Polinski, Alexandre : Stratégies d’approvisionnement en pierre dans la basse vallée de la Loire, Ier siècle av. J.-C.-Ve siècle apr. J.-C., (Archéologie et Culture), 21,8 x 28 cm, 208 p., ill. couleurs et N & B, ISBN : 978-2-7535-7763-3, 35 €
(Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2019 )
 
Compte rendu par Nicolas Mathieu, Université Pierre-Mendès-France - Grenoble
 
Nombre de mots : 1748 mots
Publié en ligne le 2020-02-12
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3752
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     Issu de sa thèse, le livre de A. Polinski entend montrer quelles ont été les sources minérales de la Basse-Loire utilisées dans deux cités de cette partie occidentale de la Lyonnaise, celle des Andécaves et celle des Namnètes, auxquelles a été ajouté Ratiatum (Rezé), appartenant à la cité des Pictons dans la province d’Aquitaine, en face de la cité des Namnètes et dans même bassin fluvial et d’échange. L’ouvrage est fondé sur l’inventaire des sites d’extraction romains établi à partir de l’analyse pétrographique, principalement macroscopique, de vestiges lapidaires correspondant à des monuments construits, d’aménagements publics ou privés, de monuments épigraphiques ou anépigraphes, de la statuaire et du décor. Il entend développer une réflexion sur l’économie de la pierre dans un secteur dont l’homogénéité, ou le point commun, est conditionnée par la Loire, axe économique majeur. Pour y parvenir, après l’introduction (p. 11-26) qui pose le contexte historiographique de la recherche ainsi que les critères de constitution du catalogue, et brosse le cadre géographique et historique des cités et agglomérations retenues, logiquement, l’auteur a organisé son livre en cinq chapitres : « Inventaire critique des sites d’extraction d’époque romaine » (p. 27-49), « Étude pétrographique des sources d’approvisionnement » (p. 51-97), « Stratégies d’approvisionnement en pierre des cités namnète et pictonne » (p. 99-127), « Stratégies d’approvisionnement en pierre de la cité andécave » (p. 139-155), « Gestion des ressources minérales locales et importations » (p. 157-179). Le livre se clôt par une conclusion, p. 181-184.

 

     D’emblée, au regard des chapitres, il faut admettre que le contrat est rempli et le livre, écrit dans une langue très fluide, riche de données qui constituent un bon outil pour des recherches et la réflexion sur ces régions de la Gaule, et aussi pour des comparaisons dans d’autres cités. Le plaisir de la lecture est facilité par le soin de l’édition, la qualité des photographies en noir et blanc, des cartes et schémas très lisibles, toute cette illustration arrivant toujours au bon moment dans le texte.

 

     Les conclusions sont particulièrement intéressantes et utiles pour les historiens qui s’intéressent à l’économie et la société du monde gallo-romain. Il en est ainsi de la relation causale et de proximité géographique entre tel site et telle carrière, par exemple pour la villa de Cléons à Haute-Goulaine, bien connue de tous les historiens qui s’intéressent à ces contrées, à savoir que ce sont probablement les ouvriers du chantier qui sont allés au plus près, prendre la pierre pour la partie la moins noble de la construction et se sont improvisés carriers (p. 157). On retient aussi les remarques sur la variation des sources d’approvisionnement d’une aire à l’autre mais la relative homogénéité dans les stratégies d’approvisionnement des agglomérations namnètes, andécaves et pictones, notamment pour le tuffeau blanc qui a servi aussi bien pour le décor architectonique, les bas-reliefs, la statuaire que les inscriptions et les stèles funéraires (p. 162). On retient encore (p. 163) la facilité ou la difficulté à tailler (sculpter ou graver) selon les matériaux, ce qui a pu entraîner des choix d’utilisation ou des choix typologiques. Il semble que les chapiteaux ou les bases en granit aient été uniquement travaillés en ordre toscan. Cette inversion du regard est un outil de réflexion indispensable pour qui s’interroge sur des dates, des styles et essaie de mettre en relation des éléments disparates, ce qui constitue la nourriture la plus fréquente des historiens et archéologues de l’Antiquité. Certaines observations sur l’utilisation de matériaux différents dans un même bâtiment, choix lié aux propriétés de la pierre utilisée (le tuffeau absorbant l’eau, c’est peut-être pour cela qu’on l’a fait reposer sur du granit, donc plutôt en élévation qu’en soubassement), conduisent à ne pas estimer, c’est-à-dire en réalité surestimer, le nombre de monuments édifiés à partir de la diversité des matériaux récoltés.

 

     Entre autres observations conclusives utiles par leur portée, signalons les quelques suivantes : comme ailleurs, il y a eu des emplois de roches d’origine locale ou à l’échelle des Gaules (brèches ou marbres de Saint-Béat) en substitution de la brèche coralline extraite de Turquie ou du marbre de Proconnèse ; calcaires et schistes ont pu, notamment chez les Namnètes, remplacer des marbres pour jouer sur le noir et le blanc (p. 166-167) ; les voies d’eau ont pu jouer un rôle, sinon déterminant, du moins discriminant dans des choix de matériaux locaux ou non, alors même que les ressources minérales locales auraient pu fournir les matériaux (p. 175-177). Ce qui explique des importations de pierres chez les Andécaves ou les Namnètes est le fleuve, non l’absence de carrières à proximité.

 

     Il faut donc se réjouir de la publication d’un tel travail, alors même que certaines cités ou des sites sont actuellement l’objet de l’attention et d’enquêtes de chercheurs ou de groupes de chercheurs (à Lugdunum des Convènes, à Vaison-la-Romaine). On peut cependant regretter quelques insuffisances ou faiblesses. Certaines sont formelles : l’absence d’index et de table des correspondances entre le catalogue documentaire et les types de monuments. Où, par exemple, trouver dans le livre les indications de provenance du granit G12 qui correspond à l’inscription de la couverture, qui n’est jamais autrement nommée que LA45 (l’historien lira CIL, XIII, 3116) ? D’autres sont plus fâcheuses, comme, p. 102-105 l’ignorance totale (à une exception près, p. 170) des références aux corpus épigraphiques pour les pierres inscrites. Il est indispensable, pour l’avenir des disciplines qui concourent à la connaissance et la compréhension de l’antiquité, que tous les archéologues utilisent les instruments conventionnels universels qui permettent à l’information de circuler dans une communauté et entre communautés : L’Année épigraphique (AE) et les différents corpus et recueils épigraphiques (CILILA, ILN)1 ou les corpus sur les reliefs (Espérandieu et le Nouvel Espérandieu). Pour les cartes, toutes bien choisies, utiles et lisibles sur les figures, le choix d’une lettre identificatrice d’un site n’est pas la solution la meilleure car il oblige à quitter la carte des yeux : il aurait fallu, le plus souvent possible, écrire en entier le nom au plus près du site, pour ne réserver le renvoi à une lettre qu’à un nombre réduit d’entre eux. Relevons quelques rares coquilles : p. 170, dans la légende de la figure 140, il aurait fallu préférer la formulation de « stèle à Mercure », son destinataire ; p. 170, l’inscription est dédiée à Marcus Marsilli, sous-entendu filius, donc à un pérégrin nommé Marcus, fils de Marsillius et non à Marco Marsilli ; on mettra au féminin la quadragesima Galliarum et non au masculin tel que formulé p. 175 (« au quadragesima Galliarum »).

 

     Est très critiquable la distinction entre inscriptions et stèles funéraires, effectuée dans les tableaux, à partir du tableau I, p. 100, sur la « Répartition des éléments en pierre d’époque romaine (…) en fonction des calcaires, marbres, granites observés ». D’une part, il y a, à Nantes comme partout dans le monde romain, des stèles funéraires anépigraphes, d’autres qui sont épigraphiques, c’est-à-dire qui ressortissent à la catégorie « inscription » des tableaux et du classement de l’auteur ; mais plus encore, pour certains monuments funéraires épigraphiques en granit, conséquence des remplois ou des conditions de conservation depuis leur découverte il y a parfois deux siècles, certaines inscriptions ont disparu. Il suffit de consulter le CIL. Autrement dit, classées dans la catégorie « stèles funéraires », certaines auraient pu se trouver dans la catégorie « inscription ». L’absence de référence aux corpus épigraphiques ou au corpus des reliefs (Espérandieu par exemple) complique sérieusement la recherche pour le lecteur historien épigraphiste qui ne méconnaît plus aujourd’hui – comme le montrent toutes les études et les corpus de qualité publiés actuellement – le support des inscriptions, c’est-à-dire le monument dans son ensemble. Il faut donc aller regarder les photos pour voir que telle stèle funéraire est une « inscription » (par exemple fig. 83, LA54 = CIL, XIII, 3126). Or il y aurait probablement eu des questions à poser, des observations à faire, en approfondissant les descriptions, comme par exemple à propos des deux monuments de la page 106. De même, on aurait apprécié qu’il y ait un tableau avec une répartition chronologique des monuments pour que l’on puisse comparer, croiser les données du matériau, du type monumental – architectonique, décoratif, funéraire, politique. En ne mettant pas directement et immédiatement en relation dans un tableau et en références les textes des inscriptions avec les types de pierre, l’auteur a privé les lecteurs d’une histoire plus complète que seulement géologique, pétrographique et archéologique. Or, la lecture des tableaux permet de se poser des questions, nouvelles, en tentant des rapprochements. Il faut aller chercher les éventuelles réponses dans des pages antérieures ou suivantes. Tout un ensemble de monuments sont produits dans les mêmes deux granits G1 et G2. Mais quand ont-ils été exploités ? L’apparente unité et homogénéité des deux colonnes du tableau est nuancée si l’on ajoute que certains des monuments qui nourrissent ces deux colonnes contiennent une inscription. Les deux lignes de la rubrique « inscription » se seraient trouvées enrichies, pour Nantes, si ces monuments en granit y avaient été mentionnés. Comment expliquer alors cette diversité de matériaux dans le cas des monuments inscrits ? Est-ce lié seulement au type des inscriptions (religieuses, honorifiques, funéraires et privées ? etc.), à des époques différentes etc. Bien plus, en prenant des matériaux identiques, il est loisible de constater que certains ont été utilisés pour du décor architectonique, des bas-reliefs ou de la statuaire, des inscriptions. Comment l’expliquer, comment mettre en relation toutes ces informations ? Y aurait-il eu des temps, des modes ? Y a-t-il des concomitances entre des matériaux, des notables, des moments ?

 

     D’une très grande utilité car il est le premier ouvrage global de cette nature pour cette partie de la province de Lyonnaise, ce livre laisse un peu le lecteur sur sa faim. En partant d’une enquête archéologique, pétrographique rigoureuse, claire, précise, l’auteur n’est pas allé aussi loin qu’il aurait été possible et souhaitable. Technique, son enquête manque un peu de chair humaine, de celle qui fait la société, alors que les hommes et les femmes étaient présents dans une partie de la documentation étudiée par les inscriptions et les stèles funéraires, qui n’auraient certes pas répondu à toutes les questions mais auraient contribué à en poser en mettant en relation différences ou ressemblances selon les types de documents, les destinations de ceux-ci et leurs commanditaires ou destinataires. Au moins les futurs chercheurs disposent-ils avec ce livre global, sur une documentation nombreuse dans plusieurs cités de l’ouest, des outils indispensables pour continuer ce genre d’enquêtes et les utiliser pour l’histoire économique et sociale de ces cités.

 

 

1 Abréviations de Corpus Inscriptionum Latinarum ; Inscriptions latines d’Aquitaine ; Inscriptions latines de Narbonnaise. Une table des abréviations des recueils épigraphiques figure dans chaque volume de AE depuis AE, 2001.