie l’empereur lui-même. Débutant à Rome, la fête de la déesse se poursuivait pendant trois jours à La Magliana, du 17 au 19 mai ou du 27 au 29 mai, selon les années ; on pouvait gagner le sanctuaire, situé à six milles au sud-ouest de Rome, en empruntant la via Campana (à cinq milles, à partir du règne de Claude, avec l’ouverture de la via Portuensis), ou bien en bateau, sur le Tibre : il constituait donc un point de repère important pour qui se rendait à Rome depuis Ostie. Cette fête comprenait une succession d’actes minutieusement définis, à partir du sacrifice offert à la déesse au domicile du magister à Rome, puis à La Magliana où, après la célébration d’un nouveau sacrifice, un banquet était suivi de courses de chevaux dans un cirque (dont l’emplacement n’est pas connu, mais qui se trouvait probablement le long de la rive du Tibre), avant le retour des frères Arvales à Rome.

 

         Le troisième chapitre (p. 49-67) souligne la rareté, avant l’époque d’Auguste, de la documentation relative au culte des Arvales, censé remonter à Romulus, quelles que soient les sources qui s’y rapportent – épigraphiques, archéologiques ou littéraires. Le site du sanctuaire de la déesse, qui faisait partie du territoire de Véies jusqu’à la chute de cette ville, en 396 av. J.-C., était occupé à partir du début du IIIe siècle par un temple de Fors Fortuna, construit par Spurius Carvilius, à l’est duquel le nouveau lieu de culte aurait été implanté au Ier siècle av. J.-C.[4]. Le paysage suburbain, alors très probablement caractérisé par une succession de villae, d’otium ou non, entourées de champs, se prêtait naturellement bien à devenir le cadre d’un culte agraire. L’histoire du sanctuaire de la Dea Dia met ainsi clairement en évidence l’importance, pour Auguste et, plus généralement, pour les Romains, des cultes hérités de leurs ancêtres, en fonction d’une tradition en partie interrompue par le sac de Rome par les Gaulois, témoignant ainsi d’une forme de « piété au sein de laquelle la pratique équivaut à la croyance » (p. 59).

 

         Un bref appendice (p. 61-64) retrace utilement les étapes de la recherche archéologique, programmée, mais aussi préventive, dès lors que les travaux de construction ou d’aménagement ont conduit à la découverte de nouveaux vestiges : il ne fait guère de doute que le suivi archéologique réalisé à la faveur de ce programme, au cours de ces dernières décennies, a permis de mettre au jour, de documenter et parfois de sauver des structures qui risquaient de disparaître sans laisser la moindre trace – quiconque a traversé un jour La Magliana peut mesurer les mérites de l’équipe de fouille qui a été amenée à travailler sur le site au cours de toutes ces années, en immersion dans un environnement difficile à bien des égards, traversé par une autoroute, une route, une voie ferrée, un grand égout collecteur, et densément peuplé, en particulier par les représentants de la branche la plus sanguinaire de la mafia romaine. Comme pour tout programme de fouilles considéré comme achevé, il aurait sans doute été utile que l’auteur suggère, en fonction de son expérience du terrain, quelques pistes susceptibles d’être explorées à l’avenir pour progresser ultérieurement dans notre connaissance du site.

 

         Si les fouilles ont montré, sans nul doute possible, que le complexe a bien été aménagé de manière spéculaire le long d’un axe central, tout n’est pas pour autant certain dans les restitutions proposées aux fig. 7 et 8 : l’extension du lucus, ici restitué comme un carré d’un peu plus de 50 m de côté, mais dont on pourrait aussi imaginer (par exemple) qu’il avait la même largeur que le niveau intermédiaire (environ 75 m), dessinant ainsi un carré plus vaste, dont le centre serait occupé par le temple ; la limite, qui n’est pas attestée archéologiquement, séparant ce lucus de la partie centrale du complexe, également restituée de forme carrée mais qui a pu tout aussi bien être rectangulaire et divisée en plusieurs terrasses ; le rapport entre les deux côtés rectilignes du portique, à l’est et à l’ouest (avec les papiliones, qui seraient des salles réservées aux frères Arvales), et la partie intermédiaire du complexe, le long duquel ces doubles murs ont pu se prolonger vers le nord... On trouvera une discussion de ces questions, évidemment trop pointues pour faire l’objet de développements dans le cadre de cet ouvrage de synthèse, dans la monographie consacrée à la topographie générale du site, publiée en 2020[5].

 

         Les huit figures qui illustrent le volume, numérotées en continu, se trouvent soit dans le texte, soit hors-texte, selon qu’elles sont en noir et blanc (2, 4-6) ou en couleurs (1, 3, 7-8), ce qui peut parfois gêner la lecture. Très clairs, les plans du complexe (partiellement redondants aux fig. 7-8) auraient pu être améliorés en indiquant le cours du Tibre, protagoniste absolu, aujourd’hui comme hier, de la topographie du site, la position (à l’ouest) du temple de Fors Fortuna, ainsi que les courbes de niveau ; une coupe sur l’axe central du sanctuaire (qui ne figure pas non plus dans la publication définitive du site), à partir des données de la fig. 4, aurait également permis au lecteur de mieux appréhender la position des différentes parties du complexe, qui semble s’étager sur une dénivelée de l’ordre de 7,60 m.

 

         Indépendamment des questions encore posées par la restitution du complexe, ou par certains points de son histoire, cet ouvrage, où l’on devine que chaque terme a été soigneusement pesé à l’aune d’une expérience concrète et intime du terrain, est donc appelé à demeurer longtemps une synthèse de référence : il mériterait, à ce titre, d’être traduit en français, de manière à pouvoir ainsi toucher un plus large public.

 


[1] L’éditeur Quasar a récemment publié un choix des articles de l’auteur parus ou traduits en italien, dont une dizaine concerne le sanctuaire de La Magliana : Tra epigrafia e religione romana: scritti scelti, editi ed inediti, tradotti  e aggiornati, Rome, 2019

[2] Recherches archéologiques à la Magliana : le balneum des frères arvales, Rome, 1987 (Roma antica, 1 ; dir., avec H. Broise) ; Recherches archéologiques à la Magliana. Commentarii Fratrum arvalium qui supersunt : les copies épigraphiques des protocoles annuels de la Confrérie arvale (21 av.-304 ap. J.-C.), Rome, 1998 (Roma antica, 4 ; dir.) ; Un bois sacré du suburbium romain : topographie générale du site Ad Deam Diam, Rome, 2020 (Roma antica, 8 ; dir., avec H. Broise

[3]L’auteur a récemment exposé sa conception de la religion romaine dans le volume Rites et religion à Rome, paru en 2019 aux éditions du CNRS.

[4] Mais la question de la présence du culte de la Dea Dia à une date antérieure sur ce site demeure ouverte : les fouilles menées à proximité immédiate du temple, vers le nord-est, à l’emplacement de la catacombe de Generosa, ont livré des quantités importantes de céramique remontant au moins au IIIe siècle av. J.-C. qui, à moins qu’elles ne témoignent de la présence d’une villa, pourraient indiquer à cet emplacement la présence d’un culte distinct de celui de Fors Fortuna : voir Ph. Pergola, « Un aspect des nouvelles orientations de l’archéologie chrétienne en Italie : la fouille du sanctuaire de la catacombe de Generosa à la Magliana, au sud-ouest de Rome », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1987, p. 177. Il aurait donc été utile de faire figurer l’emplacement de la catacombe sur les plans généraux du site.

[5] Voir supra, note 2. Ce volume comporte un dossier stratigraphique impressionnant, livré sous la forme de 17 dépliants.