Neff, Amy : A Soul’s Journey. Franciscan Art, Theology, and Devotion in the Supplicationes variae, (Studies and Texts - ST 210), XVIII+354 p., 244 colour ill., 245 x 297 mm, ISBN: 978-0-88844-210-9, 140 €
(Brepols Publishers, Turnhout 2019)
 
Rezension von Christian Heck, Université de Lille
 
Anzahl Wörter : 2483 Wörter
Online publiziert am 2020-06-29
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3728
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          Amy Neff, qui a publié de nombreuses contributions ponctuelles sur l’iconographie franciscaine, particulièrement dans l’art italien du Duecento, et dans le rapport de celui-ci avec l’art byzantin, nous livre ici une monographie majeure sur un manuscrit italien de la fin du XIIIe siècle. Ce livre restera une contribution précieuse sur l’iconographie religieuse et livre des éclairages très nouveaux sur l’apport de la pensée et des textes franciscains pour l’art de cette période. L’ouvrage est à la fois l’étude du cycle enluminé d’un manuscrit particulier et l’analyse de ce que ces images révèlent, d’une part sur la transmission et la transformation des modèles, d’autre part sur les pratiques dévotionnelles, la théologie, la spiritualité et l’histoire culturelle d’une manière plus générale.

           

         Conservé à Florence, dans la Biblioteca Medicea Laurenziana, sous la cote Plut. 25.3, le manuscrit est daté de 1293. Il a été réalisé pour un aristocrate génois, peut-être Manuel Fieschi, et décoré par des enlumineurs de Padoue ou de Venise. Avec 388 folios de parchemin, de 27 x 19,5 cm, il est comparable en taille et en poids à bien des manuscrits gothiques mais nettement plus imposant et plus lourd que la plupart des textes de dévotion de la période. Comme d’autres manuscrits, ses bords ont été tranchés, ce qui lui a fait perdre une partie du décor marginal, essentiellement pour des ornements. Le titre qu’on lui donne, Supplicationes variae (Prières diverses), est une formule tardivement ajoutée, probablement au XVIe siècle, en tête du manuscrit. Ce titre non originel reste pourtant commode pour désigner ce qui se présente comme une anthologie de textes de dévotion en latin : prières, extraits de psaumes, Credos, hymnes, offices, lectures sur la Passion, longs passages de Bernard de Clairvaux et d’un Pseudo-Augustin écrivant sans doute au XIIIe siècle, le tout incluant aussi un calendrier. Bien que s’inscrivant parfaitement dans le genre de la littérature destinées à la pratique spirituelle individuelle, ce manuscrit est unique dans le Duecento par l’ampleur de son cycle iconographique, fait de quarante-huit illustrations en pleine page – trois au début, quarante-cinq à la fin –, auxquelles s’ajoutent de très nombreuses enluminures plus petites ainsi que des initiales très souvent à décor historié. Le manuscrit n’était pas inconnu mais sa bibliographie concernait jusque-là essentiellement les questions d’attribution et de datation du décor. Avec la reproduction, d’une qualité parfaite, de la totalité du décor et une étude exhaustive, il bénéficie désormais d’une monographie qui rend justice à son importance.

           

         Le premier chapitre, « Introduction », situe l’œuvre dans le genre littéraire dans lequel elle s’inscrit et définit bien le propos retenu pour le livre : analyser la manière dont les enluminures servent à faire de l’ensemble un guide spirituel pour un individu. Le travail de choix des thèmes iconographiques, ainsi que la sélection de toutes les œuvres antérieures ou contemporaines qui ont fourni des idées ou des modèles, a été facilité par la grande prolifération de manuscrits enluminés dans la seconde moitié du XIIIe siècle, en particulier dans le sillage des directions données par le Quatrième Concile du Latran de 1215, qui établissait des axes pour l’éducation des clercs comme des laïcs, la pratique de la confession devant être largement aidée par une bien meilleure compréhension de la morale, de la doctrine et des pratiques chrétiennes. Les Supplicationes variae partagent avec les livres d’heures la présence d’un calendrier, d’offices et de dévotions à la Vierge, mais l’ouvrage propose en fait au fidèle un voyage intérieur vers l’union mystique à Dieu. Les images proposent ainsi une représentation du monde visible devant ouvrir un accès à l’invisible. Mais, au contraire de certains textes aux compositions peintes bien plus subtiles et mystérieuses – comme les Cantiques Rothschild, expression, à la même période, de la mystique au nord des Alpes et bien étudiés par Jeffrey Hamburger (1990) –, les enluminures des Supplicationes variae proposent des thèmes et des motifs parfaitement reconnaissables par tout chrétien disposant d’une culture religieuse minimale.

 

         Cette anthologie de textes n’est pas construite de manière aléatoire, mais offre une progression à travers quatre grands ensembles qui guident le lecteur dans une montée à travers les niveaux de la prière. Le premier, avec texte formant préface et images, sert à mettre en place lecture et prière attentives. Le second, consacré à la prière quotidienne à voix haute, se rapproche d’un livre d’heures, avec psaumes et offices abrégés, Heures de la Vierge, Office des morts, Office de la Passion et de la Croix. Puis une section amène à la prière contemplative, par la lecture de sermons, de florilèges, de méditations. Un dernier ensemble propose une prière non verbale, centrée sur les illustrations en pleine page de la vie du Christ, et des saints. Au contraire de bien des livres d’heures, l’absence de textes en langue vernaculaire et le choix systématique du latin, comme la présence de longs textes relativement complexes, suppose que l’ouvrage était à destination d’une personne ayant une réelle culture dans le domaine de la littérature en langue latine. Le manuscrit fait une place particulière à saint François d’Assise et à des textes d’origine franciscaine. Mais surtout, pour Amy Neff, l’ouvrage puise très largement dans les thèmes présents dans quelques œuvres majeures de Bonaventure, l’Itinéraire de l’esprit vers Dieu et l’Arbre de vie, écrits vers 1260. Il est une synthèse de ces idées, intégrant la place des facultés intellectuelles et affectives dans une théologie chaleureuse de l’ascension mystique.

           

         Le chapitre 2, « Palma dabit palmam », est très important car il est essentiellement consacré aux trois dessins en pleine page avec rehauts de couleurs, qui se trouvent dans les débuts du manuscrit et qui sont les compositions les plus originales de tout le cycle. La première, Dextera Dei, domine cinq lignes de textes incluant les mots qui donnent le titre à ce chapitre. Le dessin est celui de la main droite de Dieu, bénissant, dans un médaillon tenu par quatre anges. Les lettres L, X, D, I, S, T, V, R et A, (en partant du haut, et dans le sens des aiguilles d’une montre), sont inscrites dans la bordure du médaillon et la lettre E se trouve dans la paume de la main. Comme les mots Lex est vera Dei (La vraie loi est celle de Dieu) se lisent au début de la première ligne sous le dessin, il n’y a pas d’hésitation pour la lecture de cette subtile disposition. La lettre E de la paume doit s’ajouter successivement entre le L et le X, puis avant le S et le T, entre le V et R A, enfin entre le D et le I. Aujourd’hui professeur émérite à l’Université du Tennessee (Knoxville), Amy Neff avait consacré sa thèse à ce manuscrit et sa longue familiarité avec son contenu lui a permis de faire profondément mûrir cette étude. Un des grands intérêts de l’ouvrage est ainsi que les images étudiées sont intégrées dans un réseau d’œuvres de comparaison parfaitement choisies, dans une quête dont l’ampleur thématique n’a rien d’excessif. Pour l’iconographie de la main de Dieu, des exemples carolingiens (Codex aureus pour Charles le Chauve), ottoniens (dont l’Evangéliaire de l’abbesse Uta), romans (bas-relief à Saint-Zénon de Vérone) sont utilement convoqués et nourrissent sans contradiction la théologie franciscaine de la main et de la loi de Dieu. La configuration particulière des lettres associées à cette main pourrait paraître un unicum, mais Neff révèle que, ornant cette fois le motif de la croix, la même association de lettres se trouve sur le tympan roman du portail de l’église d’Ameugny, près de Cluny.

           

         Le second dessin très particulier est celui de l’« homme microcosme ». Comme dans les autres exemples – peu nombreux – de ce thème, il est vu de face, bras écartés, et dans cette version il est entouré par les personnifications des quatre saisons, chacune portant sur le sommet de son crâne ou tenant à bout de bras la tête des trois mois qui lui sont associés. Là aussi, un dessin allemand, cette fois du XIIe siècle, peut être cité, ainsi que des dessins plus proches du manuscrit étudié. À nouveau, Bonaventure peut être convoqué, entre autres pour son concept de l’homme minor mundus. Le troisième dessin, la « Mesure du Christ », ne s’identifie que par les lignes du texte placé en bas de la page. Le Christ est debout, bénissant et tenant le bâton terminé par la croix, les plaies aux mains et aux pieds sont bien visibles. La composition n’a pas de bordure mais le Christ se tient sur un rectangle ornementé formant socle, et le texte indique que si on multiplie deux fois par six la longueur de cette bande, on obtient la mesure du corps du Christ, prise à Constantinople à partir de la croix d’or faite en respectant la forme du corps du Crucifié. Ce thème est vraiment rare mais on connaît, à partir du XIe siècle, différents types d’objets censés préserver la dimension du corps du Christ.

           

         Le troisième chapitre, « Le monde après la chute », est une étude des enluminures du calendrier, chacune des pages présentant essentiellement, en partie basse, deux médaillons historiés. Contrairement à l’habitude, ils ne sont pas respectivement consacrés aux travaux des mois et au zodiaque mais uniquement aux activités humaines. La volonté de Neff de relier ces décors à la vision bonaventurienne du monde semble aller un peu loin et ne convainc pas toujours.

           

         Le quatrième chapitre, « La prière orale », s’articule autour des représentations de personnages en prière, présents en particulier dans les extraits des psaumes ou dans le Psautier de la Vierge, écrit par Hugues de Pontigny ou un autre cistercien du début du XIIe siècle. Ce dernier texte, rarement enluminé en Italie, inclut ici la Vierge à l’Enfant dans une initiale. Les illustrations de l’Office des morts, de l’Office de la Passion et de la Croix sont aussi des incitations à la prière.

           

         Le cinquième chapitre, « La prière contemplative », analyse une série de petites enluminures consacrées à des thèmes tendant plus à l’espérance, autour des Joies de la Vierge – Annonciation, Nativité, Adoration des Mages, Résurrection, Ascension, Pentecôte, Assomption de la Vierge – et qui proposent au fidèle, à travers les parties suivantes du manuscrit, un chemin d’ascension mystique.

           

         Les chapitres six, sept et huit sont consacrés à l’important cycle de quarante-cinq enluminures en pleine page placé en fin du manuscrit, cycle qui est d’une extrême rareté dans un manuscrit du Duecento. Dans le sixième chapitre, « Prélude à la Passion », sont analysées les douze premières enluminures, commençant avec l’Annonciation, et comprenant des thèmes de l’Enfance, puis quatre concernant la Vie du Christ adulte (Baptême du Christ, Noces de Cana, Transfiguration, Résurrection de Lazare). Comme pour les deux chapitres suivants, Neff nourrit chaque fois son étude, d’une manière très bienvenue, d’une part dans la comparaison avec diverses œuvres d’art du même thème – et il faut souligner la qualité et l’ampleur du dossier photographique –, d’autre part dans l’évocation très précise de thèmes de la pensée et la spiritualité franciscaine, à partir de textes qui ne sont pas nécessairement des sources de ces images, mais qui montrent bien un réseau conceptuel et toute la résonance que ces compositions peintes devaient provoquer dans l’esprit d’un fidèle connaisseur de ces textes. Le traitement iconographique de ces thèmes suit le plus souvent les formules habituelles mais cela n’exclut pas des originalités, ainsi dans la Visitation, où l’on voit à l’arrière-plan un escalier tendu dans le vide comme une échelle et sur les dernières marches duquel un petit personnage s’apprête à pénétrer dans une tour. L’interprétation est convaincante, en évoquant le thème de la Vierge échelle du ciel, maison de Dieu, porte du ciel, et en reliant cela aux concepts bonaventuriens de l’ascension spirituelle.

           

         Le chapitre sept, « De la Passion au Salut », étudie les pleines pages peintes commençant avec l’Entrée à Jérusalem, déployant un cycle de la Passion jusqu’à l’Ascension, puis la Pentecôte et la Dormition de la Vierge, avec donc une reprise en grand format de certains thèmes inclus dans les pages antérieures. Le Jugement Dernier occupe une double page ; à gauche le Christ entre la Vierge et les saints domine les anges procédant à la Résurrection des morts ; à droite la séparation entre les damnés et les élus, avec la présence du sein d’Abraham.

           

         Le chapitre huit, « Transitus », analyse les dernières images du cycle : un Trône de grâce entre les symboles des évangélistes, qui n’est pas sans évoquer le Trône de grâce sculpté au début du XIIIe siècle au portail de San Lorenzo de Gênes ; huit pages présentant des saints, puis l’Homme de douleurs, la Sainte Face et l’Archange saint Michel.

           

         Le chapitre neuf, « La réalisation du manuscrit », se consacre aux différentes mains ayant travaillé au décor du manuscrit et montre à la fois l’insertion dans les courants artistiques de la Vénétie, mais aussi que, contrairement à ce que l’histoire de l’art a observé pour d’autres œuvres italiennes de la seconde moitié du XIIIe siècle, l’influence de l’art byzantin est ici à la fois forte et très fructueuse, absolument pas stéréotypée.

           

         Le bref chapitre dix forme la conclusion de l’ouvrage. Il confirme l’intérêt franciscain pour le monde des hommes – à l’opposé des mouvements monastiques fondés sur un retrait, un isolement géographique –, et pour une dévotion qui fait une vraie place à la vie affective du fidèle. Les images jouent là un rôle reconnu, que Bonaventure ne nie pas.

           

         Un des apports très intéressants de ce livre, au-delà de la publication impeccable d’un cycle iconographique rare et important, est la démonstration, au sein d’un art dominé par la pensée franciscaine, d’une connaissance très réelle et de l’emploi intelligent de nombreux modèles, certains empruntés à des périodes anciennes et des secteurs géographiques lointains. En ce sens, je signale un cas analogue, également dans le domaine des Ordres mendiants : celui d’un manuel dominicain d’instruction des notices, réalisé à la même période, et qui montre une étonnante composition de thèmes originaux par l’adaptation d’œuvres de différentes provenances, souvent d’inventions récentes (« Image et contemplation dans les ordres mendiants vers 1300 : l’iconographie mystique du Libellus dominicain de Toulouse (ms 418) », dans Le Parement d’autel des Cordeliers de Toulouse. Anatomie d’un chef-d’œuvre du XIVe siècle, cat. d’exposition, Toulouse, Musée Paul-Dupuy, 2012, p. 24-35 et 98-99).

           

         On regrette que les légendes des 151 illustrations de comparaison n’indiquent jamais les dates des œuvres ; on les trouve le plus souvent en cherchant le passage qui les cite, mais cela ne facilite pas la consultation. Ce point est mineur devant ce superbe volume, qui inclut l’apparat critique attendu (notes denses, solide bibliographie, index), et qui enrichit notablement notre connaissance de l’iconographie de la fin du XIIIe siècle dans sa relation à la pensée des Ordres mendiants.