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Compte rendu par Daniel Bonneterre, Université du Québec Nombre de mots : 1884 mots Publié en ligne le 2019-09-12 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3788 Lien pour commander ce livre
L’objet de cette publication, issue d’une thèse doctorat de l’Université de Toronto (2016), est de faire le point sur une période mal connue de l’histoire mésopotamienne, celle dite de la « Première Dynastie du Pays de la Mer ». Jusqu’à peu, on ne savait pas grand-chose de ce royaume. On connaissait à travers quelques documents (Listes royales) l’existence d’une succession de souverains – une dizaine – qui avait régné sur cette principauté maritime de la Basse Mésopotamie, ce qui était bien mince pour couvrir deux siècles d’histoire, de 1720 à 1500 av. J.-C. !
Face à ce « silence intrigant », selon l’expression de l’assyriologue Seth Richardson (« Sumer and Stereotype : Re-forging a Sumerian Kingship in the Late Old Babylonian Period », Melammu Symposia 9, Münster, 2018, pp. 145-186), une réponse allait sortir des sables avec la mise au jour, dans les années 1980-90, sur le site de Tell Khaiber, en Irak, entre Ur et Larsa, de quelque 500 tablettes cunéiformes. Sans entrer dans les circonstances (guerres du Golfe) dans lesquelles ces tablettes ont été « mises sur le marché », puis incluses dans les riches collections Schøyen, reconnaissons qu’elles allaient apporter des informations précieuses sur ces pages obscures. Leur publication (et leur traduction) confiée à l’épigraphiste Stephanie Dalley (Babylonian Tablets from the First Sealand Dynasty in the Schøyen Collection [Cornell University Studies in Assyriology and Sumerology 9], 2009) allait mettre à la disposition des chercheurs un travail d’érudition correspondant aux critères de l’épigraphie. Ce corpus, que l’on appelle communément « archives de palais », rassemblait des textes d’une grande variété : pièces administratives, listes de produits, bordereaux de livraison, documents de provenance variée. L’édition, surtout, faisait apparaître les noms de rois jusqu’ici totalement inconnus : Peshgaldaramesh et Ayadaragalama. Des souverains locaux qu’il fallait toutefois situer dans un canevas chronologique en construction. C’est ainsi que O. Boivin s’est intéressée à ce dossier en rassemblant dans son travail les points de vue de divers spécialistes afin de les discuter.
Pour situer ces textes dans le temps (mais la chronologie, faut-il le répéter, reste discutée) et l’espace, il est bon d’évoquer à grands traits les événements qui suivirent l’effritement de la construction politique bâtie par Hammurabi de Babylone (1792-1750 av. J.-C.). Le grand roi fonda, par ses conquêtes militaires autant que par sa diplomatie, un vaste royaume et se fit reconnaître en réunissant les glorieuses cités de Sumer et d’Akkad. Il chercha à donner une cohérence culturelle et administrative à un ensemble disparate de cités, enfin et surtout il laissa son empreinte par la rédaction d’un Code de lois qui reste aujourd’hui l’un des monuments les plus célèbres de l’Antiquité. À sa mort, son fils Samsu-Iluna lui succéda sur le trône de Babylone (1750-1712 av. J.-C.), mais son règne fut marqué par des crises répétées, attribuables autant à des ruptures dans les approvisionnements qu’à des rébellions. La Babylonie était sérieusement menacée dans le nord par des invasions de peuplades montagnardes. Quant aux cités du Sud, elles allaient devenir la proie de groupes divers. La décomposition de la Mésopotamie était amorcée.
Au cours de cette période, Babylone s’est engagée dans de nombreux conflits visant à repousser les invasions qui entravaient sa prospérité. La grande difficulté en ces temps de guerres, de bouleversements et d’insécurité, était de tenir une administration stable et permanente. Les fouilles témoignent d’ailleurs de la dépopulation de nombreux sites. Dans la partie méridionale que l’on appelait les « Pays de la Mer » (māt tâmti), les Kassites, un peuple originaire du Zagros, s’emparèrent du pouvoir. C’est dans ce contexte d’une succession précaire que s’est organisé le royaume de « la Première Dynastie Maritime ».
Au vu des archives du palais, on s’aperçoit vite que cette entité politique ne représentait pas une structure de grande importance. L’absence de mention de gouverneur de province, l’assemblage territorial fragile et dépeuplé ainsi que la nature de la documentation administrative suggèrent une économie réduite et centrée exclusivement sur des productions locales. Ne subsistait alors qu’une administration réduite, dirigée par un clergé et par des fonctionnaires soucieux de veiller aux besoins de base de la population du palais. Cette économie de subsistance, presque autarcique, ne fonctionnait que grâce à la céréaliculture et à l’élevage de moutons.
Les archives du palais offrent un portait d’une administration semblable à celle des autres cités, notamment du nord (Rimah, Shemshara, Leilan), mais d’une importance bien plus réduite au niveau local ; en effet, pas d’échanges à longue distance, pas d’objets de luxe, pas même d’événements majeurs, guerre, épidémie, famine, ou construction d’édifices, qui sont la norme dans les textes cunéiformes paléo-babyloniens. La religion, telle que l’on peut la reconstituer n’apparaît guère différente de celle observée dans les centres voisins, Nippur, Ur, Uruk, Larsa. Les dieux traditionnels, Ishtar, Shamash, Enlil et Ea, y occupent une place centrale. Ainsi l’histoire de la région met-elle en évidence une période de transition courte. La documentation ne couvre d’ailleurs qu’une douzaine d’années, à l’instar des archives du palais de Mari.
Venons-en à présent à l’ouvrage de O. Boivin. Il se présente en six chapitres et suit un plan académique, traditionnel aux assyriologues en s’ouvrant (chap. 1) sur une présentation des sources documentaires et sur une justification de la méthode de dépouillement du corpus publié par Stephanie Dalley. Sont ensuite abordées les questions de chronologie, d’abandon de plusieurs habitats suite à des dérèglements environnementaux, à la mauvaise gestion des eaux, à l’appauvrissement des zones marécageuses, etc. La restitution des noms de rois donne lieu à une mise en perspective approfondie des données historiographiques (chap. 2). Ce qui interpelle dans l’onomastique de deux noms de roi plus haut cités est le terme « dara » qui désigne un quadrupède estimé, voire vénéré (ibex, bélier ou daim), en rapport avec la pensée mythologique (p. 40). L’association de la royauté avec un animal de marque est, me semble-t-il, une piste à explorer. La protection de la dynastie pourrait bien avoir dépendu d’une créature aux qualités de médiateur. Si l’auteure réalise une revue détaillée (et prudente) de la littérature, on comprend que beaucoup d’interrogations demeurent quant à l’enchaînement des événements.
Le chapitre 3 aborde la question géographique en cherchant à savoir quelle était l’étendue de ce royaume. Quels étaient ses liens avec Uruk, Ur, Larsa et surtout Nippur ? Quelle était la situation des travaux de canalisation du Tigre ? À l’époque, plusieurs villes d’importance dont Uruk et Nippur sont désertées, laissant le champ libre à de nouveaux occupants qui vont contrôler le delta (une partie du bas-Euphrate et du Tigre inférieur). Restent de nombreuses inconnues.
Le chapitre 4 dresse un tableau provisoire de la situation politique de la région. On observe ici une constante dans l’histoire : les sédentaires ne pouvant plus défendre leurs terres l’abandonnent à des bandes de pillards. Au nord, les cités d’Ur et de Babylone résistent difficilement aux assauts répétés des envahisseurs. La formation d’un état stable passe par le contrôle de l’eau, or les canaux sont à l’abandon. Cette situation critique a sans doute permis aux Élamites et/ou aux Kassites de s’emparer du Pays de la Mer. Le roi de Babylone, Ammi-ditana (1683-1687), se lance dans la guerre contre le Pays de la Mer, détruit les murailles, s’empare de prisonniers et fait jouer sa suprématie militaire pour imposer un équilibre fragile. Bientôt les armées babyloniennes seront défaites par un certain Gulkishar, présenté comme roi des Pays de la Mer. La reconstitution de ces événements reste encore floue, mais on voit à présent se dessiner des contours chronologiques assurément mieux définis.
Dans le chapitre 5, l’auteure fait la part belle à l’administration palatiale. L’économie basée sur l’agriculture et l’élevage montre des opérations très comparables à ce que l’on connaît à la même époque (Ur, Babylone, Mari, Terqa, etc.). On peut ainsi suivre les rassemblements de grain dans les entrepôts, les livraisons de vivres, de malt et de bière destinés au palais, les différents produits, les qualités des denrées entrant dans les magasins, les farines reçues par les boulangers pour confectionner pains et gâteaux. Le secteur de la brasserie, en lien avec les temples, est bien documenté. Ici, on regrette toutefois l’absence de renvois aux travaux de collègues ayant traduit des documents identiques. Ainsi, au sujet des ateliers de transformation des farines et de la fabrication de la bière, il aurait été judicieux d’utiliser les matériaux publiés ces dernières années : les textes administratifs publiés par Denis Lacambre et Adelina Millet Albà dans Chagar Bazar, Syrie, III. Les trouvailles épigraphiques et sigillographiques du chantier I (2000-2002), édité par Önhan Tunca & Abd el-Massih Baghdo, Louvain, Peeters, 2008, p. 19-234, ou encore, pour la bière : Martin Zarnkow, Adelheid Otto and Berthold Einwag, « Interdisciplinary Investigations into the Brewing Technology of the Ancient Near East and the Potential of the Cold Mashing Process, in Liquid Bread. Beer and Brewing in Cross-Cultural Perspective, eds. Wulf Schiefenhövel & Helen Macbeth, 2011, pp 47-54. Malgré cet oubli, le chapitre reste fort instructif en ce que les textes distinguent les bières ordinaires des bières de bonne qualité livrées aux dieux et au roi. La production d’huile de sésame avec son matériel coûteux, ses pressoirs et ses objectifs dirigés vers la parfumerie, gérée par des professionnels convenablement rémunérés, se présente comme un des secteurs clés du palais. Quant aux cuisiniers, ils constituent, il est bon de l’avoir noté, « une corporation de professionnels reconnus attachés spécifiquement aux temples ». Si étrange que cela paraisse, cette économie du « Royaume de la Mer » est essentiellement un domaine « terrien ». Dans ce royaume, en effet, point de bateaux ? Pas de pêche ? Pas même de poissons ? Le lecteur s’interroge.
Le chapitre 6 traite de la vie religieuse et des cultes à l’intérieur du palais. Sans grande surprise, la documentation s’inscrit dans la tradition locale. Divinités et fêtes (ex. la fête des torches, p. 204) apparaissent semblables à celles documentées dans le sud de la Babylonie, à Larsa, à Babylone ou à Suse. Les listes d’offrandes placent les grands dieux en tête : Anu, Enlil, Ninurta, Sîn, Shamash et Adad. Les sacrifices ont lieu sur la terrasse du temple, au palais ou bien aux portes de la cité. Dans cette perspective a lieu le banquet du soir, en lien avec les lunaisons (nouvelle lune, premier quartier, pleine lune), qui requiert des offrandes de béliers, de gâteaux de dattes, crème, etc. : un cérémonial qui rappelle en somme les « repas du roi » si bien documentés dans le monde syro-mésopotamien.
Avec ces données abondantes et détaillées, l’auteure a fourni un travail utile. L’ouvrage est impressionnant par la présentation des textes qui peuvent aisément être négligés s’ils ne sont pas regroupés et mis en perspective selon les règles de l’histoire. Il ressort au total un tableau clair de cette documentation quatre fois millénaire.
Table des matières
Frontmatter (p. I-IV) Preface (p. V-VI) Contents (p. VII-XII) Tables and Figures (p. XIII-XIV) Conventions and Abbreviations (p. XV-XVI) 1. Introduction (p. 1-19) 2. The Sealand I in Babylonian historiography (p. 20-59) 3. Geographical and chronological considerations (p. 60-85) 4. A political history of the Sealand kingdom (p. 86-125) 5. The Sealand I palatial economy (p. 126-182) 6. The Sealand I panthea and religious history (p. 183-236) 7. Conclusion (p. 237-240) Appendix 1: BKL A and Babylon I-Sealand I synchronism (p. 241-247) Appendix 2: Sealand I year names (p. 248-250) Appendix 3: Text numbers corresponding to Table (p. 251-252) Bibliography (p. 253-274) Indexes (p. 275-292)
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |