Rihouet, Pascale: Art Moves. The Material Culture of Processions in Renaissance Perugia. IV+323 p., 69 colour ill., 220 x 280 mm, ISBN: 978-1-909400-83-2, EUR 110,00
(Harvey Miller an imprint of Brepols, Turnhout 2019)
 
Compte rendu par Clarisse Evrard, Université de Lille
 
Nombre de mots : 1580 mots
Publié en ligne le 2020-12-11
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3747
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          C’est un ouvrage important que publie Pascale Rihouet pour les historiens de l’art, médiévistes ou modernistes, s’intéressant tant à la culture matérielle qu’aux images religieuses et aux rituels socio-culturels de la Renaissance. En effet, à partir des travaux de sa thèse, intitulée The Unifying Power of Moving Pictures in Late Medieval and Renaissance Umbria et soutenue en 2008, elle offre une réflexion centrée sur Pérouse, ville qui reste relativement peu étudiée, et les différents types de procession qui s’y déroulent, leurs modes d’organisation et leurs significations en s’appuyant sur les objets, les témoignages iconographiques et les documents d’archives. 

 

         La démarche méthodologique et épistémologique de l’historienne est clairement explicitée dans l’introduction comme un questionnement constant des rapports entre art et rituel. Revenant sur le cadre de son sujet comme analyse de la culture matérielle qui rend possible le rituel de la procession et en assure l’efficacité sociale et symbolique, elle en souligne d’emblée l’approche interdisciplinaire, puisqu’elle relève de l’histoire de l’art, de l’histoire sociale, de l’histoire religieuse, des material studies et de l’anthropologie. Elle y définit son objet : le rituel de la procession dans sa dimension liturgique et politique, son rôle social, sa symbolique, mais aussi les interactions qu’il génère. Enfin, elle explique la pertinence du choix de la capitale de l’Ombrie par son fonctionnement double, puisque Pérouse est intégrée aux États pontificaux tout en ayant une part d’autonomie organisationnelle incarnée par les dix Priori, le podestà et le capitano del popolo. Ce fonctionnement confère aux processions des spécificités locales que met en exergue la division de son livre traitant successivement des processions religieuses, funéraires et d’apparat. 

 

         Le premier chapitre est consacré à l’analyse de deux processions pour des fêtes religieuses : celle du 1er mars pour saint Ercolano, patron de Pérouse, et celle pour la Vierge à l’Assomption. Pascale Rihouet y démontre l’importance de la symbolique des objets du rituel, des reliques, des vêtements et des instruments de musique, comme parties intégrantes de la procession et comme instruments permettant de faire montre d’une forme d’harmonie sociale. Pour ce faire, elle s’appuie notamment sur une fresque de Benedetto Bonfigli représentant le transfert des reliques de saint Ercolano conservée à la Galleria Nazionale di Umbria pour montrer que l’organisation du cortège devient un moyen d’affirmer le pouvoir religieux local et de conférer une dimension laïque au rituel religieux. Un autre point particulièrement intéressant concerne l’étude des gonfaloni qui sont traités en tant qu’« images-objets », impliquant des interactions entre les images, la qualité du support et les critères esthétiques choisis, entre le groupe social qu’ils représentent et le moment où ils sont portés, autant d’éléments qui en font des objets de dévotion mais aussi les signes de l’affirmation d’un statut social, d’une identité professionnelle et, plus globalement, d’une cohésion socio-culturelle de la cité. 

 

         Le deuxième chapitre propose ensuite un gros plan sur un objet peu pris en compte par les historiens de l’art : les bougies. C’est là encore l’un des intérêts majeurs de cet ouvrage que de procéder à une étude minutieuse d’objets considérés comme secondaires. L’historienne en souligne la dimension performative dans toutes les phases de la procession : la distribution de bougies permet la mise en scène de la munificence des dirigeants de la ville, tandis que leur manipulation pendant la procession permet de mettre en avant la préséance masculine, le rang social et la hiérarchie entre les différents groupes. S’ajoute enfin leur symbolique religieuse intrinsèque qui associe la mise en mouvement des participants à un rite de purification et sanctifie ainsi la procession.

 

         Le troisième chapitre constitue une autre approche du sujet par le biais de la procession funéraire organisée pour Malatesta II di Pandolfo Baglioni, mort le 26 janvier 1437. L’étude de la culture matérielle apporte un éclairage sur les conséquences politiques de la procession funéraire. L’historienne montre ainsi comment les différentes cérémonies deviennent de véritables mises en scène symboliques, rites de passage accompagnant le deuil et performances par lesquelles l’émotion de chacun participe du rituel. Dans ce cadre, l’héraldique joue un rôle fondamental en ce qu’elle est une affirmation identitaire et un substitut symbolique du défunt. Les bannières apparaissent comme les instruments de l’affirmation du pouvoir des Baglioni et des puissantes familles locales, tandis que leur procession devient le signe visuel de la participation de chaque entité à l’émotion collective. Pascale Rihouet analyse plus précisément la présence du cercueil vide pendant le rituel funéraire : sa place centrale, surélevée, illuminée de bougies, le tissu choisi et sa mise en mouvement au centre du cortège en font le « symbol of dynastic stability » (p. 122). Les objets du rituel servent ainsi l’efficacité symbolique, à savoir la revendication de la légitimité de la domination des Baglioni et l’assurance de la continuité dynastique. La procession se fait ainsi l’image d’une continuité politique et sociale, construite visuellement et symboliquement par les objets du rituel et les interactions avec ceux qui y participent : « By organizing social groups and simultaneously stirring emotions, ritual action and symbolic objects yield powerful cognitive effects that reinforce feelings of identity, hierarchy, domination, and subservience » (p. 130). 

 

         Cet aspect est approfondi dans le quatrième chapitre, dans lequel l’historienne propose une lecture nouvelle des cérémonies d’entrée par l’analyse du rôle performatif des objets qui y sont portés, tels que les bannières, les clés de la ville, à travers l’exemple des entrées des papes Pie II et Paul III. Elle démontre notamment qu’au-delà de leur fonction pratique, les clés de Pérouse remises au pape constituent un objet signifiant de son contrôle sur la ville et de son droit à y prendre des décisions politiques et législatives. Le recours aux témoignages iconographiques souligne la dimension symbolique du cortège papal, notamment par l’usage des couleurs blanche et rouge sur les tissus. Ainsi, le blanc des tenues des enfants participant à la procession rappelle le caractère messianique du pontife, quand la couleur et la matière des robes des dignitaires accentuent la solennité de l’événement. Ce mouvement symbolique des couleurs permet de souligner la cohésion du corps civique, alors que le choix de la qualité de tissu marque la position de chacun selon son rang. L’exemple du dais papal traité à partir de sources iconographiques et d’archives est particulièrement probant : il montre l’importance symbolique de la prise en compte de la mise en mouvement des objets dans la construction identitaire de ceux qui les portent ou les utilisent. 

 

         Le cinquième chapitre comprend l’étude d’un cas particulier de processions, celles qui sont organisées à la suite d’un moment de crise, tel qu’une épidémie ou une guerre, qui implique de mettre en scène des formules rituelles adaptées afin de rétablir la communication entre monde terrestre et céleste. Pascale Rihouet montre que, dans ce cas, des images spécifiques sont employées : celles prophylactiques de la Vierge de Miséricorde, de saint Sébastien et saint Roch. Reprenant les notions abordées par David Freedberg dans The Power of Images, l’historienne analyse comment les images fonctionnent dans ce rituel de purification à travers les exemples des reliques, icônes, statues et bannières qui y sont déployées. La dimension morale de ces « plagues images » (p. 225) est centrale : elles indiquent que c’est un comportement immoral qui a imposé un châtiment divin, à l’exemple du gonfalone de San Francesco al Rato attribué à Benedetto Bonfigli, et justifient par conséquent l’organisation de la procession pour rétablir la situation. Dès lors, chaque élément, mouvement ou objet, participe d’un rituel purificateur qui vise à rétablir le dialogue avec la sphère divine. L’insertion de prières dans l’iconographie témoigne de cette valeur performative des bannières, tout comme le recours aux reliques et aux statues comme moyens de faire participer directement le saint par l’entremise de l’objet cultuel. Ce recours à la matérialité des objets lors de la procession permet aux habitants de Pérouse de mettre en scène leur compréhension de l’événement et des moyens d’y remédier, ce qui explique leur transformation en objets de culte et leur sacralisation postérieure, notamment par l’élévation de chapelles pour conserver les gonfaloni et le souvenir de leur action salvatrice, ce qu’atteste aussi la persistance de leur reproduction gravée jusqu’au XVIIIe siècle. Pascale Rihouet étudie enfin la translatio d’une relique à Pérouse en mai 1609 qui a rassemblé près de 70 000 personnes, événement éclairé par plusieurs documents dont un livret du maître de cérémonie décrivant les festivités, les mémoires d’un habitant et un tableau de 1627 d’un peintre local, autant de sources qui permettent de souligner la synesthésie à l’œuvre au cours de la procession et ouvrent des perspectives de recherche sur la place et les fonctions de cette synesthésie dans la culture matérielle, notamment dans son rôle symbolique pour affirmer l’unité dynamique de la communauté autour du pouvoir ecclésiastique. 

 

         Ainsi, cette analyse de la culture visuelle et matérielle dans une perspective anthropologique et dans ses interactions sociales et symboliques lors des processions constitue l’un des intérêts majeurs de cet ouvrage. La réflexion de Pascale Rihouet s’appuie sur des exemples précis de sources textuelles et iconographiques, dont des documents d’archives, les objets conservés, des chroniques, peintures, gravures et enluminures, auxquels s’ajoute un précieux appendice comprenant notamment le catalogue des bannières ombriennes conservées. « Art moves » est donc un titre programmatique entraînant le lecteur sur la piste de toute cette culture matérielle à travers une enquête qui apporte un éclairage nouveau sur l’organisation des processions et ses significations d’ordre politique, social, moral et symbolique et qui, au-delà du contexte de Pérouse, donne de nombreuses perspectives de recherche pour tout chercheur s’intéressant à l’étude de la vie publique à la Renaissance ou à la sémiologie de l’objet.