Ferdinand, Juliette: Bernard Palissy: artisan des réformes entre art, science et foi. 403 p., 17 x 24 cm, ISBN-13: 978-3110585063, 79,95 €
(De Gruyter, Berlin 2019)
 
Compte rendu par Clarisse Evrard, Ecole du Louvre - Université Lille 3
 
Nombre de mots : 1591 mots
Publié en ligne le 2019-11-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3738
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          Premier titre d’une nouvelle collection ambitieuse, dédiée à la circulation des idées, des savoirs, des formes, des arts et des techniques en Europe selon une approche interdisciplinaire, l’ouvrage est issu de la thèse de doctorat de Juliette Ferdinand qui a consacré ses travaux à la figure protéiforme de Bernard Palissy (1510-1590), à la fois céramiste et écrivain, inventeur des « rustiques figulines » et conférencier. Le parti-pris suivi par l’auteur est explicité dans l’introduction : il s’agit d’envisager l’influence du protestantisme dans son œuvre, s’inscrivant ainsi dans une lignée historiographique qui vise à interroger l’impact artistique de la réforme calviniste, et de développer une réflexion interdisciplinaire relevant à la fois de l’histoire de l’art, de l’histoire des sciences, de l’histoire de la religion et de la visual culture, en s’appuyant sur l’analyse d’exemples de réalisations de l’artisan et sur ses textes.

           

         Pour ce faire, Juliette Ferdinand propose, dans un premier temps, une synthèse sur la réception de l’œuvre du céramiste, restée relativement peu étudiée jusqu’à l’étude majeure de Leonard M. Amico en 1996, Bernard Palissy et ses continuateurs. Ainsi, la figure palisséenne, tombée assez rapidement dans l’oubli dès le XVIIe siècle, apparaît progressivement réhabilitée, tout particulièrement au cours du XIXe siècle, notamment grâce aux fouilles du Louvre qui ont permis de situer l’atelier de l’artisan et de mieux comprendre sa production. Un « mythe Palissy » autour de la biographie de l’artiste et de sa fin bien connue en prison s’élabore ; celui-ci n’est véritablement questionné qu’à partir des années 1980, date à laquelle de nouvelles publications cherchent à replacer l’œuvre dans son contexte historique, scientifique, culturel et artistique.

           

         Une fois cette mise au point historiographique établie, l’auteur s’appuie sur les documents fournis dans l’ouvrage d’Amico afin de reconstituer la biographie du céramiste depuis sa naissance à Saintes, à une date incertaine, probablement 1510, jusqu’à sa mort en 1590, suite à de mauvais traitements, dans sa cellule parisienne. Ce parcours permet de revenir sur sa carrière, sa conversion au calvinisme dans les années 1540, ses différents protecteurs et commanditaires et le succès de ses céramiques et de mettre l’accent sur le rôle central de la production écrite de l’artiste autodidacte, qui, en valorisant l’expérimentation et la connaissance directe des matériaux au détriment de la seule théorie, révèle sa recherche de reconnaissance sociale.

           

         J. Ferdinand envisage ensuite plus précisément la question du changement de carrière de Palissy passant de la peinture sur verre à la céramique, en avançant l’hypothèse de ce goût pour l’expérimentation scientifique et celle d’un choix moral adapté à la doctrine protestante. L’analyse du rôle de l’artiste dans la fondation de la première église réformée de Saintes et un excursus sur la Réforme, sa conception de l’art et les fonctions qu’elle confère à l’image amènent l’auteur à affirmer que sa foi protestante pourrait expliquer qu’il ait renoncé aux vitraux et à leurs images historiées pour choisir un art plus conforme à ses idées religieuses, les « rustiques figulines » étant un moyen de « donner à voir la Création » (p. 86).

           

         Cela conduit à une analyse du concept de « rustique », adjectif central dans les écrits de Palissy, que ce soit l’Architecture et Ordonnance de la Grotte rustique de 1562 ou la Recepte véritable de 1563, comme dans ses productions. Ce goût pour le « rustique », qui renvoie à une conception éthique et esthétique, liée à l’univers agreste et à un âge d’or, est replacé dans son contexte artistique, tout particulièrement en relation avec les grottes italiennes et françaises réalisées à la Renaissance et celles décrites par le potier dans ses écrits. L’auteur en conclut que le processus créatif de l’artiste correspond à celui d’une « dé-civilisation » : chez Palissy prédominent illusionnisme et naturalisme, notions coupées de toute référence à la sphère mythologique, et signes de l’invasion de la faune et de la flore qui deviennent éloge de la nature et respect de la Création. L’exemple de la grotte conçue pour le connétable Anne de Montmorency, dont on ignore si elle fut entièrement achevée et où elle fut  édifiée, en est le plus significatif. C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre, selon l’historienne de l’art, le recours à la figure ornementale du terme, mi-anthropomorphique et mi-minéral, coupé de son univers mythologique référentiel pour devenir l’un des symboles de ce retour à la nature et à un état originel et primitif.

           

         Cette problématique sous-jacente, associant éthique et esthétique, est ensuite appliquée aux projets palisséens de jardin. Après l’explicitation du projet de jardin décrit dans la Recepte véritable, l’auteur revient plus précisément sur le plan du jardin et la place structurante des cabinets d’angle qu’il imagine, à l’entrée desquels sont inscrits sur les frises des versets bibliques. La composition de ces cabinets conduit en quelque sorte d’une natura naturata à une natura naturans, proche de l’idéal moral, artistique et esthétique de Palissy. Le choix de la rusticité serait donc bien le signe d’une vertu morale. La célébration de la terre, qui entre dans une tradition littéraire et philosophique bien connue, participe de la philosophie naturelle développée par l’artiste et sert plus particulièrement ses principes moraux et ses préceptes religieux : le jardin est ainsi lu comme un refuge, un idéal de vie humble et un lieu d’observation du monde offert aux chrétiens réformés.

           

         Cette réflexion conduit alors à une analyse du jardin palisséen comme jardin « scriptural » en adéquation avec les idées réformées, analyse cherchant une confirmation concrète dans les réalisations de jardin du XVIe siècle. Un excursus sur les jardins que l’artiste aurait pu connaître, notamment celui de Gaillon, est l’occasion de souligner les caractéristiques de la conception du jardin décrite dans la Recepte, à savoir son orientation religieuse, son austérité et l’absence d’habitation associée à l’hortus auxquels s’ajoute l’absence de commanditaire identifié, ce qui en ferait en quelque sorte le lieu d’une utopie, celle à laquelle aspire l’auteur du projet. Le jardin selon Palissy est ainsi le lieu d’une mise en scène de la nature et de la sagesse divine, entrant en conformité avec les principes développés par Calvin et Érasme.

           

         Le dernier chapitre permet d’évoquer les objets palisséens eux-mêmes suivant ce même axe d’une lecture religieuse orientée. Après des considérations sur la question de la théâtralisation du banquet à la Renaissance et ses fonctions socio-culturelles liées à la fois à la délectation, à l’apparat et à l’érudition, sujets qui ont fait l’objet de nombreuses études, il en est conclu que la vaisselle de Palissy pouvait être utilisée dans le cadre de ce rituel. Cela amène à un développement sur le moulage d’après nature au XVIe siècle qui permet bien sûr un jeu sur art et nature particulièrement apprécié dans les cours européennes, ce dont témoignent les objets des Kunst- et Wunderkammer. Ces choix techniques et iconographiques liés à la figuration scientifique de la faune et de la flore sont in fine analysés comme représentatifs d’un art naturaliste réformé. La figuration d’insectes ou d’animaux aquatiques présente un symbolisme religieux évident que l’auteur reprend en donnant des exemples de dessins d’Hoefnagel et de la céramique de Saint-Porchaire, sans s’attarder sur les productions de l’atelier du potier. Le choix de la représentation de la nature est finalement lu comme conforme aux idées de la Réforme : ce serait pour Palissy la seule façon de pouvoir rendre hommage à Dieu, tout particulièrement en façonnant les animaux les plus petits, en gardant une position humble, celle du potier utilisant la terre pour figurer l’infiniment petit comme signe de l’infiniment grand de la création divine ainsi célébrée.

           

         L’ensemble de cette étude est complété par un bref catalogue dont les pièces ont été choisies pour illustrer l’argumentation développée : six objets à l’iconographique naturaliste, dix fragments de l’atelier des Tuileries et la présentation synthétique des trois textes autographes de Palissy (Architecture et ordonnance de la grotte rustique, Recepte véritable, Discours admirables) et une annexe de quelques documents se rapportant à la vie et à la carrière du potier. On peut regretter de ne pas avoir plus d’exemples des productions et fragments de l’atelier de Palissy de manière à en proposer une typologie et à ouvrir les perspectives d’étude.

           

         Ainsi, tout au long de l’ouvrage, c’est la figure du protestant qui prédomine et se trouve précisée et éclairée. On pourra judicieusement comparer cette interprétation à celle développée dans le dernier numéro de Techné, Bernard Palissy. Nouveaux regards sur la céramique française, sous la direction de F. Barbe, A. Boquillon T. Crépin-Leblond et A. Gerbier, qui propose une approche interdisciplinaire, axée sur l’analyse des objets, tant du point de vue du répertoire iconographique que de celui des techniques et des matériaux et une mise en perspective avec les suiveurs de Palissy et les réalisations post-palisséennes.

 

 

Sommaire

 

Contenu, p. I-VII

 

European Identities and Transcultural Exchange. Studies in Art History, p. IX-X

 

Préambule, p. XI

 

Introduction, p. XIII-XVIII

 

Chapitre I. Les « rustiques figulines » au fil des siècles, p. 1-16

 

Chapitre II. Bernard Palissy et la réforme du savoir, p. 17-54

 

Chapitre III. Bernard Palissy et la réforme de l’art, p. 55-86

 

Chapitre IV. Les architectures rustiques : vers la « dé-civilisation », p. 87-158

 

Chapitre V. À la recherche de la sapience dans le jardin scriptural, p. 159-222

 

Chapitre VI. « Creating Nature », p. 223-288

 

Conclusion, p. 289-292

 

Tableaux, p. 293-312

Annexes, p. 313-360

Bibliographie, p. 361-406

Crédits photographiques, p. 407-408

Index, p. 409-412

 


N.B. : Clarisse Evrard prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée « Ut maiolica epica : peindre l’univers chevaleresque et courtois dans la majolique italienne du XVIe siècle » sous la co-direction de Patrick Michel (Université Lille 3) et Thierry Crépin-Leblond (École du Louvre).