Jõekalda, Kristina - Kodres, Krista - Marek, Michaela (Eds.): A Socialist Realist History? Writing Art History in the Post-War Decades, (Das östliche Europa: Kunst- und Kulturgeschichte, 9), 264 S., ca. 70 s/w-Abb., 24 x 17 cm, ISBN : 978-3-412-51161-6, 52 €
(Firma Böhlau Verlag GmbH & Co.KG 2018)
 
Compte rendu par Juliette Milbach
 
Nombre de mots : 1727 mots
Publié en ligne le 2020-02-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3757
Lien pour commander ce livre
 
 

 

          A Socialist Realist History? Writing Art History in the Post-War Decades, est dédié à la mémoire de Michaela Marek, disparue à l’automne 2018. L’ouvrage est un recueil d’articles prenant en compte de nombreux pays du bloc de l’Est : République Tchèque, Allemagne de l’Est, Pologne, Roumanie, Union soviétique, Estonie. Y sont analysées les caractéristiques de leurs historiographies de l’art dans la seconde moitié du vingtième siècle. Ces écrits sont issus d’une conférence qui s’est tenue en octobre 2016 à Tallinn  intitulée : Art History and Socialism(s) After World War II : the 1940s until the 1960s. Dans des contributions aux propositions méthodologiques assez diverses, les auteurs ont cherché à mettre en évidence les stratégies nationales à l’œuvre dans l’écriture de l’histoire de l’art et le rapport de cette écriture aux pratiques artistiques. L’un des dénominateurs communs à ces textes est d’inscrire ce discours dans son articulation au politique, soit principalement à l’Union soviétique, en en questionnant le rôle de modèle. Cette écriture est dite « inévitablement » soviétisée, or c’est à propos de cette inévitabilité que nous aurions aimé lire des arguments. Ce postulat est regrettablement contourné pour montrer la variété des interprétations selon des cultures historiques et politiques extrêmement différentes. Certaines de ces positions, que ce soit sur l’art ou sur l’architecture, ainsi que la plongée qu’offre l’ouvrage sur le discours sur l’art marxiste-léniniste, rendent la lecture du recueil instructive.

 

         Le recueil s’ajoute à la très grande littérature déjà existante ayant pour objectif de considérer ensemble les différentes expressions artistiques et discursives du bloc de l’Est dans la seconde partie du XXe siècle. La pertinence à considérer ensemble des territoires si relativement éloignés et de cultures esthétiques si différentes a pu apparaître plus justifiée dans de précédents projets[1]. La majorité des articles du présent recueil interroge les similarités et distensions d’une recherche d’expression nationale face au processus de soviétisation qui pour sa part ne fait donc pas l’objet de beaucoup d’attention. La nouveauté du recueil réside surtout en son objet d’étude : l’écriture sur l’art à travers les acteurs (critiques, théoriciens) et les cadres qui le produisent (maisons d’édition, académies, écoles, etc.). La question de comprendre comment s’adaptent les idées socialistes et les pratiques dans des conditions culturelles et institutionnelles spécifiques à chaque pays est placée au centre des problématiques.

 

         L’introduction de Krista Kodres et Kristina Jõekalda ne remet pas vraiment en cause une analyse assez simplificatrice de l’activité culturelle d’après-guerre en Union soviétique, privilégiant une compréhension rigide de l’application du contrôle d’état sur l’art, incluant l’histoire de l’art. Les auteurs précisent que ce climat collectif de peur et d’autocensure aura eu pour conséquence l’apparition de « split personnalities » (p. 13), c’est-à-dire des individus qui auraient eu des points de vue personnels sur l’art, la société, la politique mais qui ont agi en suivant des lignes tout à fait différentes dans leur activités professionnelles.

 

         L’ouvrage met en avant certains axes qui s’avèrent tout à fait inspirants pour construire les bases d’une nouvelle grille de lecture de la pensée artistique en Europe de l’Est. Ainsi, l’étude sur la nouvelle orientation politique de l’histoire de l’art tchèque par Milena Bartlova tente de résoudre des questions d’influences sur les formes nationales – mises en relation avec le modèle soviétique. Sur un laps de temps très court, quelques années autour de 1950, Bartlova étudie la manière dont l’enseignement de l’histoire de l’art s’élabore (en prenant notamment en considération les venues d’historiens de l’art soviétiques comme Natalya Sokolova) et est diffusée. Bartlova fait apparaître des personnalités particulièrement audacieuses comme Jaromir Neumann. On apprend que c’est précisément la postface de ce dernier, très critique à propos de la traduction tchèque de La peinture florentine et son environnement social, 1300-1450 (1954) de Frederick Antal, qui aurait eu pour conséquence la mauvaise réception d’Antal dans le débat d’idées tchèque des années 1950 (et au-delà).

 

         Quant aux allemands, l’étude poussée de Katja Bernhardt sur la courte histoire (4 ans) de Zeitschrift für Kunst, périodique publié en Allemagne de l’Est, montre les carrières des différents critiques et théoriciens de la période, étude qui met en avant leur lien avec l’écriture sur l’art de la fin du XIXe siècle. Certaines conclusions avouent d’elles-mêmes leur impuissance à se relier au thème général de l’ouvrage. Katja Bernhardt note ainsi qu’aucun article dans l’étude qu’elle a mené ne fait de référence explicite au marxisme. Elle met en revanche en relief la théorie marxiste dans certaines publications sur le réalisme datées d’avant 1945 (Paul Reimann et Lu Märten).

 

         La question de l’éducation artistique sous-tend, on l’a vu, plusieurs articles (à l’instar de celui de Milena Bartlova). Katja Bernhardt souligne la connexion entre l’enseignement d’une pédagogie artistique et l’histoire de l’art telle qu’elle se développe et s’exerce dans l’éducation supérieure. Cette articulation entre art et histoire de l’art est très présente aussi pour l’étude de la situation polonaise menée par Karolina Labowicz-Dymanus. Les institutions sont aussi souvent évoquées, à l’instar de l’Institut national d’art qui, à partir de 1949, à la fois devient central pour les recherches sur les arts visuels mais aussi établit le cadre général de la pratique artistique en Pologne durant une décennie (Karolina Labowicz-Dymanus), en insistant beaucoup sur le contrôle idéologique que cette institution permettait au Parti communiste.

 

         C’est la recherche d’une identité nationale, à la fois dans l’expression artistique et dans le discours que les institutions et la presse ont sur celle-ci, qui occupe la majorité des réflexions. Elle se définit en négatif dans le cas de l’URSS, auquel deux articles sont consacrés. L’un de ces articles est consacré à l’histoire de l’art soviétique dans les années 1950 et 1960 (par Nataliya Zlydneva). L’auteure rappelle en introduction la mémoire vivante que portent les historiens de l’art de la deuxième génération, auprès desquels elle a fait ses études dans les années 1970 à l’Université d’état de Moscou. Ils ont en effet eux-mêmes fréquenté les théoriciens qui ont participé à la mise en place de cadres à la réflexion sur l’art dans les années 1920 comme l’Académie des Sciences de l’Art (GAKhN). Ce problème de continuité entre générations, dont il serait passionnant d’étudier les détails articulatifs, Zlydneva le prend pour acquis et pour point de départ, ce qui peut apparaître un peu rapide. Cependant, son analyse qui consiste en une lecture des années 1920, comporte de nombreux intérêts. Elle explique que l’un des cours les plus importants à l’Université de Moscou dans les années 1950 et 1960, intitulé Description et analyse des œuvres d’art, est basé sur une méthodologie d’analyse d’images héritée d’Alois Riegl, d’Heinrich Wofflin et d’Adolf von Hildebrand. Elle note aussi que c’est précisément dans cet après-guerre que le département d’Histoire de l’art de l’université de Moscou est dissocié de la faculté de Philologie et intègre le département d’Histoire, renommé à cette occasion département d’Histoire et de théorie de l’art. Son étude se centre sur quelques personnalités phares, comme Boris Vipper (1888-1967) qui initie une étude en plusieurs volumes de l’Histoire de l’histoire de l’art européen, avec un accent particulier mis sur les écoles viennoises et allemandes. La parution de l’ouvrage (en 1969) est, selon Zlydneva, l’un des points d'accès privilégiés à des pensées européennes peu connues des soviétiques. Ce qui pose surtout question, c’est la volonté de montrer une histoire de l’art en opposition – ou en tout cas marginalisée – par rapport à un discours général dont il ne sera rien dit dans l’article. Ce discours aurait pu être abordé dans « The Riddle of Modernism in the Art Historical Discourse of the Thaw » de Marina Dmitrieva, qui revient sur l’histoire particulière du livre consacré par Igor Golomstock et Andrei Sinyavsky à Picasso. L’absence de recul apparent sur les écrits de Golomstock et sur ceux de Mikhail Lifshitz, ainsi que la présentation d’un milieu soviétique artistique et intellectuel « en noir et blanc » – dissidence contre état, modernisme contre réalisme socialiste – donne malheureusement à voir peu de nuances.

 

         Dans l’un des derniers textes du recueil, Virve Sarapik propose de répondre à des questions passionnantes autour de la participation des historiens de l’art soviétiques (et du bloc de l’Est) aux Congrès du Comité International de l’Art, particulièrement à celui qui se tint à Budapest en 1969. En s’appuyant sur les programmes, les actes et les comptes rendus parus dans la presse, Virve Sarapik se demande ainsi quelle opportunité cela a pu représenter pour les intervenants et quelle réception le congrès avait dans le bloc de l’Est. Elle élabore notamment son analyse autour d’une question qui sous-tend tout le recueil, mais qui est ici posée clairement pour la première fois : est-il possible de comparer le développement de l’histoire de l’art comme discipline telle qu’exprimée aux congrès et la transformation réelle de l’histoire de l’art soviétique ? Pour cela, elle ne se contente pas d’analyser le CIHA mais met en parallèle l’usage qu’en font les historiens de l’art soviétique et du bloc de l’est (deux catégories dont elle distingue les stratégies) et les Congrès de l’Association internationale des critiques d’art  (AICA) et L’International Association for Aesthetics (IAA). Même si les conclusions restent partielles compte tenu de l’ambition du propos – Virve Sarapik avoue ne pouvoir donner une vue d’ensemble de la discipline dans tout le bloc soviétique à partir des quelques données ici analysées –, une de ses conclusions reste toutefois très intéressante : l’un des points en quelque sorte « unificateurs » est qu’aucune des communications présentées aux congrès n’aborde l’art du vingtième siècle. Voilà une réflexion qui pourra faire l’objet de nouveaux développements : ce lien avec le passé et en particulier l’apparition des scènes nationales du XIXe siècle qui revient en plusieurs endroits du recueil. Si la présence du marxisme-léninisme dans l’écriture sur l’art par les pays de l’Est mérite toujours approfondissement, les pistes ouvertes à cette lecture s’avèrent stimulantes.

 


[1] Certaines initiatives se distinguent comme celles du centre allemand : « OwnReality. À chacun son réel », dont certaines recherches du projet peuvent être lues dans l’ouvrage de Mathilde Arnoux, La réalité en partage. Pour une histoire des relations artistiques entre l’Est et l’Ouest en Europe pendant la guerre froide, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2018. On ajoutera aussi : Jérôme Bazin, Pascal Bubourg Glatigny, Piotr Piotrowski (eds), Art Beyond Borders : Artistic Exchange in Communist Europe (1945-1989), Budapest/New York, Central European University Press, 2016.