Dubois, Arnaud : La vie chromatique des objets. Une anthropologie de la couleur de l’art contemporain, 260 p., 10 b/w ill. + 38 colour ill., 156 x 234 mm, ISBN : 978-2-503-58321-1, 75 €
(Brepols, Turnhout 2019)
 
Compte rendu par Thomas Golsenne, Université de Lille
 
Nombre de mots : 2316 mots
Publié en ligne le 2021-08-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3780
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          Depuis plusieurs années, la culture matérielle suscite un regain d’intérêt en anthropologie, surtout chez les chercheuses et chercheurs anglophones, à tel point qu’on parle couramment d’un « material turn » qui romprait avec l’anthropologie structuraliste incarnée par Lévi-Strauss plus centrée sur l’étude des mythes et des rites. Dans sa version la plus courante, les études de la culture matérielle se concentrent sur les objets qui circulent et sont en usage dans une société, objets qui ne sont pas de simples artefacts mais des intermédiaires sociaux dont la valeur anthropologique est donnée par la forme qu’ils donnent aux relations entre humains[1]. Avec le développement plus récent des « ontologies orientées objets » représentées en France par Sophie Houdart ou Philippe Descola notamment[2], les anthropologues ne se contentent plus de considérer ce qui fait société comme ce qui se passe entre humains, mais comme ce qui se passe entre humains et non-humains, qu’il s’agisse d’objets fabriqués, d’animaux ou de végétaux. 

 

         Mais ce bref résumé ne doit pas faire oublier qu’une autre approche de la culture matérielle s’est développée en anthropologie, surtout en France depuis les travaux fondateurs de Marcel Mauss et de son élève André Leroi-Gourhan, cette fois centrée sur la production des objets. L’anthropologie des techniques est aujourd’hui, également, un domaine en pleine effervescence, qui repose sur l’idée que les choix techniques sont des choix culturels : tailler un silex, tourner un vase, assembler un smartphone ou danser la valse sont des opérations complexes qui impliquent des représentations mythiques, des partages en termes de classe, de genre ou d’identité ethnique par exemple. La description des « chaînes opératoires » de fabrication des objets est la méthode privilégiée par les ethnologues pour comprendre comment la technique fabrique le social[3]

 

         Plus récemment, les anthropologues des techniques se sont intéressés à la création artistique, à l’architecture, tandis que l’histoire de l’art a de son côté développé des recherches sur la matérialité des œuvres et leur production[4]. L’art n’apparaît plus comme un domaine à part où le problème essentiel serait de savoir s’il faut distinguer l’homme de l’artiste, c'est-à-dire comme un acte de création relevant du génie individuel, ni comme l’expression d’idées symbolisées par des formes, mais le fruit d’interactions nombreuses entre agents humains et non-humains, artistes, clients, matériaux, techniques, lieux et public, matérialisées par les choix techniques opérés. 

 

         Le livre d’Arnaud Dubois apparaît comme une contribution exceptionnelle à l’étude de la création contemporaine du point de vue de l’anthropologie des techniques. Si l’étude de la couleur est classique en histoire de l’art[5], il en renouvelle complètement l’approche par sa méthode fondée sur une ethnographie de trois productions artistiques des années 2010 menée au cours de sa thèse : l’œuvre de Daniel Buren Excentrique(s) pour l’exposition Monumenta en 2012, le Centre Pompidou Mobile (CPM) de Patrick Bouchain et le programme graphique de communication du CPM par Laurent Ungerer (livrés en 2011). Trois commandes publiques (un genre d’œuvre peu étudié par les historiennes et historiens de l’art contemporain) qui ont en commun la centralité de la couleur dans leur programme et d’impliquer des dizaines d’agents depuis le premier projet jusqu’à leur livraison. L’apport de la méthode choisie par Dubois, par rapport à une approche d’histoire de l’art conventionnelle qui se serait surtout penchée sur les intentions des artistes, sur l’insertion de ces projets dans leur carrière et sur l’effet esthétique produit par leurs choix formels, est double. D’une part, il consiste à décrire l’écologie des œuvres, c'est-à-dire le milieu où elles apparaissent et tout ce qui le compose, dans lequel l’artiste apparaît dans un rôle de réalisateur (au sens du cinéma) ou de chef d’orchestre, plus que d’auteur unique. D’autre part, il permet de montrer que la couleur, dans sa matérialité technique, dans sa production concrète, est un acte, avant d’être un signe. 

 

         Dubois s’intéresse aux « pratiques matérielles de la couleur » en France aujourd’hui (p. 16). Selon l’auteur, qui l’explique dans le chapitre 1, le débat moderne sur la couleur, depuis Goethe, est partagé entre deux conceptions antithétiques mais complémentaires : d’un côté, une approche objective fondée sur l’optique, qui cherche à déterminer la nature scientifique de la couleur ; de l’autre, une approche subjective basée sur la perception, qui se penche surtout sur les effets de la couleur sur le récepteur, qu’il s’agisse d’effets psychologiques ou sémiotiques. Autrement dit, ces deux approches reposent sur le grand partage entre nature et culture qui définit, selon Descola, l’ontologie de la modernité occidentale. Or, un autre effet de la modernité consiste, selon Latour, à produire de plus en plus de médiations techniques et matérielles dans la société, alors même qu’elles semblent exclues des débats théoriques[6]. Les cas examinés par Dubois montrent à merveille comment fonctionnent ces médiations, qui sont ensuite négligées quand les œuvres sont achevées et commentées. À partir de quelques observations de Leroi-Gourhan et surtout de l’étude d’une entreprise de fabrication de plastiques colorés, décrite dans le ch. 2, Dubois définit la couleur comme un « agglutinant » (qui adhère à une surface) et qui, dans le système industriel qu’il observe, se manifeste par trois traits principaux : l’innovation (qui permet de produire de nouvelles couleurs, de nouvelles techniques de fabrication), l’automatisation de la production (par l’emploi de rotatives mécanisées et de l’informatique qui traduit les tonalités en données) et la maintenance (qui confère aux couleurs une qualité durable). Quand les artistes, pour des commandes nécessitant des moyens industriels, comme celles étudiées par Dubois, collaborent avec ce genre d’entreprises, ce système technique est donc perçu comme une triple contrainte avec laquelle il faut composer – mais aussi, comme un réservoir de possibilités qui seraient inaccessibles par le moyen d’une production manuelle. La couleur industrielle comporte donc une affordance spécifique, pour reprendre le terme de James Gibson (cité par Dubois p. 224), qui offre des possibles au sein d’un périmètre limité. Ainsi, résume l’auteur (p. 29) : 

 

On voit alors comment la couleur n’existe pas comme une substance en soi ni comme un concept abstrait, mais que ce sont différents processus d’agglutination entre des substances hétérogènes, des acteurs multiples et des formes de représentation qui produisent les couleurs en tant que matières, en tant que matériaux, en tant qu’artefacts, en tant que patrimoines et en tant qu’idées. Il n’y a donc pas de catégories stables attachées à la couleur, ce sont les liens que les couleurs permettent de faire entre des niveaux hétérogènes de conceptualisation et de pratiques qui donnent du sens aux couleurs des objets d’art. 

 

         Les chapitres suivants sont consacrés aux trois projets artistiques ethnographiés plus en détail par Dubois. Le chapitre 4 décrit la chaîne opératoire reconstruite par Dubois (à partir de données fragmentaires, puisque l’œuvre en production est protégée tant par le secret artistique que le secret industriel) de l’installation Excentrique(s) conçue pour le Grand Palais à Paris, et qui se présentait comme un assemblage de cercles colorés formant une architecture éphémère et translucide, en dialogue avec la verrière du bâtiment. Dubois montre bien que l’œuvre a nécessité la collaboration de Buren avec l’architecte Patrick Bouchain (qui a trouvé la forme de la structure), avec la société Art Projet (qui met en relation les artistes et les entreprises pour la fabrication des pièces) et avec l’industriel qui a fourni les cercles de PVC colorés. Un des aspects les plus intéressants de ce cas précis est de constater l’importance que Buren accorde à la technique dans ses choix artistiques ; si à ses yeux de peintre, la couleur est fondamentale en art, néanmoins son esthétique minimaliste, qui refuse l’expressivité, trouve dans le déterminisme industriel une réponse adéquate : Excentrique(s) est composé des couleurs que lui a proposées l’entreprise et qu’il n’a pas choisies. De ce point de vue, l’installation n’est pas moins « personnelle » parce qu’elle a été produite industriellement ; au contraire, c’est le processus collaboratif et industriel qui est le mieux en accord avec la posture de l’artiste. 

 

         On retrouve Patrick Bouchain dans le chapitre 5, consacré au Centre Pompidou Mobile, qui se présente comme un ensemble de chapiteaux couverts de bâches colorées. Bouchain est connu pour son architecture peu spectaculaire mais imprégnée de considérations sociales, son intérêt pour la réhabilitation de bâtiments industriels en musées ou l’architecture vernaculaire. Le projet CPM part d’une commande aux exigences contradictoires puisqu’il s’agissait d’un musée offrant tout le confort et la sécurité de visite d’un musée bâti et la mobilité et la modularité d’un habitat temporaire. Bouchain s’est donc inspiré des chapiteaux de cirque pour l’extérieur et pour l’intérieur a imaginé des caisses de transport transformables en cimaises. Le choix des couleurs résulte d’une sélection parmi celles du Centre Pompidou de Piano et Rogers, de celles des marques mécènes du CPM et de celles du fabricant de bâches colorées. Dubois montre que si l’architecte ne respecte pas le crédo moderniste appliqué par Piano et Rogers (« la forme suit la fonction » – chaque couleur du Centre Pompidou indiquant une fonction différente des parties du bâtiment), et associe avec une culture chromatique vernaculaire (celle des chapiteaux de cirque) les œuvres de « haute culture » que le CPM a pour vocation d’exposer.

 

         Dans le chapitre suivant, on suit le graphiste Laurent Ungerer derrière son ordinateur qui élabore le design graphique de la communication visuelle du CPM (affiches, flyers, panneaux indicateurs, barrières en bâches). De l’usage des calques sous Photoshop au maniement expert de la quadrichromie, Dubois aborde cette fois la couleur sous les angles de l’informatique et de l’impression. 

 

         Le dernier chapitre aborde la matérialité de la couleur sur un autre terrain : celui de la restauration des œuvres d’art contemporain au Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF), installé au Louvre. Comme chez les industriels, la question de la maintenance est capitale pour les restauratrices et restaurateurs d’œuvres, mais elle s’opère sur des objets souvent uniques. Dubois suit particulièrement le dossier d’un film de Bruce Nauman, Art Make Up (1967-1968), initialement tourné sur pellicule 16mm et dont une copie est possédée par le Centre Pompidou. Ici la couleur est importante à deux titres : d’une part, dans le film (l’artiste s’enduit le visage et le torse de colorants chimiques utilisés dans l’industrie du cinéma) et sur le film (la même matière gélatineuse colorise la pellicule). Or, loin du lieu commun sur le film comme support reproductible, l’enquête de Dubois montre ici la difficulté de trouver ou de fabriquer une copie identique d’Art Make Up : la version finalement exposée aujourd’hui est une copie numérique elle-même copie d’une copie analogique de l’original. Toute la difficulté consiste, pour l’équipe technique chargée de ces transformations matérielles, à maintenir l’identité visuelle et chromatique de l’œuvre. Mais cette métamorphose technique implique aussi une évolution de son statut : si, au départ, le film est considéré comme l’œuvre, à l’arrivée, sa copie est devenue un simple document enregistrant une performance, qui est l’œuvre véritable. Cet exemple montre bien l’attachement accordé dans la culture patrimoniale française à la notion d’authenticité, en dépit de la multiplication des supports reproductibles. 

 

         Étudiée d’un point de vue ethnographique, la couleur agglutine donc des matériaux mais aussi des pratiques sociales. Elle médiatise des personnes et des choses, pour paraphraser l’anthropologue Alfred Gell (cité par Dubois p. 225). L’enquête de Dubois montre tout l’intérêt pour l’étude de l’art contemporain de s’attacher aux techniques et à la culture matérielle car ces aspects des productions artistiques, souvent négligés par l’histoire de l’art ou la critique d’art, permettent de mieux concevoir le décalage qui existe entre les pratiques réelles et les discours ou les intentions des artistes, décalage typique de la modernité. Mais c’est une démarche semée d’embuches : Dubois insiste beaucoup sur les difficultés qu’il a rencontrées au cours de son enquête, du fait de la double culture du secret détenue par les artistes (qui ont des réticences à parler des aspects techniques, de la « cuisine » de leur pratique), et les industriels (qui gardent jalousement à l’abri de la concurrence leurs recettes de fabrication). On pourrait y rajouter la résistance de critiques d’art ou d’esthètes qui peuvent voir dans cette démarche une façon de réduire l’art aux déterminismes techniques – reproche classique depuis Riegl. Rassurons-les : loin de tout réductionnisme, la démarche de Dubois et de celles et ceux qui entreprennent de décrire les chaînes opératoires artistiques permet au contraire de saisir avec plus de précision comment les artistes composent avec les techniques, c'est-à-dire comment elles et ils travaillent dans la société d’aujourd’hui.  

 


[1] Lorraine Daston, Things that Talk: Object Lessons from Art and Science, New York,  MIT Press, 2004.; Daniel Miller (ed.), Materiality, London, Duke University Press, 2005.  

[2] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 ; Sophie Houdart et Thierry Olivier, Humains, non-humains : comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2012

[3] Pour une mise au point sur cet outil méthodologique, Pierre Lemonnier, « Mythiques chaînes opératoires »Techniques & Culture, 2004/1-2, n° 43-44, p. 25-34, en ligne : https://journals.openedition.org/tc/1054

[4] Alfred Gell, L’Art et ses agents. Une théorie anthropologique [1998], trad. S. & O. Renaut, Dijon, Les presses du réel, 2009 ; Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture [2013], trad. H. Gosselin et H.-S. Afeissa, Bellevaux, Éd. Dehors, 2017 ; Thomas Golsenneet Patricia Ribault (éd.), Essais de bricologie. Ethnologie de l’art et du design contemporainsTechniques & Culture, 64, 2015 (numéro dans lequel Arnaud Dubois a publié un article), https://journals.openedition.org/tc/7545 ; pour l’histoire technique de l’art, lire David Bomford, Valérie Nègre et Erma Hermens, « De l’histoire des techniques de l’art à l’histoire de l’art »,  et Perspective, 2015, n°1, p. 29 -42, http://journals.openedition.org/perspective/5788 ; Glenn Adamson, Julia Bryan-Wilson, Art in the Making. Artists and their Materials from the Studio to Crowdsourcing, Londres, Thames & Hudson, 2016 ; Francesca Cozzolino et Thomas Golsenne (éd.), Par-delà art et artisanatImages Re-Vues, hors-série 7, 2019, https://journals.openedition.org/imagesrevues/6321.  

[5] Certaines approches contemporaines développent un intérêt pour une approche matérialiste de la couleur : Andrea Feeser, Maureen Daly Goggin, Beth Fowkes Tobin (ed.), The Materiality of Color. The Production, Circulation, and Application of Dyes and Pigments, 1400-1800, Routledge, 2017 ; Laura Anne Kalba, Color in the Age of Impressionism. Commerce, Technology, and Art, Philadelphia, The Pennsylvania State University Press, 2017.

[6] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.