AA.VV.: Ce que Cézanne donne à penser, Actes du colloque d’Aix-en-Provence juillet 2006. Hors-Série Connaissance, 16,5 x 21 cm, 288 pages, 15 ill., ISBN : 9782070120611, 29,50 euros
(Gallimard, Paris 2008)
 
Rezension von Evelyne Toussaint, Université de Pau et des Pays de l’Adour
 
Anzahl Wörter : 1928 Wörter
Online publiziert am 2008-08-28
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=378
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Édités sous le titre Ce que Cézanne donne à penser, les actes du colloque organisé dans le cadre de l’exposition « Cézanne en Provence » en 2006, confirment qu’après d’innombrables publications, il y a encore matière à penser dans la peinture et les écrits de celui qui avait écrit à Émile Bernard, en 1905 : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai ». Les seize participants, philosophes, écrivains, spécialistes d’esthétique ou d’arts plastiques, d’histoire de l’art (dont on peut regretter la faible représentation) ou de littérature ont relevé le défi avec succès et l’on ne peut que souligner l’intérêt de telles rencontres interdisciplinaires. Le livre dense, dont on ne pourra évidemment rendre compte ici exhaustivement, est volontairement organisé selon l’ordre de parole des trois journées – dont nous nous éloignerons quelque peu –, afin, est-il précisé, d’échapper à des titres de chapitres « artificiels et sclérosants ».

L’avant-propos, signé par Jean Arrouye, Odile Billoret-Bourdy, Denis Coutagne et Michel Guérin, annonce deux problématiques autour desquelles s’organisent les essais réunis dans ce recueil : « Quel est le lieu de la vérité en peinture ? », et qu’en est-il de « la question ontologique » ? Dans la plupart des études, abordées sous l’angle de la nature, du féminin ou de la matérialité du tableau, l’une et l’autre de ces interrogations entreront bien sûr en résonance pour interroger la qualité transcendante ou immanente de la « vérité » de Cézanne.

 

Vérité transcendante, vérité immanente ?

Selon Denis Coutagne, Cézanne donne à penser la peinture non pas en tant que simple support d’expression pour la pensée, mais bien « comme le lieu même de l’exercice de la pensée » (p. 20), ce qui pourrait résoudre le dilemme de Baudelaire qui admirait Cézanne mais détestait « les peintres qui pensent » (p. 21). L’auteur s’appuie sur les écrits de Cézanne, rappelant son insistance à parler de nature, d’œil, de lumière et d’ombre, de « sensations colorantes », de couleurs et de lignes, mais pas de concepts. Si, comme il le rappelle, « l’histoire de l’art ne manquera pas de donner à Cézanne une place prioritaire, voire déterminante, dans un processus de création qui conduisit la peinture de la figuration à l’abstraction » (p. 26), la démarche de l’artiste, pour qui la peinture est une « méditation le pinceau à la main » (p. 31), ne peut relever d’une lecture hégélienne, d’un développement inéluctable de la matière vers la pensée. Cézanne donne à penser la peinture « à l’exclusion de toute théorie portant une philosophie de l’art » (p. 35) et sa peinture, intemporelle, n’a d’autre fonction que picturale. Avec Rainer Maria Rilke, Denis Coutagne insiste sur « le caractère intrinsèque » de la peinture cézannienne : « Si vérité il y a, cette vérité est en deçà d’une vérité transcendante, car elle se veut humblement présente dans la réalité même » (p. 41). C’est aussi par l’intermédiaire de Rilke que Denis Coutagne fait référence à Balzac qui avait pressenti – contrairement à Zola qui « n’avait pas compris ce qui était en jeu » –, que « la peinture pouvait déboucher soudain sur quelque chose d’immense dont personne ne peut venir à bout » (p. 40).

Jean Arrouye fait lui aussi référence au Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, pour opposer « l’inspiration céleste » (p. 224) et la recherche d’une beauté transcendante de Frenhofer à la « logique plastique » (p. 220) de Cézanne chez qui, justement, « il n’y a pas de dépassement de la nature, pas de transcendance » (p. 224).

Contrairement à Pascal Riou qui, lui, affirme la « profonde catholicité » de l’artiste (p. 277), Alain Chareyre-Méjan pense avec Hemingway que Cézanne convoque l’éternité « dans la présence des choses » et que « Cette éternité n’est pas celle des religions ». L’héritage de Cézanne est donc du côté de l’immanence, puisque « Rien n’est pas là » (p. 76). Alain Chareyre-Méjan soutient aussi, avec Francastel, qu’après Cézanne « Le but de la figuration, ce sera les apparences et non plus le sens » (p. 77), ou encore, avec Agamben, que Cézanne « amène seulement l’apparence à l’apparence » (p. 80). Sa peinture serait même, écrivait Lyotard, « une anti-prière » (p. 81). C’est pour cela que Cézanne laisse apparaître le support matériel (p. 84), ramenant la peinture à sa factualité puisque « Faire le peintre est la réponse à l’existence en  tant qu’elle ne constitue pas une question » (p. 85).

La contribution de Jean-Pierre Mourey va s’attacher aux relations du peintre avec la nature et avec le temps lorsqu’il cherche à « Saisir et révéler, en peinture, les structures du monde, la vérité de la nature » (p. 50). S’il y a un « être de la montagne », Cézanne, lecteur d’Ovide (p. 56), ne saurait s’en approcher que par « un patient travail, toujours à reprendre » (p. 51), par l’observation patiente du végétal, du minéral et de la lumière, pour « faire advenir le réel » (p. 53). Nous  constaterons avec Jean-Pierre Mourey que ceux qui ont écrit sur Cézanne, au fil du temps, ont opté pour la « phénoménologie ou le matérialisme », au gré de leurs propres convictions – et nous ajouterons que les auteurs du présent ouvrage n’y échappent pas tout à fait. Si Jean-Pierre Mourey s’interroge sur un cézannisme  vu comme « une philosophie de l’être, de la présence, du réel, de la vérité du phénomène », un « art sacré face à la nature éternelle » contrecarrant en quelque sorte le mouvement de la modernité, (p. 57), il en conclut que la peinture de Cézanne propose « une voie à la fois esthétique et éthique », une sagesse nous invitant « à un certain silence, à une pause face au tableau et à la couleur, face à l’ordre de la nature » (p. 59).

 

La schize et le féminin

Pour Bernard Lafargue, « l’être même de la montagne » est double car Cézanne lui-même est pris entre deux tentations. Par l’une il devient « Cézanne-Moïse » pratiquant « une ascèse purificatrice pour recevoir sur le faîte convexe d’une montagne sacrée la nouvelle loi de la peinture », tandis que l’autre le rend « sensuel et païen » devant une Sainte-Victoire « objet de son désir » (pp. 62-63). D’un côté Cézanne conçoit l’art comme un sacerdoce et, comme il l’écrit à Vollard en 1904, il entrevoit « la terre promise » (p. 67). Par ailleurs il vivra sa passion jusqu’à en mourir et la Sainte-Victoire va le ravir « le pinceau à la main. Cézanne est mort d’amour » (p. 72). Bernard Lafargue rapproche Cézanne non d’Hegel mais de Nietzsche, sa révélation sur la montagne prenant des accents d’éternel retour et de volonté de puissance, apprenant « que la vérité est femme car la Vérité n’existe pas » (p. 70). C’est aussi du côté de la schize que Michel Guérin analyse l’ambiguïté de Cézanne entre « un corps de distance, phobique », voire « phobérotique », et un « corps de confidence et de contact » (p. 205), cette ambivalence pouvant se traduire en oxymores : « sérénité coléreuse, fidéisme tourmenté » (p. 206).

C’est aussi le corps qui retient l’attention de Bernard Muntaner lorsqu’il étudie la construction en losange de L’Éternel féminin (vers 1877), en voyant dans cette « figure symbolique du sexe féminin » (p. 248), le leitmotiv même de la peinture de Cézanne.

 

L’image-vérité

En place de la résolution d’une dialectique, la vérité des toiles de Cézanne, pour Renaud Ego, n’est « ni celle d’un monde objectif et en ce sens comme déjà donné, ni celle d’une sensation psychique, mais la tension de leur difficile coïncidence » (p. 98). Le temps « circule » dans les tableaux de Cézanne (p. 106) et les réserves livrent l’immédiateté de la perception, des moments d’ultra-présence au monde, impossibles à peindre. Ces « blancs » sont peut-être, écrit Renaud Ego, « cette ‘vérité’ en peinture », annonçant que « la vue est une trouée » (p. 107). Le figural confirme ici, dans son absence même, paradoxalement, son irréductibilité. L’auteur ajoute – et son interprétation n’aurait sans doute pas déplu au Jean-François Lyotard de Discours, figure – : « Cézanne, en effet, regarda le monde en s’exemptant des catégories intellectuelles, autrement dit de l’ordre par lequel le langage humain structure notre rapport au monde, pour l’accueillir dans sa réponse avenante, je veux dire son avènement matériel et sensible » (p. 109).

Jean-Luc Marion s’intéresse à la « certitude » de Cézanne : « la chose surgit à la lumière à partir du ‘point dominant’ et déploie à partir d’elle sa forme convexe de touches en taches » (p. 126). Ainsi, « le peintre ne peint correctement que s’il ne pense pas » (p. 127) et il tient, sans le savoir, la vérité qu’il croit n’avoir pas dite : « Il ne s’agit pourtant ni de vérité restituée à elle-même, ni de la vérité dans son portrait, ni de vérité sur le mode pictural, ni enfin de la vérité au sujet de la peinture, mais de vérité par le moyen du visible comme tel » (p. 130). C’est aussi ce que retient Jean-Claude Le Gouic – dont les tracés de « structures latentes » figurant dans le cahier iconographique peuvent toutefois nous laisser sceptiques – selon qui la « vérité en peinture », pour Cézanne, « n’est pas la restitution du visible avec un supplément d’émotion, mais l’installation de l’émotion dans la perception elle-même » (p. 269).

Dans son essai, Marie-Josée Mondzain considère que c’est grâce à Cézanne que Merleau-Ponty rédigea « l’un des plus beaux hommages rendus à l’enjeu métaphysique de la peinture » et que c’est aussi par Cézanne que l’on peut « comprendre que c’est du site de la création et de nul autre que quelque chose désormais se donne à penser à la philosophie » (p. 168). Elle place Cézanne, avec Francis Ponge, du côté du parti des choses, d’une « instance immanente au monde » (p. 170), de la « résistance de tout sujet du logos à quelque engloutissement primordial » (p. 171). Le désir de Cézanne de dire la vérité en peinture était inaccessible parce que « le réel n’est pas atteignable » (p. 174). Le voici donc voué à peindre encore et encore, afin d’ « exprimer l’identité de résonance entre la parole d’une nature muette et le silence d’un sujet parlant » (p. 176). En cela peut aussi se comprendre l’évocation que fait Éric Bonnet des « pratiques picturales extrêmes-orientales du tch’an ou du zen » (p. 188). Il mentionne l’éclairant aphorisme cézannien : « mettre de la sensation entre les idées pour bien penser » (p. 193).

 

Cézanne antimoderne ?

Si Jean Colrat rappelle que Roger Fry inscrit Cézanne « dans une voie moderniste » (p. 160), Marc Fumaroli affirme au contraire que l’œuvre de Cézanne « concentrée sur elle-même, contemplative, monastique, tourne spirituellement le dos […] à la modernité du XXe siècle » (p. 14). Le Kunstwollen de Cézanne aurait même été celui d’un « antimoderne » (p. 16) contre « la démoniaque centrifugeuse moderne » des « notables de l’anti-art » (p. 19). Ce point de vue est resté sans contradiction, peut-être du fait de la faible représentation, déjà mentionnée, de l’histoire de l’art, laquelle se trouvera de son côté enrichie d’analyses désormais incontournables. L’intérêt scientifique de l’interdisciplinarité se trouve ainsi confirmé, et le point de vue de Cézanne – auquel plusieurs auteurs ont prudemment fait allusion –, selon qui les « causeries sur l’art sont presque inutiles », élégamment contredit.

 

Sommaire :

Première journée, 5 juillet

Marc Fumaroli, Cézanne tel que je le vois, à rebours de sa légende, pp. 11-19.

Denis Coutagne, « Ce que Cézanne donne à penser », pp. 20-49.

Jean-Pierre Mourey, Du paysage à la nature. Cézanne, une utopie ?, pp. 50-60.

Bernard Lafargue, La Sainte-Victoire, faîte ou défaite des femmes, pp. 61-73.

Alain Chareyre-Méjan, Le sentiment du oui, pp. 74-89.

Renaud Ego, Le sens de la réserve, pp. 90-111.

Deuxième journée, 6 juillet

Jean-Luc Marion, La certitude de Cézanne, pp. 113-135.

Jean Colrat, « Le développement logique de ce que nous voyons… », pp. 136-165.

Marie-José Mondzain, Cézanne : peindre contre nature, pp. 166-181.

Éric Bonnet, La  naissance du lieu et la profondeur du motif, pp. 182-195.

Troisième journée, 7 juillet

Michel Guérin, Cézanne ou « la minute du monde », pp. 197-211.

Jean Arrouye, Balzac allié substantiel de Cézanne, pp. 212-227.

Bruno Haas, Situations iconiques, pp. 228-242.

Bernard Muntaner, Éliminer le modèle et être le premier, pp. 243-256.

Jean-Claude Le Gouic, Ce que Cézanne apprend aux peintres…, pp. 257-273.

Pascal Riou, « Je ne te lâcherai point », pp. 274-282.

Bibliographie sélective, p. 285.

L’ouvrage contient un petit Cahier iconographique, pp. 145-157.