AA.VV.: Eristov, Hélène - Vibert-Guigue, Claude - Al-as’ad, Walîd - Sarkis, Nada (dir.) : Le tombeau des Trois Frères (mission archéologique franco-syrienne 2004-2009, BAH 215), 332 p., ISBN : 978-2-35159-753-8, 130 €
(Presses de l’IFPO, 2019)
 
Compte rendu par Catherine Saliou, Université Paris 8
 
Nombre de mots : 2032 mots
Publié en ligne le 2020-05-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3755
Lien pour commander ce livre
 
 

          Le tombeau des Trois Frères est l’un des monuments les plus connus de Palmyre. Cet hypogée situé dans la nécropole sud-ouest de la ville est celui des cinq ou six tombeaux peints du site sur lequel on dispose des données les plus riches (p. 158). Il doit son nom à une inscription gravée sur le linteau de sa porte d’entrée, datée de 160 apr. J.-C. et donnant le nom des trois frères qui l’ont fait creuser (p. 135, n° 2). Des travaux de mise en protection rendus nécessaires par l’afflux de touristes ont donné lieu à l’organisation d’une mission d’étude des peintures, active sur le terrain de 2004 à 2009. L’ouvrage collectif, sobrement intitulé Le tombeau des Trois Frères à Palmyre, a pour fonction essentielle, comme l’indique son sous-titre, de rendre compte des travaux de cette mission. Il offre bien plus au lecteur qu’un simple rapport et constitue une véritable somme sur le monument, regroupant les contributions de 23 chercheurs au total.

 

         Le premier chapitre est historiographique. Le tombeau — qui contrairement  à ce que l’on a pu croire, ne doit pas être confondu avec celui que visita l’explorateur danois J. E. Østrup en 1893 (p. 59-63) —, fut étudié pour la première fois par Moritz Sobernheim en 1899, puis, l’année suivante, par Fedor (Théodore) Uspenski, directeur de l’Institut russe d’archéologie de Constantinople, lors d’un voyage effectué sur le site pour préparer le transfert de l’inscription connue comme le « Tarif de Palmyre » (cf. p.  57 ; il ne s’agit pas de l’édit du maximum, comme il est indiqué par erreur dans le texte). Le tombeau connut une gloire immédiate grâce au développement que lui consacra le grand historien d’art J. Strzygowski dans son ouvrage Orient oder Rom en 1901, à partir des notes et relevés de Sobernheim. De son côté, Uspenski signala ses propres travaux dans un ouvrage paru en russe en 1902 et confia la documentation recueillie à B.V. Farmakowski, qui en fit l’objet d’un article publié en russe en 1903. Ces trois études sont présentées en traduction (p. 35-55). Le chapitre II est  consacré à une réflexion sur l’histoire du déblaiement du tombeau (p. 78-82), à une analyse critique de la documentation graphique et photographique (p. 71-74 et p. 82-86), et à la présentation du plan de référence établi dans le cadre de la mission et de la nomenclature utilisée pour la description architecturale (p. 74-78 ; les procédures de relevé topographique et de détection magnétique du tombeau et de ses environs immédiats ainsi que les méthodes de relevé et de restitution des peintures sont présentées au chapitre VI, p. 182-188). L’étude des photographies anciennes a permis de mettre en évidence la présence d’un décor architectural en stuc (p. 84-85) et de relire des graffitis tracés par les visiteurs, dont le plus ancien est un graffiti arabe daté de 1901 (p. 85-86).

 

         Le troisième chapitre est le cœur de l’ouvrage. Une présentation de la nécropole sud-ouest et de la place des hypogées dans l’architecture palmyrénienne (p. 88-91) précède la description architecturale du tombeau (p. 92-95) : creusé avant 142/143 apr. J.-C., il présente un plan en T, avec deux galeries (ou exèdres) latérales de part et d’autre de l’entrée et une galerie axiale, elle-même articulée en deux espaces successifs (désignés aussi par le mot « exèdre »), séparés par un arc reposant sur des piédroits. Postérieurement à l’aménagement de l’hypogée, l’exèdre située au fond du monument, face à l’entrée, a reçu un décor peint. La pose de ce décor s’est effectué en deux phases, affectant tout d’abord la lunette, la voûte et les pilastres séparant les  travées, puis, dans un second temps, les piédroits et « selon toute probabilité » (p. 113) l’intrados de l’arc  (à propos de l’intrados, les auteurs de l’analyse technique sont plus affirmatifs et écrivent p. 176 que le décor est « plus tardif, sans doute d’une génération »). La datation de ces deux phases n’est pas précisée. Des indications sont cependant dispersées dans la suite de l’ouvrage : H. Saad considère que le style du programme pictural ne peut être antérieur à la fin du IIe s. (p. 154, cf. p. 156), J.-B. Yon signale quelques arguments prosopographiques incitant à dater les décors des piédroits du IIIs. (p. 140) et H. Eristov avance quant à elle une datation postérieure à 265 pour l’intrados (p. 132). L’inscription datée la plus tardive du tombeau remonte quant à elle à 259 (p. 139, n° 18). Les peintures font l’objet d’une description suivie d’une analyse iconographique, dans deux sections distinctes (C et D), complétées par la section D du chapitre V qui en propose une lecture philosophique (p. 159-163). La scène figurée sur la lunette est la découverte par Ulysse d’Achille à Skyros, parmi les filles de Lycomède (p. 96-97, p. 115-121). Le réexamen de cette scène a mis en évidence la présence de légendes en palmyrénien, nommant cinq des personnages, dont Ulysse et Achille (p. 97, p. 139, n° 19). L’analyse iconographique s’appuie sur de multiples comparaisons, incluant une mosaïque découverte à Palmyre même, mais qui ne semble pas relever du même modèle que celui qu’a suivi le peintre. Le commentaire souligne le rôle possible joué par la toreutique dans la diffusion de ce dernier (p. 121). Neuf pilastres séparent les travées où les corps étaient déposés. Ils sont ornés de Victoires ailées, dont la similitude s’explique par l’emploi d’une forme découpée, appliquée sur la surface à peindre (p. 100). Chacune a les pieds posés sur un globe et porte au-dessus de sa tête un médaillon orné d’un portrait funéraire d’homme ou de femme représenté en buste (p. 97-103, p. 123-126). À la base de chaque pilastre, deux compartiments rectangulaires se superposent. Au registre intermédiaire, sous les Victoires, ils sont ornés d’imitations d’opus sectile (p. 103, p. 128). Au niveau inférieur, ils portent des représentations d’animaux : fauves pourchassant, attaquant ou terrassant leurs proies, ou oiseaux dans des scènes plus calmes. Les animaux représentés appartiennent tous à la faune locale de la Syrie antique. Les scènes de poursuite et de dévoration sont caractéristiques de l’art des steppes : ces motifs ont dû parvenir à Palmyre par l’intermédiaire d’objets précieux transitant le long de la route de la soie (p. 103-105, p. 128-130). La voûte est couverte d’un réseau imitant un plafond à caissons. En son centre un médaillon porte une représentation de Ganymède, thème bien adapté à un contexte funéraire, quelle qu’en soit l’interprétation précise (p. 108, p. 121-123, p. 132). Le reste de l’espace est occupé par des architectures fictives (p. 105-108, p. 132-133). Les faces principales des piédroits de l’arc marquant l’entrée de l’exèdre peinte, opposées l’une à l’autre et visibles au passage sous l’arc, présentent deux portraits féminins en pied, individualisés par des noms, au-dessus de compartiments superposés organisés comme ceux des pilastres (p. 109-111, p. 126-128). Les autres faces portent des rinceaux verticaux qui se continuent sur l’extrados et, du côté visible depuis l’entrée, de part et d’autre de la baie, à 2,70 m de hauteur, un médaillon. Seul l’un des ces médaillons est conservé : il s’agit d’un fascinum, c’est-à-dire d’une image visant à écarter le mauvais œil (p. 111-112, p. 130-132, voir aussi p. 144). Le décor de l’intrados, dont la réalisation a été particulièrement soignée, est constitué de motifs géométriques identiques à ceux de l’intrados de l’arc monumental articulant les sections A et B de la Grande Colonnade et qui pourraient constituer une citation de cet aménagement urbain (p. 112-113, p. 132-133). Les 44 textes gravés ou peints en divers points du tombeau, tous en araméen, sont réédités et leur apport à la compréhension de l’histoire et du fonctionnement du monument est mis en évidence (p. 134-140). Dans le chapitre suivant est proposée une réflexion sur le rôle de l’exèdre peinte dans l’organisation d’ensemble de l’hypogée. Cet espace, placé dans l’axe de la porte d’entrée, offrait une ambiance très différente de celle des exèdres latérales, plus intimes.

 

         Le chapitre V est curieusement intitulé « Antiquités syriennes ». Ce titre s’explique par le fait qu’on y a regroupé des articles rédigés par des membres de la Direction Générale des Antiquités et Musées de Syrie ou sous couvert de cette direction. Outre l’étude iconographique déjà mentionnée (section D), une étude du décor sculpté du tombeau complète utilement l’ensemble du volume (p. 153-156). C’est dans ce chapitre également qu’a trouvé place la présentation du décor peint d’un hypogée découvert en 2007, le tombeau de Zabd‛ateh et Nesha, fils de Ḥaṭrai, orné de la représentation d’un banquet (p. 163-166). Les expertises réalisés en vue de la conservation, qui nourrissent une partie du chapitre VI, ont mis en évidence l’emploi de deux types distincts de bleu égyptien ainsi que l’usage, très rarement attesté par ailleurs, de mimétite, un pigment minéral qui pourrait avoir été importé d’Iran (p. 178-179). Le mortier était composé d’un mélange de chaux et de plâtre (p. 179-180). Un autre exemple d’emploi d’un tel mélange avait déjà été signalé à Palmyre (p. 180-181). Le septième et dernier chapitre est consacré à l’état actuel du tombeau : il a été transformé en bureau en 2015, lors de l’occupation du site de Palmyre par Daech et les peintures ont été entièrement recouvertes de badigeon. Comme le souligne la conclusion du résumé en fin de volume, la documentation rassemblée dans l’ouvrage « reste à présent la seule base pour l’analyse » du tombeau (p. 324). C’est dire l’importance essentielle des 105 planches, toutes en couleurs. Leur fonction n’est pas seulement de soutenir l’argumentation, il s’agit réellement d’un corpus documentaire qui constituera désormais une référence indispensable et irremplaçable pour toute recherche sur le tombeau. On y trouvera en effet aussi bien des documents d’archives inédits ou déjà publiés que les photographies et les relevés effectués par la mission, des propositions de restitution et des tableaux synoptiques. La présentation a été conçue pour faciliter les comparaisons. Le cahier de planches, doté de sa propre organisation présentée p. 198, constitue ainsi en quelque sorte une monographie autonome ou, pour reprendre la formule des auteurs, un « exposé visuel » sur le monument.

 

         La conclusion de l’étude (p. 194-195) souligne la place spécifique qu’occupait le décor peint dans l’organisation de l’hypogée et la complexité de l’espace virtuel engendré par ce décor lui-même, emboîtant une architecture construite dans un abri végétal, ainsi que la richesse d’un univers visuel fondé sur des références culturelles multiples. De fait, il sera certainement possible de poursuivre et d’approfondir l’étude de ces références et de leur mise en œuvre, dans une perspective d’histoire culturelle, comme on pourra s’interroger plus précisément sur les raisons mêmes du choix d’un décor peint et sur ses éventuelles implications sociales (cf. p. 135), ou encore sur la forte visibilité des femmes dans le tombeau : toutes ces réflexions pourront être menées grâce à ce grand et beau livre.

 

 

Table des matières

 

Préfaces (M. Abdoulkarim, M. Espagne) 13

Avant-propos (H. Eristov, Cl. Vibert-Guigue) 15

Remerciements (H. Eristov, Cl. Vibert-Guigue) 19

Liste des contributeurs 21

Introduction générale (H. Eristov, Cl. Vibert-Guigue) 25

 

I. Historiographie

 A. Attirance de Palmyre et échanges de travaux entre savants (V. Schiltz†, H. Eristov, A. Nercessian) 31

B. Contexte intellectuel et scientifique russe (A. Nikitine, A. Nercesssian) 55

C. Historiography : Danish Research from Johannes Østrup to the Palmyra Portrait Project (R. Raja)  59

 

II. Construction des connaissances

A. Premières descriptions et plans anciens (Cl. Vibert-Guigue) 71

B. Documentation publiée par Farmakowski (Cl. Vibert-Guigue) 73

C. Nouvelles bases d’approche (Cl. Vibert-Guigue) 74

D. Passage emprunté par les pilleurs (Cl. Vibert-Guigue)   78

E. Déblaiement extérieur et intérieur du tombeau (Cl. Vibert-Guigue) 79

F. État du tombeau (Cl. Allag, H. Eristov, H. Saad, Cl. Vibert-Guigue) 82

 

III. Donnés archéologiques, iconographiques et épigraphiques

A. Nécropole sud-ouest (M. Gawlikowski) 89

B. Description architecturale de l’hypogée  (H. Eristov, Cl. Vibert-Guigue) 92

C. Description de l’exèdre peinte (H. Eristov, Cl. Vibert-Guigue)  96

D. Analyse iconographique du décor peint  (H. Eristov, Cl. Vibert-Guigue)  115

E. Inscriptions araméennes (J.-B. Yon)  139

 

IV. Reconsidérer l’axe d’entrée vers l’exèdre peinte (Cl. Vibert-Guigue)

A. Méandre 143

B. Fascinum 144

C. Décor végétal 145

D. Aménagement au pied de l’entrée : une courte « exèdre » orientale ? 145

E. Hypogée de ‘Atenatan à deux exèdres peintes 146

F. Lunettes d’exèdre dans l’axe à Palmyre 146

G. Essai de synthèse 148

 

V. Antiquités syriennes

A. Travaux de réaménagement de protection (W. al-As‛ad) 151

B. Sculptures et reliefs sculptés dans le développement de l’architecture funéraire (H. Saad) 153

C. Mise en parallèles des tombeaux-hypogées (H. Saad, Cl. Vibert-Guigue) 157

D. Interpréter l’iconographie du tombeau sous un nouvel angle ? (K. Abdallah) 159

E. Tombeau de Zabd‛ateh et Nesha, fils de Ḥaṭrai  (Cl. Allag, H. Eristov, Cl. Vibert-Guigue, N. Sarkis) 163

 

VI. Approches techniques

A. Conservation (Cl. Allag, N. Buisson, A. Coutelas, M. Evéno, D. Morana Burlot, N. Sarkis, Cl. Vibert-Guigue) 169

B. Documentation graphique (C. Kohlmeyer, Cl. Vibert-Guigue) 182

C. Topographie et prospection de surface (A. et J. Kermorvant, S. Lemeunier) 186

 

VII. État du tombeau durant le conflit (H. Saad) 191

 

Addendum : Observations à Paris à propos des échantillons de badigeon (H. Eristov, Cl. Vibert-Guigue) 194

 

Conclusion générale (H. Eristov, Cl. Vibert-Guigue) 195

 

Planches 199

 

Bibliographie  309

 

Résumé en français  321

 

Résumé en arabe 328