Pauli, Lori (avec la contribution de Lori Karen Hellman, Jordan Bear & Phillip Prodger): Oscar G. Rejlander. Artiste photographe. 336 p., ISBN 978-8874398393, 49 €
(5 Continents, Milan 2018)
 
Compte rendu par Antoine Capet, Université de Rouen
 
Nombre de mots : 1711 mots
Publié en ligne le 2019-07-17
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3762
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          L’ouvrage en question est la version française, publiée en Italie, d’un épais catalogue grand format publié initialement en anglais[1] à l’occasion de l’exposition organisée par le Canadian Photography Institute of the National Gallery of Canada / Institut canadien de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada, Oscar G. Rejlander: Artist Photographer / Oscar G. Rejlander : Artiste photographe, et tenue à la National Gallery of Canada / Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa) du 19 octobre 2018 au 3 février 2019[2], puis au J. Paul Getty Museum de Los Angeles du 12 mars au 9 juin 2019[3]. Sa sortie est particulièrement bien venue à un moment où en France on semble découvrir (les spécialistes connaissaient déjà, bien sûr) qu’il existait d’autres photographes que Julia Margaret Cameron (qui fut par ailleurs l’élève de Rejlander [44, 80-84]) ou Eadweard Muybridge dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle, avec par exemple la recension sur le site français d’Histara du récent Thomas Annan: Photographer of Glasgow[4] (photographe d’ailleurs mentionné par Lori Pauli [24]).

 

         La formule s’avère d’ailleurs identique dans les deux cas, pour Annan et pour Rejlander, selon un schéma classique : un avant-propos d’une page que signe le directeur général du Musée des beaux-arts du Canada, Marc Meyer, est suivi d’une préface de deux pages émanant de la commissaire de l’exposition, Lori Pauli, conservatrice à l’Institut canadien de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada. Cette même Lori Pauli nous propose ensuite une substantielle biographie artistique du photographe : « Comment Rejlander est devenu le père de la photographie artistique » (dans l’édition anglaise : ‘On becoming the father of art photography’). Rejlander (1813-1875) arrive de Suède avec ses parents en 1838, s’installant à Hull, à Londres, à Lincoln, puis à Wolverhampton, où il restera une vingtaine d’années à partir de 1842 [20]. Il a déjà une solide formation artistique, notamment de copiste. Son anglicisation et son assimilation rapides sont attestées par son inscription au club de cricket de la ville en 1844. Il sera naturalisé en 1852. Plus tard (1860) – autre signe d’anglicisation et d’assimilation – il rejoindra les volontaires réservistes de l’armée de terre. Par ailleurs, sa reconnaissance par les autorités artistiques du pays survient assez vite, suite à l’acceptation de ses œuvres pour l’exposition annuelle de la Royal Academy en 1848 [22]. C’est cependant seulement en 1854 qu’il opte résolument et définitivement pour la photographie comme expression première de son inspiration artistique, avec un fort intérêt pour l’innovation et l’expérimentation techniques, que l’auteure explicite avec clarté. « Les choix iconographiques de Rejlander pour ses photographies ont clairement été influencés par la peinture », nous indique Lori Pauli [28], preuves à l’appui : des reproductions en couleurs d’œuvres du Titien dont Rejlander s’est visiblement inspiré [fig. 1-4, 1-5, 1-6]. « Quoique Rejlander se soit surtout fait connaître comme un photographe de portraits et d’études de personnages, ses premiers sujets étaient des paysages », précise-t-elle plus loin [31]. Le grand tournant, semble-t-il, à la fois dans son évolution et dans sa notoriété nationale, sera constitué par « Les deux façons de vivre » (‘Two Ways of Life’, 1857) – les deux façons en question étant le vice et la vertu. Les figures dénudées – indispensables pour rendre le vice – vont susciter la controverse, surtout dans la fort prude Écosse presbytérienne de l’époque : mais comme toujours la controverse alimente la publicité, et donc la notoriété. Le débat, que la commissaire retrace en détail pour notre édification et notre plus grand bonheur [32-35], porte notamment sur un point qui n’était pas encore résolu autour de 1860 : si le nu est acceptable en peinture, l’est-il en photographie ? Rejlander défend naturellement la vertu de ses modèles, même quand ils servent à illustrer le vice [35]. Quand Rejlander s’installe à Londres en 1862, sa prédilection va, au contraire, de plus en plus vers les scènes réalistes : il saisit les petites gens et décrit les petits métiers, l’archétype étant « le ramoneur » ou « le marchand d’allumettes ». En 1871, il sera ravi d’accepter une commande de Charles Darwin pour illustrer The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872). Finalement, Darwin retiendra en tout trente photographies pour son ouvrage, 18 – la majorité, donc – étant de Rejlander, dont ce sera la dernière entreprise vraiment marquante [47]. Cette indispensable présentation de Lori Pauli se conclut sur une note plutôt triste : sans être mort dans la misère, Rejlander connaissait des difficultés financières au terme de sa vie, après être rapidement tombé dans l’oubli (à l’exception de ‘Two Ways of Life’). Ceci jusqu’à la parution en 1973 de Father of Art Photography : O.G. Rejlander, 1813-1875 d’Edgar Yoxall Jones (Greenwich, Conn.: New York Graphic Society / Newton Abbot, Devon: David & Charles), qui aura contribué à le faire sortir d’un purgatoire jugé évidemment immérité par la commissaire de l’exposition [48], dont l’exposé (comme ceux des autres participants à l’ouvrage) est copieusement et heureusement complété par plusieurs pages de notes.

 

         Les trois essais consécutifs s’avèrent beaucoup plus courts. Karen Hellman nous parle de « La ‘plasticité’ de l’atelier de Rejlander » (‘The “plasticity” of Rejlander's studio’) : elle tire son idée de « plasticité » de Rejlander lui-même, qui – toujours à propos de ses ‘Two Ways of Life’ – a écrit qu’il avait réalisé cette œuvre pour « faire valoir la plasticité de la photographie », le mot étant inusité à l’époque où il l’employait [57]. Partant de l’étymologie, « mouler, former » en grec, Karen Hellman explore la « malléabilité » (mot qu’elle préfère) de l’œuvre de Rejlander, en s’appuyant sur nombre de ses tirages. On apprend au passage que bien avant les cellules photo-électriques, Rejlander « se servait des yeux de son chat comme d’un photomètre » [67].

 

         Dans « Collectionneurs, copistes et collaborateurs : Les relations de Rejlander » (‘Collectors, copyists and collaborators : On Rejlander's relationships’), Jordan Bear nous rappelle d’abord fort utilement l’état du marché britannique de la photographie quand Rejlander commença à commercialiser son travail : grande concurrence, prix en baisse – « un afflux d’images bon marché menace alors le modeste succès d’estime obtenu par la discipline au chapitre de l’esthétique » [75]. Heureusement, l’inspiration artistique de Rejlander le pousse instinctivement vers cette quête de l’esthétique – et on revient à ses ‘Two Ways of Life’, dont un tirage a été acheté par le prince Albert lui-même, « pour son petit salon » [75] : il va de soi, dans un souci purement esthétique, et non par voyeurisme. En dehors de ces acheteurs de la très haute société, Rejlander fréquente, on l’a vu, des artistes-photographes comme Julia Margaret Cameron [80-84] et comme Charles Ludwige Dodgson, alias Lewis Carroll, qui deviendra un ami proche. Jordan Bear illustre son propos en reproduisant une photographie de Dodgson (vers 1859) représentant « Alice Liddell en ‘servante mendiante’ » [Fig. 3-1] : le lien de parenté avec les œuvres de Rejlander à la même époque est absolument frappant. L’auteur tente d’explorer aussi les relations entre Rejlander et Clementina, vicomtesse Hawarden, malgré la rareté des sources. Dans sa très claire conclusion, l’auteur souligne l’influence considérable que Rejlander a pu avoir sur ces trois artistes-photographes, notamment en aidant ces derniers à trouver « leur place dans un métier artistique progressivement troublé par ses connotations mercantiles » [84].

 

         Le troisième et dernier essai, dû à Phillip Prodger, est entièrement consacré à ses liens avec Darwin : « Donner son corps à la science : Les photographies de Rejlander pour Charles Darwin » (‘Giving his body to science : Rejlander's photographs for Charles Darwin’). Il commence par un magnifique portrait pleine page de Darwin (vers 1871) et traite naturellement des illustrations de The Expression of the Emotions in Man and Animals. « On ignore si Rejlander a été recommandé à Darwin, ou si leur rencontre est le fruit du hasard », nous indique Prodger [88]. Dans certains cas, pour être sûr d’obtenir l’expression faciale voulue, Rejlander aura recours à l’autoportrait. Où sont alors la spontanéité et l’absence d’artifice que précisément recherchait Darwin, pensant que la photographie serait bien meilleure que la peinture ou le dessin « posés » ? Et pourquoi Darwin est-il satisfait de ces portraits photographiques pourtant eux aussi « posés » ? Prodger nous éclaire très judicieusement sur ces questions, notamment en insistant sur les différences de perception et d’exigence scientifique entre 1871-1872 et notre époque : « les photographies de Rejlander pour Darwin ne peuvent être évaluées en fonction des normes empiriques modernes, parce qu’elles sont en partie à l’origine de l’élaboration de telles normes » [97].

 

         Suivent quelque trois cents magnifiques pages de planches, regroupées autant que possible sous des rubriques thématiques : « Œuvres des débuts », « Oscar et Mary [sa femme] », « Scènes domestiques et scènes de genre », « Enfants des rues et scènes de rue », « Les deux façons de vivre », « Études (sujets religieux, classiques et nus) », « Études artistiques », « Portraits » et « Expressions ».

 

         Le tout est complété par une Chronologie illustrée (parfois en couleurs) de 18 pages sur deux colonnes, par une Liste des planches qui donne les détails techniques et la provenance (on regrettera toutefois que les titres d’origine en anglais n’y figurent pas – c’est très dommage), une Bibliographie, avec comme il se doit de nos jours quelques sites Internet, et enfin un Index bien détaillé des noms de personne et de lieu, ainsi que des expositions.

 

         Du point de vue technique, l’ouvrage se distingue par sa qualité remarquable : les cahiers de papier glacé épais (aucune transparence ne gâchant les photographies) et cousus représentent un gage de solidité et de longévité, pour ce lourd et gros volume. En outre, les épreuves ont été relues avec grand soin, et la traduction est excellente, car précisément, elle ne « sent pas la traduction ». Le texte proprement dit ainsi que les illustrations étant du plus grand intérêt, on ne peut que saluer l’ensemble comme une grande réussite.

 

         Toutes les bibliothèques universitaires se devraient d’en acquérir un exemplaire – peut-être la version anglaise originale pour les instituts d’études anglophones où il existe des cours sur les arts britanniques du XIXe siècle.

 


[1] Pauli, Lori [Editor].  Oscar G. Rejlander : Artist Photographer. With Essays by Jordan Bear, Karen Hellman and Phillip Prodger. Ottawa: Canadian Photography Institute of the National Gallery of Canada (distributed by Yale University Press), 2018.

[2] https://www.gallery.ca/whats-on/exhibitions-and-galleries/oscar-g-rejlander-artist-photographer

[3] http://news.getty.edu/oscar-rejlander-artist-photographer.htm

[4] http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3216&lang=fr