Schmidt, Tristan - Pahlitzsch, Johannes (ed.): Impious Dogs, Haughty Foxes and Exquisite Fish. Evaluative Perception and Interpretation of Animals in Ancient and Medieval Mediterranean Thought, 188 p., ISBN : 978-3-11-057691-7I, 79,95 €
(De Gruyter, Berlin 2019)
 
Compte rendu par Marion Muller, Université Lille
 
Nombre de mots : 2064 mots
Publié en ligne le 2020-11-20
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3770
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          Ce livre rassemble des communications présentées en 2016 à Mayence, lors d’un congrès intitulé Finding, Inheriting or Borrowing ? Construction and Transfer of Knowledge about Man and Nature in Antiquity and the Middle Ages, et organisé par le groupe de recherche Early Concepts of Humans and Nature : Universal, Specific, Interchanged. Ce volume se concentre sur la question de la perception et de l’évaluation des animaux et de l’animalité dans le monde euro-méditerranéen et proche-oriental. Après une courte préface, qui expose les éléments repris ci-dessus, et avant un index, le volume propose huit articles, suivis d’une abondante bibliographie de référence.

 

          Dans l’introduction, Tristan Schmidt rappelle que la relation Homme/animal en Occident est fondée sur l’idée que le premier se distingue du second par l’usage de la raison. Cependant, au-delà de ce principe universellement accepté, les façons de considérer l’animal varient considérablement d’une culture à l’autre, et même à l’intérieur d’une même culture. Du point de vue de l’être humain – le seul qui soit accessible au chercheur ! – l’animal apparaît comme un élément de l’environnement quotidien, comme source de nourriture, comme force de travail ou comme compagnie. Il peut aussi être perçu comme appartenant à un monde incontrôlable et parfois menaçant. L’Homme peut ressentir une série de ressemblances avec l’animal mais aussi, et en même temps, des différences évidentes qu’il ne peut pas toujours comprendre. Ce statut ambigu conduit inévitablement à des interprétations variées, en fonction du contexte culturel. Du point de vue sémiotique, les animaux peuvent être considérés comme des signes dans le contexte de la communication humaine. Dans le domaine euro-méditerranéen, le processus d’interprétation est presque toujours et partout fondé sur les traits physiques et le comportement des animaux. On leur attribue souvent une attitude humaine et ils subissent en conséquence un jugement moral fondé sur les codes et les règles humaines. Appréciés pour le profit qu’ils apportent aux humains, ils deviennent alors le symbole du statut, de la richesse ou du style de vie de certains groupes sociaux. L’animalité en soi peut également véhiculer un jugement, voire conduire à l’exclusion lorsqu’elle est attribuée à un groupe d’humains dévalorisés (ennemis, barbares ou hérétiques). Au cours de l’Antiquité et du Moyen Âge, la conception de l’animalité s’est développée et transformée. Ce sont surtout les textes, et parfois les images, qui nous ont transmis ces perceptions et évaluations de l’animal, et ces sources proviennent le plus souvent des élites, nous laissant la plupart du temps incapables de saisir comment le « commun des mortels » pouvait réagir dans de telles situations. L’introduction se termine par une courte présentation des articles suivants.

 

          Dans l’article « Nature Engaged an Disengaged », Seth Richardson oppose la culture sumérienne (avant 1800 av. n. è.) à la culture akkadienne (après 1800 av. n. è.) : dans la première, les animaux agissent le plus souvent comme des humains. Ils parlent, discutent, s’émeuvent, empruntent aussi bien les défauts que les qualités humaines. Dans la seconde, ils sont présentés comme des animaux, passifs et en-dehors du monde des Hommes. Ces conceptions reflètent sans doute la façon dont chacune de ces cultures voyait la connaissance : immanente pour les Sumériens, dans un monde où la nature et les dieux étaient liés ; liée à l’histoire pour les Akkadiens et nécessitant une exégèse à travers la connaissance du passé humain. Dans la littérature sumérienne, l’animal apparaît donc dans un sens métaphorique, pour comparer ou expliquer une attitude humaine. La variété des attitudes adoptées par les animaux permettait de les utiliser pour critiquer les défauts humains de façon universelle, sans pointer du doigt tel ou tel groupe social. Chez les Akkadiens au contraire, malgré une présence abondante des animaux, ceux-ci apparaissent surtout dans des rôles fonctionnels ou comme points de comparaison avec l’Homme. En revanche, on voit apparaître une certaine responsabilité de l’Homme vis-à-vis des animaux, dont il doit prendre soin. Ce fait-même montre le changement de statut de l’animal entre les deux cultures : de sujet, avec une personnalité comparable à celle de l’Homme à Sumer, il devient un objet que l’être humain domine désormais à Akkad. On note enfin à Akkad la prolifération de monstres issus d’hybridation d’animaux, comme le démon Lamaštu, au visage de chien, à la tête de lion et aux dents d’âne. Ces monstres hybrides culminent avec ce que les Akkadiens appelaient apkallu, sortes de sages, de héros au corps de poisson, qui conservaient au bénéfice des hommes la sagesse que leur avaient attribuée les dieux avant le déluge.

 

           L’article d’Imke Fleuren, « Animal Imagery as a Means to Describe ‘the Other’ in Ancient Egypt », insiste d’abord sur l’importance de la présence des animaux dans tous les domaines de la vie quotidienne en Égypte. Dans les textes, les animaux servent souvent de comparaison avec les hommes, en positif ou en négatif, suivant le contexte où ils apparaissent. Les animaux servent souvent à représenter « l’autre », que cet « autre » soit un étranger ou qu’il appartienne à des groupes sociaux dévalorisés. Dans ces cas, ils marquent la différence entre l’Égypte, pays supérieur, et les étrangers, forcément menaçants ou fauteurs de chaos. Dans ce cadre, on peut distinguer trois sortes d’animaux, les animaux puissants et/ou menaçants, les animaux faibles et les animaux au caractère neutre (parfois même positif). Parmi les premiers, on trouve toutes sortes de prédateurs, comme le lion, les canidés sauvages ou les bovidés du désert. Ils peuvent être assimilés à des peuples étrangers, avec un parallèle entre la chasse et la victoire militaire. Mais ces animaux peuvent être traités de façon ambivalente : ainsi, le lion peut représenter le danger de l’ennemi, mais aussi le pouvoir victorieux et protecteur de Pharaon. Les animaux faibles, c’est-à-dire le plus souvent les animaux de proie, peuvent aussi représenter l’ennemi. Il s’agit alors de souligner la facilité avec laquelle Pharaon peut imposer sa loi aux ennemis. Enfin, dans certains cas, l’animal est utilisé uniquement pour souligner un trait particulier de l’ennemi : ainsi les criquets évoquent la multitude de l’ennemi, en-dehors de toute autre idée de menace. De même, les ennemis vaincus peuvent être comparés à des chiens, ce qui peut évoquer à la fois leur soumission et leur loyauté vis-à-vis de leur vainqueur.

 

          Avec son article « Shaming by Naming », Idan Breier s’intéresse surtout au chien comme substitut de l’être humain dans les sources du Proche-Orient ancien. La qualité la plus notée dans ce cadre est la fidélité du chien à son maître. C’est pourquoi dans la correspondance internationale, le mot chien est utilisé fréquemment pour désigner les fonctionnaires loyaux envers leur roi. Il est également utilisé en rapport avec des esclaves et figure dans des noms théophoriques pour souligner la soumission et la loyauté envers les dieux. Mais le chien peut aussi être représenté dans des attitudes négatives et le terme devient alors une façon de rabaisser celui à qui on l’associe. Parmi ces comportements négatifs, on peut citer la couardise, certaines habitudes de saleté, comme le fait de ravaler son vomi ou de dévorer les charognes. Tous ces éléments se retrouvent à travers tout le Proche Orient, en Mésopotamie, en Égypte ou dans la Bible. Cet usage dépréciatif est encore renforcé dans l’expression « chien mort ».

 

          L’article de Fabio Tutrone, « Barking at the Threshold », s’intéresse également au chien, mais cette fois dans le cadre du monde romain. À Rome, le chien est utilisé principalement comme gardien de troupeau ou comme compagnon de chasse. Ainsi le chien apparaît dans le cadre de l’opposition entre dedans et dehors, familier et étranger, ami et ennemi, ou dans le cadre de l’espace de la nature sauvage. Le chien sert alors de trait d’union entre la civilisation et le côté menaçant de la nature. Son association avec des divinités infernales comme Genita Mana à Rome ou Hécate en Grèce, ou encore lors de rituels de fertilité impliquant la transformation de la graine en plante, le place au seuil entre la vie et la mort et explique les sacrifices de chiens encore en usage dans ces circonstances sous l’Empire. C’est ainsi que de nombreux squelettes de chiens ont été retrouvés dans des sanctuaires dédiés à des divinités de la fécondité et dans des tombes d’enfants. Enfin, on utilisait les chiens pour souligner l’entrée en fonction de certains magistrats ou prêtres, ou pour accompagner la fondation de certains édifices, surtout des murailles, des portes ou des installations défensives. Fabio Tutrone termine son article en analysant l’image du chien donnée par Cicéron dans le Pro Roscio Armerino et par Lucrèce dans le De Natura rerum : pour lui, ces deux auteurs utilisent une image opposée de l’animal, plus négative chez Cicéron, qui s’en sert pour dévaloriser l’adversaire ; plus positive chez Lucrèce, pour qui le chien est une métaphore de l’Épicurien.

 

          Dans l’article « Noble Hounds for Aristocrats, Stray Dogs for Heretics », Tristan Schmidt montre que, dans l’Empire byzantin, le chien est encore présent dans la littérature pour valoriser ou dévaloriser tel ou tel type humain. On y trouve trois catégories de chiens : le chien « aristocratique », fidèle compagnon de chasse et marqueur de statut social élevé ; le chien « politique », qui reflète des rapports sociaux de domination et de soumission ; le chien pouilleux et enragé, qui symbolise l’apostasie et l’hérésie. Ces différentes conceptions du chien n’apparaissent pas toutes ensemble mais en fonction du contexte. Cette polyvalence de l’image du chien s’explique par tout un contexte culturel dans lequel le chien se voit attribuer différentes qualités ou différents défauts. 

 

          L’article de Sabine Obermaier, «You Are the Animal That You Eat », franchit un pas de plus dans ce type d’interprétations. Il ne s’agit plus seulement de comparer tel animal à tel humain en raison d’une qualité qu’ils auraient en commun, mais de mettre en relation l’animal qui sert de nourriture avec les qualités/défauts du héros qui le mange, sans qu’il soit question d’incorporation de ces qualités à travers la nourriture. L’article s’appuie sur quelques extraits de romans courtois en allemand et de la version allemande du Roman de Renart qu’il analyse et commente en détail sous cet angle, montrant les correspondances qui se tissent autour de ce thème à travers le roman. 

 

          Enfin Kirsty Stewart présente un poème byzantin intitulé An Entertaining Tale of Quadrupeds, dans lequel les animaux, classés soit dans le groupe des animaux sauvages, soit dans celui des utiles, sont conviés par le Roi Lion à se réunir pour discuter de la paix. La liste de chaque groupe n’est pas forcément conforme à ce qu’on pourrait en attendre, mais chacun prend la parole à son tour, souvent pour attaquer un membre de son propre groupe tout en valorisant sa propre personne. Le texte a longtemps été commenté en référence à la situation politique de l’Empire à cette époque comme une évocation des troubles civils. Pour Kirsty Stewart, il s’agit plutôt d’évoquer un conflit social. À la fin du poème, une bataille éclate entre les animaux et se termine par la mort du Lion et par la défaite du groupe des sauvages. Aucune des péripéties du récit ne peut être mise en relation directe avec un quelconque événement historique, mais il se concentre sur un environnement courtisan, sur un ton humoristique souvent scatologique, qui peut faire penser aux carnavals qui rythmaient l’année chrétienne. Mais on peut aussi lire ce poème en mettant l’accent sur les animaux eux-mêmes plutôt que sur ce qu’ils représentent, éloignant ainsi la perspective anthropocentrique. 

 

          Comme on le voit, ce volume réunit des études variées mais dont les conclusions sont souvent voisines : la littérature utilise les animaux principalement comme métaphores des comportements humains, et ce à travers toute l’histoire du Proche-Orient. En dehors des textes qui veulent décrire les animaux, ce sont leurs qualités réelles ou supposées qui sont attribuées par assimilation aux humains qui restent les héros des récits. Cette interprétation renouvelle un peu l’évaluation que l’on fait généralement de la présence des animaux dans la littérature. Même si les conclusions sont généralement assez attendues, l’angle sous lequel ces textes sont analysés apporte des éléments originaux.

 

 

Sommaire 

 

- Tristan Schmidt, « Introduction : Perception and Evaluation of Animals in Euro-Mediterranean Cultures », 1

- Seth Richardson, « Nature Engaged and Disengaged », 11

- Imke Fleuren, « Animal Imagery as a Means to Describe ‘the Other‘ in Ancient Egypt », 41

- Idan Breier, « Shaming by Naming », 57

- Fabio Tutrone, « Barking at the Threshold », 73

- Tristan Schmidt, « Noble Hounds for Aristocrats, Stry Dogs for Heretics », 103

- Sabine Obermaier, « You are the Animal That You Eat », 133

- Kirsty Stewart, « An Entertaining Tale of Quadrupeds ». 165